Chapitre 13 : Tatiana
Lundi matin, huit heures, je suis sur la route, direction le boulot, et le moins que l'on puisse dire, c'est que je n'ai pas la moindre poussière de motivation. Cramponnée à mon volant, je me refais le film de mon week-end sur le rythme entêtant, bien que les paroles soient moins joyeuses, de Don't speak, du groupe No Doubt .
Mon samedi avait été un véritable cauchemar. Quand mon père avait appris les événements de la veille, il était entrée dans une colère noire. Lui qui est habituellement d'un calme olympien, il semblerait que le fait de toucher à sa fille unique l'ait fait sortir de ses gonds.
— Je vais lui couper les couilles à ce salopard qui a osé toucher à ma fille ! avait-il hurlé dans le commissariat.
Ce n'était pas très professionnel, mais je crois que son boulot de père avait pris le dessus sur celui de l'avocat.
— Monsieur, s'il vous plaît, vous êtes dans un espace public, avait essayé de le raisonner la policière chargée de l'accueil.
— J'en ai rien à foutre, avait-il enchaîné de plus belle. Je veux parler à votre supérieur.
Après un temps d'attente interminable, qui avait eu le don de faire monter encore plus la colère de mon paternel, nous avions été reçu par un agent tout à fait charmant. Une montagne de papiers et de discussions plus tard, nous ressortions sans grandes convictions quant à la suite des hostilités.
J'avais passé la journée de dimanche à dormir et à regarder Netflix avec mon père, oubliant complètement le reste du monde. Ce n'était que le soir venu que j'avais pris connaissance des différents messages et appels manqués. Leya, Astrid, Vanina, Tanya, Liam.... tous avait cherché à prendre de mes nouvelles, mais je ne m'étais pas senti la force de leur répondre. Reposant mon portable sur ma table de nuit, j'avais fini par m'endormir en plein épisode de Teen Wolf.
Alors que je me gare sur l'une des places qui composent le maigre parking du service, je constate que Leya et Astrid sont déjà en train de discuter, adossées contre la Fiat Punto jaune de la grande blonde. Je sors de mon véhicule et m'approche doucement d'elles, pour ne pas les couper dans leur conversation, d'autant plus que j'en perçois quelques brides.
— Je n'ai eu aucune nouvelle non plus, répond Astrid alors que je m'approche dans son dos, elle aurait pu nous répondre quand même.
— Coucou !
Je les surprends, faisant ainsi sursauter l'éducatrice qui pousse un petit soupir. J'enchaine :
— Vous allez bien ?
Elles me regardent toutes les deux, comme si un extraterrestre venait de se poser devant elles. Après la surprise, c'est la colère qui se lit dans leurs yeux.
— C'est plutôt à toi de nous le dire, s'agace Leya, en croisant les bras. On attend toujours une réponse à nos messages d'hier. On s'est inquiétées.
"Oups" fait innocemment ma conscience, en mettant sa main devant la bouche.
Je fais la moue et leur réplique :
— Désolée ! J'ai passé l'après-midi du samedi au commissariat avec mon père et hier, je n'ai fait que dormir. Autant vous dire que je n'ai pas vu le temps passer.
D'un air entendu, elles semblent se satisfaire de ma réponse.
— Alors, ils t'ont dit ce que ce sale type encoure ? s'intéresse Astrid.
— Je crois qu'ils ont parlé de cinq ans de prison et de soixante-quinze mille euros d'amende, expliqué-je en haussant les épaules. Enfin, c'est ce qui est écrit dans la loi ! Mais dans les faits, comme je n'ai pas de marque physique et qu'il ne m'a pas menacée avec une arme, il se pourrait que ce soit classé sans suite.
— Quoi ? Mais c'est ignoble, s'indigne Leya, dont la colère est perceptible dans le regard.
— C'est ce que mon père a dit aussi, rétorqué-je, en m'avançant vers les portes du service. A priori, ils vont se mettre à la recherche de témoins, mais je n'ai pas la certitude qu'ils vont obtenir quoi que ce soit, d'autant plus que le type est sorti de garde à vue depuis samedi soir. Personne n'a bronché vendredi, je ne pense pas qu'une âme charitable se pointera pour plaider ma cause.
— La justice est tellement mal faite, peste Astrid.
La conversation continue ainsi le temps que l'on se change et elle s'intensifie à l'arrivée de Vanina. Mes trois collègues débattent un moment sur l'intérêt des lois et leurs mises en application. De mon côté, je préfère ne pas y prendre part et oublier toute cette histoire. Le principal est d'avoir fait le nécessaire, le reste n'est plus de mon ressort. J'ai eu de la chance, alors autant passer à autre chose, maintenant. Je ne suis pas de ceux qui vivent éternellement dans les moments passés. Et, avec ce genre de situation, il vaut mieux rapidement oublier.
Alors que nous nous installons dans l'entrée, prête à réceptionner les enfants qui vont arriver en taxi, Robin fait son apparition. Ses cheveux bruns légèrement décoiffés, comme à leur habitude, contrastent avec la tenue vestimentaire impeccable qu'il a mise aujourd'hui. Avec ce jean slim qui lui galbe les cuisses à la perfection, je me surprends à rêvasser de la façon dont son postérieur doit être moulé. Et sa chemise ajustée, blanche à motif floral, semble avoir été taillée pour lui. Dans un mouvement complètement involontaire, je me mords la lèvre.
"HEY OH, ressaisis-toi ! " hurle ma conscience en agitant ses bras tout frêles. "N'oublie pas que tu le détestes".
— Oh, Roxane, vous tombez bien, déclare-t-il, avec une pointe de soulagement palpable dans sa voix. Je voulais justement avoir de vos nouvelles avant l'arrivée des enfants.
Je ne sais pas ce qui me tire de ma rêverie: son regard presque inquiet ou le vouvoiement qu'il m'a adressé ?
"Non mais voilà autre chose ! " se consterne ma conscience. " Il va vraiment nous sortir la panoplie du parfait abruti ?"
Après un petit rire interne, je reviens à la conversation en cours.
— Merci pour cette attention, mais je vais bien, alors que le premier taxi s'avance vers l'entrée. Maintenant, si vous le permettez, j'ai du boulot qui arrive.
Il veut jouer ? Alors jouons ! De toute façon j'ai bien moins à perdre que lui. Je me jette sur le taxi, bien décidée à fausser compagnie à notre interne. C'est Tatiana qui en sort. Je saisis la valise que me tend le chauffeur et j'accompagne la jeune fille vers le vestiaire.
Alors qu'elle se dirige vers la salle de jeux, j'interromps sa course.
— Tu me suis jusqu'à la pharmacie, l'intimé-je gentiment en accompagnant mes paroles d'un signe de la tête en direction de la pièce énoncée.
— Mais pourquoi faire ? s'impatiente-t-elle en tapant du pied. Ce sont toujours les mêmes choses barbantes que l'on fait ici.
— Je ne vais tout de même pas te rappeler que tu as ta pesée tous les lundis, à chaque retour de week-end ?
Elle baisse la tête et me suit d'un pas non assuré. Tatiana souffre d'anorexie depuis sa plus tendre enfance, ce qui fait de la pesée un moment de grand stress pour elle. Actuellement, le protocole est de la peser avant et après le week-end, de surveiller son alimentation ainsi que ses aller/retour aux toilettes. En gros, on a parfois l'impression de la fliquer, ce qui est désagréable pour elle comme pour nous.
La pharmacie est une pièce assez grande où l'on retrouve une table d'examen, une toise et une balance d'un côté, une grande armoire qui contient les médicaments et le nécessaire pour les urgences "bobo" collée à un petit lavabo de l'autre. Au fond de la pièce se trouve un bureau sur lequel est positionné un ordinateur face à une chaise de bureau à roulette en simili cuir noire. Une grande fenêtre, placée derrière le fauteuil, donne une vue imprenable sur le jardin. C'est bien la seule pièce dans laquelle je me sente à l'aise. Les murs roses pastel fraîchement repeints et les dessins d'enfants affichés un peu partout donne à cette pièce tout le charme que l'on attend d'un service accueillant des enfants.
— Trente-quatre kilos huit-cent, annoncé-je en reportant les chiffres sur sa courbe de surveillance, c'est presque un kilo de moins que vendredi avant ton départ.
La jeune file se décompose à l'évocation de son nouveau poids.
— C'est ma mère, elle ne m'a fait bouffer que des légumes, explique-t-elle sèchement en se rhabillant.
En tentant de cacher mon agacement, je prends place sur le fauteuil de bureau.
— Pour commencer, tu vas parler autrement, jeune fille. Permet moi de te dire que si se nourrir uniquement de légumes pendant deux jours faisait perdre autant de poids, les régimes n'existeraient pas.
Elle s'assoit sur le siège qui me fait face, baisse la tête et joue avec ses ongles. Un long silence s'installe. Je me rapproche prudemment et pose une main bienveillante sur son épaule.
— Tu veux en parler ?
Toujours les yeux rivés sur ses chaussures, la demoiselle ne tarde pas à livrer ses peines.
— Je me suis fait vomir plusieurs fois ce week-end.
— Est-ce que tu veux bien me dire pourquoi ?
Elle lève la tête et je constate rapidement que son visage est mouillé par les larmes.
— Depuis qu'il y a ce nouveau bébé à la maison, je n'existe même plus ! crie-t-elle de colère. Je ne suis pas là de la semaine, et même quand je rentre, ils s'occupent de l'autre plutôt que de moi ! Ils ne me demandent jamais comment je vais, ce que je fais ou autre. En me bousillant la santé, ils se rappelleront peut-être que j'existe aussi.
La voix de la jeune fille se brise et elle finit en sanglots. Rapidement, je fais le tour du meuble en bois et la prends dans mes bras pour la consoler, mais elle se met à pleurer davantage. Sa peine me touche tellment, que je me mets à lui caresser les cheveux.
— Ce n'est jamais simple l'arrivée d'un nouveau bébé dans une fratrie.. Aussi bien pour les enfants que pour les parents. Il faut que chacun reprenne ses marques et trouve sa place et son rythme. Cela peut prendre un peu de temps, mais les choses vont finir par s'arranger.
— Mais avec eux, c'est toujours pareil, sanglote-t-elle contre ma blouse. Après chaque naissance, je me retrouve à devoir faire la baby-sitter de mes frères et sœurs pendant qu'ils sont deux à s'occuper du petit dernier. On est sept enfants, alors tu imagines un peu...
— Pas vraiment, avoué-je en toute sincérité, je n'ai pas eu la chance d'avoir un frère ou une sœur. Si tu le souhaites, on peut proposer de rencontrer tes parents pour discuter avec eux de votre quotidien.
— Pfff ça ne servirait à rien, ronchonne la jeune fille, déjà, ils ne viendraient pas à deux et puis à peine partis tout reprendrait comme avant. Je suis certaine qu'ils sont déjà en train de prévoir le petit huitième.
Je me sens totalement désemparée et dans l'impasse. Je ne suis là que depuis une semaine et je me retrouve seule à gérer une situation qui me dépasse totalement. En plus de tout le reste, j'ignore quel est le protocole à tenir, quoi dire, quoi faire. Je fais tout mon possible pour ne rien laisser paraître, mais intérieurement je suis mal à l'aise. Finalement, une idée me vient.
— On a un nouveau médecin, dis-je en pensant à notre interne. Il est jeune et dynamique, peut-être peut-il faire des miracles.
Je lui fais un clin d'œil, ce qui lui décoche un joli sourire.
— Tu m'autoriserais à lui parler de notre conversation ?
— D'accord, mais c'est toi qui lui en parle ! Leya est trop sévère.
Leya étant la référente de Tatiana, il est normalement de mon devoir de l'avertir de la situation pour qu'elle aille faire le lien avec le médecin.
— C'est parce que tu ne me connais pas encore, plaisanté-je. Tu verras dans quelques semaines si je suis toujours aussi gentille. Quoi qu'il en soit je vais en parler avec elle et, si elle est d'accord, j'irai voir l'interne.
La jeune fille me saute au cou, le sourire aux lèvres.
— Merci, Roxane.
— En attendant, tu connais le contrat, comme tu as perdu du poids, pas d'accès aux toilettes ni à la salle de bain sans la supervision d'un adulte.
— Oui, Roxane, répond-elle machinalement avant de sortir.
Une fois la demoiselle partie, j'écris le résumé de cet entretien dans son dossier et je pars à la recherche de ma collègue.
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