Chapitre 27 : Père et fille
En arrivant dans la grande allée qui mène à la maison, j'ai le plaisir de constater que mon père est, enfin, de retour.
Son séjour s'était largement prolongé puisque mercredi, jour où il était sensé rentrer, il m'annonçait que son dossier avait pris une nouvelle tournure et que, de ce fait, il lui fallait revoir toutes les pièces maîtresses de sa plaidoirie. Résultat au lieu d'être absent un week-end, il est parti pour plus d'une semaine.
Du coup, je suis bien contente d'avoir réussi à éviter l'invitation de Robin pour ce soir, comme ça je vais pouvoir profiter de mon petit papounet. Je sais que l'on n'est pas toujours sur la même longueur d'onde, mais il est la personne la plus importante de ma vie. Et, avouons-le, il est aussi de bon conseil.
— Je suis rentrée, informé-je à voix haute, en rangeant mes chaussures dans le grand placard de l'entrée. Papa ?
Des pas lourds se font entendre à l'étage et, deux secondes plus tard, mon père dévale les escaliers quatre à quatre. Je n'ai pas le temps de faire quoi que ce soit, qu'il se précipite pour me prendre dans ses bras.
— Je suis tellement heureux de te retrouver, Roxane, se confit-il, en m'enlaçant tendrement. Tu m'as beaucoup manqué. C'était dur d'être loin alors que je savais que tu n'allais pas bien. J'espère au moins que cette semaine s'est mieux déroulée ?
Alors qu'il me dévisage de ses deux yeux azur, comme pour sonder la moindre de mes réactions, il comprend rapidement, sûrement à cause de ma tête contrariée, que ce n'est pas la cas. Sans rien ajouter, il m'accompagne jusqu'à la cuisine, puis me propose d'en discuter autour d'un thé, préparé par Florence.
Les yeux rivés sur les cercles que trace ma cuillère dans l'eau colorée de l'infusion, je me lance dans le récit de ma semaine improbable. Je lui explique la situation de Dimitri, sans trop de détails et sans le nommer, et lui raconte tout ce que l'on a dû entreprendre comme investigation avec « l'interne ». Je lui parle de ma collègue Marina, qui n'a de cesse que de me mettre plus bas que terre et des réactions, ou absence de réactions, de mon cadre.
— Et toi tu es sûr que tu n'as rien à te reprocher ? s'enquiert-il maladroitement. Parce-que sinon je...
— J'en suis certaine, le coupé-je frustrée, avant qu'il n'ajoute de nouveaux soupçons à sa phrase. Je n'ai pas fait trois ans d'études pour tout bousiller en trois semaines. Et puis, comme je te l'ai dit, il n'a qu'un cachet d'un seul médicament par jour ! Difficile de se tromper.
— Je te crois, Roxane. Je veux simplement que tu saches que si tu as le moindre problème, tu peux m'en parler.
J'obtempère, la mine semi-boudeuse, et prend une grande gorgée de thé avant de m'attaquer au plus gros morceau de l'histoire.
— Le problème majeur ne vient pas vraiment de ce petit garçon, avoué-je, les yeux fixés dans le vide. J'ai couché avec l'interne de mon service.
"Ah bah bravo, Roxane ! " me félicite faussement ma conscience "tu vas te prendre une belle soufflante".
Les mots me sont sortis en même temps que le courage m'est venu, du coup, je n'ai pas fait attention que mon père est, lui aussi, en train de boire son thé. De surprise, il a tout recraché telle une fontaine. Bien que je sois tentée de rire de la situation, sa tête désapprobatrice annonce déjà la couleur.
— Vous vous êtes protégés au moins ?
Je ne m'y attendais pas à celle-là, c'est vraiment sa première préoccupation ? Je décide de jouer un peu avec ses nerfs, après tout il s'est absenté une semaine.
— On y a bien pensé, mais dans le feu de l'action, tu sais comment ça se passe ? Hop, hop,hop vite oublié le petit emballage.
Je tente de rester le plus sérieuse possible alors que je le vois se décomposer en face de moi. Son teint devient aussi blanc que ses cheveux poivre et sel. Finalement, je me ravise et reprends plus sérieusement.
— Papa, je prends la pillule depuis que j'ai seize ans à cause de mon acné trop prononcé. Et puis, s'il y a bien une chose que j'ai retenu de mes trois ans d'études, c'est que les MST sont de vraies petites saletés, donc il avait plutôt intérêt à emballer le paquet.
La mélancolie s'installe subitement sur son visage.
— Alors ça y est, tu es devenue une femme.
Il est rêveur, comme si le choc de l'annonce l'avait propulsé des années en arrière. De mon côté, je tentes de le ramener à la réalité.
— Papa, j'ai vingt-et-un ans ! Ce n'est pas ma première fois, c'est juste la première fois que je t'en parle.
Son regard est dans le vide, il a l'air encore plus lointain. Il semblerait qu'il ait pris un ticket « aller simple » pour le train du souvenir.
— Papa, répété-je en agitant mes mains devant ses yeux, tu es avec moi ?
Il semble se ressaisir.
— Enfin, tu sais que coucher avec un collègue de boulot ça peut t'apporter des ennuis ?
" Tiens, l'avocat est de retour " constate ma conscience, en croisant les bras.
— Oui, je sais ! C'est bien pour ça que j'ai tout arrêté avec lui.
Il semble soulagé.
— Bien donc le sujet est clos, conclut-il en savourant la seconde gorgée de son thé à la menthe.
La précipitation dont fait preuve mon père pour changer de sujet me blesse. Mes yeux s'embuent face au peu de tact de mon paternel. Je me vexe.
— Pour une fois que je te parle un peu de ma vie intime, tu balayes le sujet d'un revers de la main. À l'avenir, ne viens plus te plaindre si je ne te raconte plus rien.
Alors que je me lève précipitamment, il se positionne face à moi, pour stopper ma course, et me prend dans ses bras.
— Je suis désolé, me réconforte-t-il, en me caressant les cheveux. Je ne voulais pas te blesser ma chérie. Alors, dis-moi pourquoi cette histoire avec ton interne te touche autant ?
La réponse me vient sans même réfléchir.
— Parce que les sentiments s'en sont mêlés.
Je fonds en larme contre le pull en cachemire de mon père. Jusque-là, j'espérais que tout ne soit qu'un mauvais rêve et que je finirais par me réveiller. Au fond, je ne sais même pas comment j'ai eu le temps de développer des sentiments pour le beau brun. J'ai plus l'impression d'avoir passé mon temps à m'engueuler avec lui qu'autre chose. Bien sûr, il y a cette attirance physique, qui fait que je perds totalement la raison quand je suis en sa présence, mais ce n'est pas ça qui forge les sentiments. Alors comment j'ai pu en arriver là ?
Blottie dans les bras de mon père, j'ai cette soudaine impression que tout va s'arranger. Son calme, ses paroles réconfortantes et sa main qui joue dans mes cheveux ont pour effet de m'apaiser. Je me ressaisis, essuie mes larmes et m'installe pour finir mon thé. Chacun reprend sa place et le sujet divague. D'humeur bavarde, mon père s'est lancé dans le récit de sa semaine. J'ai toujours aimé avoir ses anecdotes de déplacements. Il lui arrive toujours quelque chose de drôle. Je me souviens, une fois, il m'avait raconté que dans l'un des hôtels où il était hébergé le temps d'un séjour, l'hôtesse d'accueil s'était trompée dans les réservations et lui avait refilé la suite nuptiale pour lui et un de ses collègue. Ils ont eu le droit à tous les clichés romantiques pendant leur séjour. Autant dire que ça a fait jazzer un bout de temps au cabinet. Cette fois-ci, pour ma plus grande déception, rien de croustillant, juste un dossier important qui s'éternise.
— Il va sûrement falloir que j'y retourne rapidement, m'annonce-t-il, l'air gêné. Le dossier est loin d'être fini et on me met une sacrée pression pour que j'avance rapidement dessus.
— Pas besoin de te justifier. Je suis grande maintenant, tu sais ! Et puis Florence me fait toujours de bons petits plats quand tu n'es pas là.
Il esquisse un demi-sourire, l'air triste.
— Je n'ai pas toujours été un très bon père, constate-t-il avec une déception franche. Toutes ces absences m'ont fait louper tellement de choses. Te voilà femme alors que j'ai l'impression que c'était hier que je t'ai tenu dans les bras pour la première fois.
Un rictus se dessine au coin de ses lèvres.
— Tu étais un si petit bébé que, quand la sage-femme s'était approchée pour te donner à moi, j'avais attendu le regard approbateur de ta maman, qui avait immédiatement su me rassurer. Une fois que je t'ai eu auprès de moi, je ne voulais plus te quitter. Et pourtant, aujourd'hui, je passe plus de temps loin de toi que je ne le voudrais.
Que de nostalgie ! C'est tellement rare que mon père évoque le passé de la sorte. Depuis la mort de ma mère, j'ai toujours eu l'impression qu'il se contente d'aller de l'avant, sans jamais évoquer ses souvenirs. C'est bon de partager un peu de sa mémoire.
— Ne t'en fais pas, mon p'tit papa, le réconforté-je à mon tour, en allant à sa rencontre. Tu as peut-être loupé des moments clés, mais tu en as vécu plein d'autres. C'est ça aussi être parent.
Je n'ai pas le temps de lui remonter davantage le moral que Florence nous interrompt.
— Mademoiselle, vous avez de la visite.
Elle s'efface, laissant place à ce grand brun au regard si intense. Un vent de panique me gagne. Comment ose t-il avoir le culot de se pointer chez moi, alors que mon père est là ?
Toujours accroupie face à la chaise de mon père. Je me relève d'un bond.
— Eh bien, chérie, fais donc les présentations, s'empresse de demander mon père, d'un ton jovial.
L'air me manque alors que je joue avec mes mains. Les yeux rivés sur le sol, je ne suis vraiment pas à mon aise.
— Papa voici Robin, Robin mon père, présenté-je rapidement.
— Je suis un collègue de Roxane, ajoute Robin.
Malheur sur moi, il n'en faut pas plus à mon père pour raccrocher les pièces du puzzle.
— L'interne je suppose, déduit mon paternel.
Son ton froid me liquéfie sur place. Robin valide d'un hochement de tête.
— Si vous lui brisez le cœur, je vous brise les noix, compris ?
Il quitte la pièce, nous laissant Robin et moi dans un silence de mort. La dernière phrase de mon père tourne en boucle dans ma tête. Il ne pouvait pas me faire plus honte qu'à cet instant précis.
Lorsque je finis, enfin, par poser les yeux sur mon invité inattendu, je ne peux m'empêcher de le scruter de bas en haut. Polo Lacoste bleu clair, chino bleu marine et Stan Smith blanches, comment a-t-il eu le temps de se changer depuis que l'on s'est vu au travail ? Dans toute cette harmonie vestimentaire, seuls ses cheveux bouclés, éternellement en bataille, floute la vue presque parfaite qui se présente à moi.
"Tu parles, c'est ce que tu préfères chez lui" me corrige ma conscience, " C'est ce petit plus qui fait son charme".
Je dois bien admettre qu'elle a raison. Les mecs trop propres sur eux n'ont jamais été ma tasse de thé. Si je dois qualifier mes ex, je dirais que s'étaient des "écorchés". Ces hommes qui se disent "bad boys" car il n'ont pas eu une enfance facile mais qui ne font rien pour changer leur avenir. Il est clair qu'à côté, Robin, n'a rien à leur envier.
Quand je reprends conscience de sa présence dans ma cuisine, je m'agace.
— Qu'est-ce que tu fiches chez moi ?
— Tu me dois un verre tu te souviens.
Son air presque innocent, ne calme en rien la tempête qui se crée dans mon fort intérieur.
— Je n'ai pas souvenir de te devoir quoi que ce soit et, en plus, je n'ai rien accepté, rectifié-je agacée.
— Et tu n'as pas refusé non plus, ajoute-t-il malicieusement.
" Et 1-0 pour l'interne " se moque ma conscience. J'ai parfois l'impression qu'elle se joue de moi.
J'ignore si c'est le fait que ma conscience se ligue contre moi, ou le manque de culot de l'interne, mais je vois rouge.
— Et donc tu t'es dis "Tiens si j'allais faire chier un peu plus Roxane, après tout sa semaine a été hyper tranquille et, comme elle a pas dis non, oh bah je vais me pointer chez elle". C'est ça , hein ! Et après quand tu as vu la voiture de mon père tu t'es pas dit que ce n'était pas le bon moment ? Non bien sûr, Robin, il ne réfléchit jamais aux conséquences. Robin, lui, borné comme il est, il ne pense qu'à sa petite personne et à ses petites envies.
Plus je m'énerve et plus je me mets à gigoter dans tous les sens, si bien, que je m'épuise. Alors que je reprends mon souffle, le brun me regarde impassible, adossé à l'encadrement de la porte.
— Tu as fini ton spectacle ? rétorque-t-il en se redressant. Je peux en placer une ?
Son regard intense me coupe le sifflet mais accroît mon courage.
Je me précipite à sa rencontre et, à sa plus grande surprise, je le prends par le bras pour l'accompagner jusqu'à la porte. Il est hors de question que l'on hausse d'avantage le ton, alors que mon père est dans la maison. Dans ma course, j'attrape ma veste, qui est posée sur le meuble d'entrée. Sans donner la possibilité au grand brun de se débattre, nous nous retrouvons à l'extérieur.
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