Chapitre 28 : Douceur et PPE
Cela fait deux bonnes minutes que l'on se regarde en chien de fusil avec Robin. Lui, adossé au poteau du perron, et moi assise sur le petit canapé qui trône sous le porche. Il semblerait qu'aucun de nous ne souhaite briser le silence pesant qui s'est installé.
Pour ma part, je peste toujours intérieurement, qu'il ait osé s'imposer chez moi de la sorte. Il y en a qui ne manque pas de culot, tout de même. Jamais je n'aurais osé me pointer chez quelqu'un qui vit chez ses parents sans y être conviée.
Alors qu'il finit par ouvrir la bouche pour parler, je le coupe.
— Allons le boire ton verre, cédé-je en me relevant. Plus vite on sera partie, plus vite je serai revenue.
— Ton enthousiasme me va droit au cœur, balance Robin en mettant les mains sur sa poitrine, alors que je me chausse dans l'entrée.
Sans rien répondre je saisis mon sac et me dirige vers sa voiture.
Les quartiers résidentiels s'enchaînent à travers la vitre et mon attention divague d'une habitation à l'autre. Depuis notre départ de la maison, je n'ai pas prononcé un seul mot. La tension palpable qui règne dans l'habitacle me fait presque regretter d'avoir plié, une fois de plus, sous le poids de la tornade Robin. Je ne peux même pas compter sur la radio pour égayer un peu l'ambiance, car elle est en boucle sur les pubs depuis une bonne dizaine de minutes.
Cette ville, qui défile sous mes yeux, je ne la connais que trop bien. Elle m'a vu naître, elle a été le témoin de mes succès et de mes échecs mais, avant tout, elle abrite en son sein celle qui m'a mise au monde. Depuis vingt-et-un ans, je l'ai traversée de toutes ses ruelles étroites à ses avenues interminables. Du boulanger habituel au grand centre commercial qui a éclos récemment, rien ne m'a échappé. C'est un partage équitable : elle sait tout de moi et, moi, je connais le moindre de ses secrets.
—Tu comptes rester silencieuse longtemps, m'interpelle Robin alors qu'il conduit. Je ne t'ai pas obligé à venir. Si c'est pour avoir cette tête de cochon toute la soirée, tu pouvais rester chez toi.
D'instinct, un rire nerveux m'échappe.
— Si tu ne voulais pas me forcer la main, il ne fallait pas venir me chercher.
Il stoppe brusquement la voiture, provoquant les foudres du conducteur de derrière qui lui assène deux gros coups de klaxon.
— Alors sors, me lance-t-il énervé, en appuyant sur le bouton de déverrouillage des portes. Et débrouille-toi pour rentrer. Tes sautes d'humeur commencent réellement à me fatiguer. Je ne suis pas un jouet, Roxane ! Alors si tu es là par dépit, vas-t-en ! Je préfère mille fois rentrer chez moi.
J'ignore si c'est la colère ou l'orgueil, mais je le prends aux mots. Je connais la ville comme ma poche, je pourrais rentrer les yeux fermés.
— Parfait, répliqué-je en me libérant de la ceinture.
"Ton arrogance causera ta perte " me flagelle ma conscience, alors que je récupère mes affaires.
Je claque la porte et m'éloigne, presque à pas de course. Plus la distance augmente, plus les larmes perlent sur mes joues. Cette situation devient vraiment invivable. Je suis pleinement consciente du rôle que je tiens dans cette histoire, seulement, dans ce jeu du chat et de la souris, je suis le fromage qui se fait becter jusqu'à la dernière miette.
— Roxane !
Même perdue dans mes pensées, sa voix m'appelle. Depuis notre première rencontre, c'est comme si tout en lui venait me hanter pour brouiller toutes mes bonnes décisions.
— Roxane !
Alors que je réalise que le son est bien réel, sa main m'agrippe, m'incitant à me retourner, et ses yeux trouvent les miens. La seule chose qui me soulagerait serait d'y trouver autant de questions que je peux en avoir, mais rien. À la place j'y vois de la colère et de l'incompréhension. Un peu d'amour peut-être, mais je dois sûrement me fourvoyer. Comment peut-on aimer une femme aussi lunatique que moi ? Depuis le début, je ne fais que souffler le chaud puis le froid, c'est à s'y perdre.
Son regard passe de mes yeux à mes lèvres puis, une fraction de seconde plus tard, sa bouche s'écrase sur la mienne. Son baiser est tout l'opposé de l'animosité qu'il y a entre nous depuis le début de la soirée. Il est doux et tendre, comme un appel au laisser-aller. Mon premier réflexe est de combattre les envies qui m'envahissent. Mon corps se tend, mes mains se posent sur ses pectoraux, prêtes à repousser son corps musclé au cas où ma raison leurs en donnerais l'ordre, mais rien ne vient. Je suis incapable de me décoller, de résister à cet homme qui a pris possession de mon être. Alors, je ploie sous le poids des sentiments forts qu'il fait naître en moi et je m'abandonne à lui. Après un baiser ardent, c'est finalement Robin qui finit par rompre le contact entre nos bouches.
— Tes règles seront les miennes, souffle-t-il contre mes lèvres, dans une détresse palpable. Te détester est la chose la plus difficile que j'ai eu à faire, te perdre serait un supplice.
Je reprends ma respiration, tout en intégrant ses paroles dans mon cerveau. Est-ce que ça signifie que...?
— Oui j'accepte ! Je préfère mille fois jouer les amants secrets que de devoir renoncer aux sentiments que j'ai pour toi. C'est ce que je t'aurais dit plus tôt, si tu n'avais pas joué les entêtées.
Mon cœur se serre, je fais un bond et atterris dans ses bras. J'enroule mes jambes autour de sa taille dans un échange langoureux. Je n'aurais jamais pensé qu'une phrase si simple puisse m'apporter tant de joie.
Le reste du week-end m'a paru bien futile à côté de cette pause douceur. Mon père n'a pas jugé bon de revenir sur l'intrusion de Robin chez nous et, de mon côté, je me suis bien gardée de lui dire que c'est reparti pour un tour. Avec tous les sms qui ont fusé, je pense qu'il doit quand même se douter de quelque chose. Enfin, quel plaisir d'avoir pu passer un week-end entier avec mon paternel. Il y avait tellement de chose que l'on n'avait pas faite depuis un long moment, comme une simple soirée télé.
Ainsi, c'est le cœur léger que j'entame ma troisième semaine du matin. Je flotte dans l'entrée, comme si un nuage me portait jusqu'aux vestiaires.
— J'en connais une qui a eu son compte ce week-end.
Leya me fait face, ses yeux pleins de malice.
— Et bah même pas, figure-toi. Je suis simplement hyper heureuse d'être de retour avec vous.
Je lui réplique un clin d'œil et enfile le haut de ma blouse. Ce que les autres ignorent ne me fera pas de tort. Elle semble d'abord perplexe puis, après un temps de réflexion, elle finit par afficher son plus beau sourire.
— C'est sûr qu'avec cette dragonne, l'ambiance devait être nettement moins détendue.
Nous rigolons alors qu'Astrid et Vanina entrent dans la pièce. Quel plaisir de les voir. Je ne retrouverais pas d'aussi bonnes collègues que ces trois-là, quand j'aurais quitté le service. Alors qu'elles finissent de se préparer, je leur raconte quelques anecdotes de la semaine passée, puis nous nous dirigeons vers l'entrée.
Les premiers enfants arrivent et le travail reprend vite ses droits. À première vue, ils n'ont pas tous passé un aussi bon week-end que moi.
— Roxane, téléphone ! crie Astrid depuis la pharmacie.
C'est elle qui est en charge de l'accueil de Tatiana aujourd'hui.
— OK, annoncé-je à voix haute, je prends dans le bureau des médecins !
Au regard de l'agitation autour de moi, même la pièce la plus reculée du service ne sera pas assez éloignée pour être au calme. J'entre dans le bureau, ravie de constater qu'il est vide, je décroche le combiné, fais la manipulation pour récupérer l'appel et met le haut-parleur.
— Oui bonjour, Roxane Touerya, infirmière du service.
Une présentation succincte pour l'inconnu du téléphone.
— Bonjour, je suis Madame Prabiot, la référente PPE de Dimitri.
Mais que peut bien me vouloir le Pôle Protection de l'Enfance ?
— J'ai été navré d'apprendre par le Foyer, et non par vous, la situation actuelle de ce jeune, me foudroie sèchement la voix du téléphone. De ce fait, nous suspendons les soins pour cette semaine. Dimitri restera au Foyer en attendant que l'enquête soit terminée.
Non mais elle n'est pas sérieuse ? Depuis quand le PPE se mêle des soins ? Ils ont déjà du mal à suivre leurs dossiers correctement, et ils viennent nous faire la morale ? Foutaise !
— Non mais attendez, vous ne pouvez pas le retirer des soins en claquant des doigts, m'impatienté-je. Il a des habitudes, des rituels et puis il a aussi des temps scolaires. Vous allez chambouler tout ça juste parce qu'on ne vous a pas prévenus de la situation ?
Robin arrive sur l'entrefaite, l'air réjoui. Son humeur bascule vite en prenant connaissance de la discussion en cours. Il s'avance et me fait un bisou dans le cou, profitant que personne d'autre ne soit là, et s'invite dans la conversation.
— Bonjour, madame, Robin Escurti, interne du service en charge du dossier de Dimitri. J'aimerais connaître les motivations du PPE quant au fait de ne pas nous l'envoyer.
— Et bah il a été drogué chez vous, lance-t-elle naturellement. Il vaut donc mieux lui éviter un nouveau traumatisme et attendre la fin de cette enquête.
Avec Robin nous échangeons un regard surpris. À part le personnel interne au service, personne n'est censé savoir pourquoi il y a une enquête en cours. Cela ne devait être révélé que lorsque l'on aurait le fin mot de l'histoire. Alors, comment le foyer a-t-il pu le savoir ?
— Écoutez, madame, j'ignore comment vous avez ses informations, réplique mon beau brun, furieux. Mais, sachez qu'il y a autant de risque que ce soit au Foyer que cela se soit passé. Alors maintenant vous allez faire quoi ? L'emmener chez vous pour être certaine de sa sécurité ?
Wow, j'ai beau l'avoir mis en colère plus d'une fois, je n'ai jamais vu Robin aussi contrarié. Je suis toujours subjuguée de constater la passion qu'il met dans son métier. Si seulement cela pouvait être mon cas, je me lèverais avec beaucoup plus de facilité le matin. En tout cas, sa petite tirade semble avoir eu l'effet escompté puisque notre interlocutrice se fait moins virulente.
— Non, se contente-t-elle de répondre. Il est clair que je ne peux pas faire une chose pareille.
— Très bien ! Alors soit, vous nous l'envoyez dans la journée, soit j'appelle l'inspectrice en charge du dossier et je lui dis ma façon de penser !
Il raccroche sans lui laisser le temps de répondre. Il souffle un grand coup et me prend dans ses bras.
— Bonjour quand même, murmure-t-il à mon oreille avant de poser un chaste baiser sur mes lèvres, tu as passé un bon week-end ?
— Reposant, réponds-je en me libérant de son étreinte, et toi ?
— Disons que j'aurais préféré qu'il soit un peu plus dynamique. D'autant que, depuis très récemment, j'ai une petite amie d'enfer.
Il m'a vraiment qualifié de « petite amie » ? Ouah mon cœur s'emballe. Je me fais violence pour résister à la fougue qui s'empare de moi.
— Allez, on a du boulot, lui dis-je, en claquant son joli fessier. Et ce n'est pas une mince affaire qui nous attend.
La semaine promet d'être particulièrement barbante. Et puis, pour ne pas simplifier les choses, en plus de l'enquête, il va nous falloir trouver qui a brisé le secret médical en révélant la situation au PPE.
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