Chapitre 29 : Amour et Consentement
Après plus d'une heure d'entretien, j'ai trouvé le maître incontesté de Marina. Cet enquêteur est vraiment le pire bonhomme que je n'ai jamais rencontré. Rien, sur son visage ou dans son comportement, ne donne envie d'être amical envers lui. Il est la caricature même de l'emploi : petit, bouffi, avec un début de calvitie lui donnant l'air bien plus vieux et plus sévère. Sa grosse mallette en cuir marron, pleine de documents en désordre, est fièrement dressée à ses côtés.
Tout ce temps, il n'a pas arrêté de s'adresser à moi comme si j'étais le suspect numéro un dans une affaire de meurtre. Je suis même certaine qu'il était à deux doigts de me sortir la phrase bateau « Nous avons les moyens de vous faire parler ». Heureusement, j'étais bien accompagnée et mon bel interne a su contrer ses attaques et commentaires déplacés. Nous devons quand même lui fournir tout un tas de documents, un code d'accès au dossier patient de Dimitri (ou la version papier ) et un nouvel examen sanguin.
— Je suis vidée, soufflé-je, en sortant de la salle de réunion. Je crois que l'on ne pouvait pas tomber sur pire personne que cet homme-là.
Robin, dans un élan spontané, va pour me prendre dans ses bras mais, se ravise en prenant conscience que l'on est dans le couloir et que l'on risque de croiser quelqu'un.
— On va vite lui donner ce qu'il veut et ciao bello, réplique-t-il, en se frottant les mains comme si elles étaient poussiéreuses.
Entre la frustration de ne pouvoir me toucher, et l'enquêteur chipoteur, l'agacement de mon beau brun se ressent à dix kilomètres à la ronde. Un coup d'œil furtif dans tous les sens, et je pose rapidement mes lèvres sur sa joue imberbe. En un rien de temps, je vois ses épaules se détendre et un rictus se dessiner sur ses lèvres. Si nous n'étions pas au boulot, j'aurais déjà pris sa bouche d'assaut tellement il est craquant avec ce sourire niais.
Au lieu de ça, je jette un coup d'œil sur ma montre et je constate, avec étonnement, qu'il est déjà midi passé. Sans dire un mot à mon acolyte, je m'apprête à aller rejoindre le groupe pour le repas thérapeutique quand Marina déboule.
"J'avais oublié qu'elle était là, elle " se plaint ma conscience.
Comme Eugène est en congés, Lucas n'a rien trouvé de mieux que de le remplacer par ma pire ennemie. Youpi, c'est la fête dans ma tête ! Il paraît que c'est pour "améliorer les relations entre nous" mais, sans vouloir être médisante, je crois que c'est peine perdue. Entre la dragonne et moi, il y a une incompatibilité totale.
— Salut les tourtereaux, alors ça gaze ?
Je reste interdite face à cette réplique. Pourquoi j'ai toujours l'impression que l'on lit en moi comme dans un livre ouvert ? Suis-je vraiment si peu discrète ou suis-je parano ? Je l'ignore, mais, quoi qu'il en soit, je fais de mon mieux pour camoufler ma tête de "Je plaide coupable ! Je me tape l'interne". Heureusement pour moi, Robin ne semble pas vouloir laisser passer sa remarque.
— Excuse-moi Marina, intervient-il, calmement. Au vu de tes récents problèmes de comportements, je ne pense pas que Lucas serait très content de devoir te convoquer dans son bureau une nouvelle fois. Je ne suis pas dans sa tête, mais reprendre constamment la même personne pour des problèmes de conduite, ce ne doit pas être une partie de plaisir.
Elle blêmit.
— Oh ça va, on ne peut rien dire avec vous ! En fait, vous iriez bien ensemble ! Miss chouineuse et Monsieur susceptible.
" Si elle savait" ricane ma conscience.
Elle nous quitte aussi vite qu'elle est arrivée mais je sens que cette histoire est loin d'être terminée. Un dernier regard pour le bel interne et je la suis à travers les longs couloirs de l'unité. Je m'active, n'ayant aucune envie de lui donner davantage de munitions pour me critiquer.
Quand je rejoins la salle de repas, c'est Tchernobyl.
— Roxane, dieu soit loué...
Leya, qui m'interpelle d'une voix reconnaissante, est en train de contenir Bastien au sol. De son côté, Lucas maintient une Tatiana enragée, Astrid tente de calmer Yvan qui veut se jeter sur les plats car la nourriture n'arrive pas assez vite jusqu'à son assiette et Vanina, toujours aussi calme, ouvre les barquettes. À la voir, on pourrait croire que le monde pourrait effondrer autour d'elle, elle resterait impassible.
Surprise par la scène qui se joue sous mes yeux, je ne peux m'empêcher d'intérroger les forces en présence.
— Je peux savoir ce qu'il se passe ?
Je porte secours à Leya, qui a du mal à contenir le jeune et qui subit ses coups.
— Bastien n'a rien trouvé de mieux à dire à Tatiana que la mayonnaise du Surimi allait la rendre "bouboule".
— La gentillesse te guette, Bastien, ironisé-je bêtement. Tu sais pourtant que vous n'êtes pas là pour vous juger les uns et les autres.
Le jeune garçon qui se débat, ne semble pas très enclin à nous écouter. D'un commun accord, nous décidons de le sortir de force de la salle à manger, pour permettre aux autres de commencer le repas. D'autant plus que tous les enfants ont les yeux rivés vers nous, comme si nous leurs offrions le spectacle de l'année.
— Bien, commencé-je fermement, une fois dans le couloir. Maintenant deux possibilités s'offrent à toi jeune homme ! Sois tu te calmes, tu nous écoutes et tu retournes manger. Soit le repas est fini et tu vas rester en chambre jusqu'à la fin des transmissions.
Le garçon me regarde les yeux ronds, comme choqué par mon annonce.
— Tu n'oserais pas, vérifie-t-il inquiet. Vous ne pouvez pas nous priver de repas.
Je lance un regard complice à la jolie brune.
— Oh nous n'oserions pas, nous, Leya ? Tu m'avais pourtant dit qu'ici les enfants c'est, soit ils filent droit, soit on les prive de tout non ?
Ma collègue, visiblement amusée par la situation, entre dans mon jeu.
— Bien sûr que si, Roxane ! Je crois que l'on a oublié cette précision lors de l'admission de Bastien.
Nous tentons tant bien que mal de garder notre sérieux face au visage défait de notre proie. Il semblerait que cette diversion ait fonctionné, car il se calme en moins de deux. Nous reprenons avec lui ses dires et son comportement, en appuyant sur le fait que chacun est là pour une bonne raison.
Après de plates excuses faites par Bastien à Tatiana, je me retrouve attablée avec cette dernière et Kamy. Girls power ! Évidemment, après la réflexion de Bastien, il a été très compliqué de faire manger la jeune fille. Elle s'est rationnée sur quasiment tout. C'est finalement son acolyte de tablée qui brise le silence.
— Tu sais que si tu ne prends pas des forces, tu seras toujours nulle au lit, pas vrai Roxane ?
— Kamy, m'étranglé-je, alors que ma bouche est pleine. Je ne pense pas que ce soit un détail vraiment pertinent.
Je dévisage maladroitement la gamine de neuf ans qui me fait face. Le teint mat, le visage creusé, des boucles serrées couleur de jais qui forment un carré qui s'arrête au dessous de ses oreilles, les yeux d'un noir profond qui semblent avoir perdu toute la lueur que l'on peut trouver chez une enfant de son âge. Une de plus à qui l'on a volé son enfance bien trop tôt.
— Bah quoi, réplique la gamine innocemment. Quand mon beau-père m'a violée, je n'avais pas mangé et après il m'a dit que j'étais nulle...
La conversation m'échappe.
— ... Du coup maintenant je mange tout le temps, comme ça s'il recommence, je serais plus en forme.
Ces propos me sidèrent. Comment peut-on tenir un tel discours à cet âge ?
— Écoute, Kamy, commencé-je nerveusement. Crois-moi si je te dis que tout n'est pas si simple.
Je n'ai jamais été très à l'aise avec ce sujet. Avec mes amis de lycée, je me gardais bien d'intervenir quand les conversations prenaient cette direction, sauf que là je ne peux pas me dérober.
— Tout d'abord, ce qui t'es arrivé est extrêmement grave et surtout, c'est puni par la loi. Un adulte ne peut avoir ce genre de pensée, envie ou acte envers un enfant. Ensuite, même entre adultes, il y a des règles : il faut que les deux personnes soient consentantes. C'est-à-dire qu'elles soient d'accord toutes les deux.
— Mais pourquoi les enfants ne peuvent pas, eux aussi, avoir ce plaisir là, questionne Kamy, déçue ? Les adultes ont le droit de faire plein de choses cool alors que les enfants, non.
Me voilà partie dans l'explication de ce qu'est un adulte et, a contrario, de la place de l'enfant dans notre société. Plus je parle, plus j'ai l'impression de m'empêtrer dans du sable mouvant. En tout cas, je peux au moins me réjouir d'avoir l'attention des deux filles. Je ne les avais jamais vue aussi captivées par les propos d'un adulte, qu'actuellement.
— Du coup il faut attendre d'être majeur et d'avoir dix-huit ans pour faire plein de choses, me coupe Tatiana.
J'acquiesce, me gardant bien les d'explications superflues sur la majorité sexuelle. Je ne veux pas aggraver mon cas.
— Donc je dois attendre d'avoir cet âge-là pour que mon beau-père recommence, interroge la petite brune, une pointe de déception perceptible dans sa voix ?
La tournure que prends cette conversation me gêne de plus en plus. Comment trouver les bons mots pour expliquer des choses que moi-même j'ai du mal à comprendre. C'est vrai ! Il suffit de regarder ma vie sentimentale actuelle pour comprendre que je ne suis clairement pas la mieux placée pour en parler .
" Désolée, Roxane, mais tu ne peux pas te défiler." me rappelle ma conscience alors que je cherhce encore mes mots. " Donc lances-toi vite avant que ces deux gamines ne te prennent pour une folles qui les regarde avec un sourire niais ".
— Ce n'est pas si évident que ça, les filles. Déjà, il est interdit de faire ça avec ses parents. Ensuite, le but premier de cet acte est, normalement, de faire des bébés. Enfin, au fur et à mesure que la femme est devenue libre face à l'homme, c'est devenu un moment d'amour.
— BEURK, interviennent les deux filles.
Parler de coucherie ça ne leur fait rien, mais un petit mot aussi simple les écœure. C'est le monde à l'envers.
— Et dans les pornos, relance Tatiana, ils sont amoureux ?
— C'est quoi des pornos ? s'intéresse Kamy.
— Ce sont des films dans lesquels les adultes font ce que ton beau-père t'a fait, explique la plus grande.
— Non, répliqué-je hâtivement, espérant couper court aux explications de Tatiana. Il n'y a a pas d'amour dans les vidéos. Ce sont des mises en scène, un peu comme dans un film.
Certaine que la conversation arrive enfin à son terme, je me sers un grand verre d'eau.
— En tout cas, si je devais attendre pour coucher avec quelqu'un, je choisirais Robin, annonce Tatiana de but en blanc. Il est tellement sexy pour un toubib.
Ma conscience est hilare, alors que je vire au gris. C'est officiel, cette conversation dérape totalement.
— Laisse-moi te rappeler que quand tu seras majeure, Robin sera encore plus vieux, rappelé-je à la jeune fille.
— Tatiana veux sortir avec un papy, rigole Kamy en chantonnant.
Face aux moqueries de sa camarade, la jeune fille se vexe.
— Rho ça va, je voulais simplement dire que j'espère que j'aurai un mec aussi sexy un jour.
Après cela, chacune de nous poursuit son repas et je peux enfin souffler d'en avoir terminée avec cette conversation. C'était sans compter sur les indiscrétions de mes deux comparses.
— Et donc, vous allez coucher ensemble Robin et toi, Roxane, enquête Tatiana ?
— Non, pourquoi, réponds-je rapidement, surprise par une telle question ?
— Bah vous êtes amoureux, ça se voit, constate Kamy. Vous passez toutes vos journées à travailler ensemble et en plus, quand il te regarde, on dirait qu'il voit un ange.
" Les enfants sont beaucoup trop observateurs " s'étonne ma conscience.
Je dois bien admettre que je ne l'avais pas vu venir celle-ci. Il faut vite que je trouve une parade.
— On est collègues, me justifié-je hâtivement. En ce moment on a un gros problème à régler, c'est pour cette raison que l'on passe beaucoup de temps ensemble.
— Avoue au moins qu'il est trop beau, me sollicite Tatiana, les yeux pétillants.
— C'est bien vrai, réplique Kamy, rêveuse. Il est beau, il sent bon, il a des grandes mains toutes douces et des yeux magnifiques.
" Fais quelque chose, Roxane, les gamines sont en train de fantasmer sur l'interne ".
Oh ça va ! À quel enfant cela n'est jamais arrivé ? On a tous déjà eu un crush pour un de nos professeurs.
— Kamy, Tatiana, vous venez vous laver les dents !
Sans se faire prier, les deux jeunes filles quittent la table. Au fond de moi, je remercie Vanina qui vient de mettre un terme à la discussion la plus embarrassante que j'ai eu avec des enfants. C'est incroyable comme ils peuvent être désarmant à certains moments.
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