Adieux d'une enfance heureuse
Ce matin, je me suis réveillé plus tard que d'habitude. Mamo avait essayé de me sortir du lit en vain. La calebasse remplie de lait reposait tranquillement dans un coin de la case. Je rejoignis Mamo qui préparait la bouillie pour mon petit-déjeuner, mais mon ventre était encore plus fermé que la veille.
-"Mon chéri, j'ai essayé de te réveiller mais tu devais être très fatigué," dit-elle en s'approchant de moi. Elle me lava le visage et, après la toilette du matin, elle m'apporta la calebasse de lait et six œufs durs que j'essayais d'engloutir sans appétit. Je bus un peu de la calebasse mais le lait était moins frais que d'habitude.
J'avais remarqué que le petit déjeuner était plus abondant que d'habitude. Mamo préparait une infusion de Kinkéliba que ni elle ni moi ne buvons, encore moins Mamo Laba. Une baguette de pain était posée à côté aussi.
-"Pourquoi tu prépares du kikéliba grand-mère?"
-"Ton papa est arrivé, mon chéri. Il est arrivé très tard dans la soirée," annonça-t-elle.
Je sursautai de bonheur à l'idée de revoir enfin mon père.
-"Mais il ne faut pas le réveiller, il dort dans la case de ton grand-pére," ajouta-t-elle.
Je ne pouvais plus me contenir d'excitation. Encore une attente! Je ne pouvais plus attendre. Je voulais voir mon père, rien d'autre n'avait plus d'importance.
-"Viens prendre une douche, tu ne t'es pas lavé hier et je ne veux pas que ton père te voie comme ça."
Comme si l'attente n'était pas déjà assez pénible, voilà maintenant que je devais prendre une douche. Malgré la chaleur, les bains étaient toujours une épreuve cruelle pour moi. J'essayais de m'échapper, mais c'était trop tard, Mamo me tenait déjà par le bras.
Après une longue torture d'eau froide que Mamo versait sur mon corps tout en frottant le savon "Ordinaire", elle me prit dans ses bras et se dirigea vers la case. Elle ouvrit le grand coffre métallique qui nous servait d'armoire et en sortit un "Kaftan" blanc, propre et bien repassé, qu'elle parvient à me faire rentrer dedans difficilement pendant que je tremblait de froid.
-"J'espère que ton père t'a amené des habits à ta taille, tu ne rentres plus dans ceux-ci," dit-elle en enduisant du beurre de Karité sur mon visage. À ce moment précis, j'entendis une voix grave .
-"Bonjour El Hadji Laba."
-"Haaa ! Bonjour Sow , tu as bien dormi ?"
-"Très bien Dieu merci, et vous Kaw ?"
-"C'est lui, mon papa est réveillé," pensai-je. Je m'échappa des bras de Mamo et courus vers mon père.
Il était vêtu d'un grand boubou blanc, exactement comme dans mes rêves. Sa peau claire brillait sous le soleil matinal.
"Baba," criais-je en courant vers lui. Il se retourna vers moi avec un grand sourire qui s'effaça presque instantanément. Je n'oublierai jamais ce regard étonné, comme s'il ne s'attendait pas à voir son fils bien-aimé.
"C'est mon fils, lui ?" demanda-t-il, les yeux tournés vers Mamo qui sortait de la case au même moment.
"Bonjour Sow, tu as bien dormi ?" répéta Mamo, la voix tremblante.
Je restais figé entre Mamo et mon père, sans comprendre. Tout était différent de mon rêve, et je me sentais soudain rejeté par un inconnucqui ne me reconnaissait pas non pluson. J'entendis la voix de Mbarom dans ma tête : "Ton père t'a abandonné."
Il s'approcha de moi et me souleva difficilement. Il me regarda de haut en bas.
"Qu'as-tu fait de mon fils ? Tu vas détruire cet enfant ! Il est trop gros !" Jusqu'à ce moment précis, je ne m'étais jamais senti gros ni rejeté, sauf pendant les colères de Mbarom. Un sentiment de tristesse me traversa le cœur telle une dague.
"Je ne le laisserai pas passer une seule journée ici. Prépare-moi ses affaires, je le ramène à la maison," ordonna-t-il à ma grand-mère, en larmes.
Mon rêve était devenu un cauchemar. Non seulement je n'ai reçu de bonbons ni de cadeaux de quelle sorte que ce soit, mais en plus j'étais rejeté par mon propre père. Il me reposa par terre et continua ses salutations avec Mame Laba et je courut en larmes retrouver l'amour de ma grand-mère qui me pris dans ces bras tremblants.
Un tourbillon d’émotions m’envahit. Le bonheur initial de voir mon père se transforma rapidement en une profonde confusion et tristesse. Mon cœur battait fort d'excitation, mais son regard surpris et ses mots durs firent s'effondrer mes rêves d'une rencontre chaleureuse. Je me sentais rejeté et inadéquat. La douleur de ses critiques sur mon apparence me blessât profondément. Je me sentis humilié et honteux, incapable de comprendre pourquoi. Le sentiment d'abandon, que j'avais reçu de Mbarom, se confirmait douloureusement.
En voyant ma grand-mère en larmes, une colère sourde montait en moi contre cette situation injuste. Cette rencontre bouleversante laissait une cicatrice émotionnelle, marquant la fin de mon enfance insouciante et le début d'une nouvelle réalité, plus dure et complexe, où l'amour paternel n'était pas aussi inconditionnel que je l'avais imaginé.
La peur de ne pas être nourri suffisamment hantait mes pensées alors que je m'apprêtais à quitter la maison de ma grand-mère pour aller vivre chez mon père. Chez Mamo, les repas étaient un moment de réconfort, une abondance de plats préparés avec amour et soin. Chaque matin, elle me réveillait avec une calebasse remplie de lait frais, d'œufs durs, et de la bouillie.
L’'inquiétude me rongeait à l'idée de ce que je trouverai chez mon père. La remarque sur mon poids lors de notre première rencontre m'avait surpris. J'avais peur que les repas, au lieu d'être une source de réconfort, deviennent un moyen de punition.
Imaginer des journées où mon ventre resterait creux et mes besoins ignorés me terrifiait. Cette peur de ne pas avoir assez à manger, ajoutait une couche d'angoisse à l'incertitude de l'avenir qui m'attendait. C'était une peur profonde, ancrée dans la nécessité fondamentale de se sentir nourri et aimé, une peur qui faisait de chaque pas vers ce nouvel environnement une épreuve douloureuse.
Les au revoir furent déchirants. Je me souviens encore des visages tristes de mes grands-parents et de mes cousins, figés dans ma mémoire comme des photographies jaunies par le temps. L'annonce de ce départ soudain m'avait laissé un goût amer, un mélange d'excitation de l'inconnu et de peur de quitter le foyer chaleureux que Mamo Penda et Mamo Laba avaient créé pour moi.
Ce matin-là, l'atmosphère était lourde de tristesse et de nostalgie. Les préparatifs pour mon départ se faisaient en silence, chacun essayant de cacher ses émotions. Mamo Penda m'avait préparé, à un dernier déjeuner copieux, comme elle le faisait toujours, mais cette fois, chaque bouchée était empreinte de la douleur du départ imminent. Je pouvais voir ses yeux briller de larmes non versées, son sourire habituellement rayonnant terni par la tristesse.
Mame Laba, lui, était plus stoïque. Il me serra fort dans ses bras, me chuchotant des mots d'encouragement et de sagesse à l'oreille: Sois fort, Mbassou. N'oublie jamais d'où tu viens. Tu es un Peul, et notre sang coule dans tes veines. Ses paroles, bien que rassurantes, s'ajoutaient à mon chagrin. Mon grand-père était mon héros, et le quitter me semblait une épreuve insurmontable.
Mes cousins étaient rassemblés dans la cour, leurs visages tristes et leurs regards vides. Adama, mon meilleur ami et partenaire de jeu, ne pouvait cacher ses larmes. Il s'approcha de moi, me serrant fort, et me dit : "Je vais tellement m'ennuyer sans toi, Demba. Promets-moi que tu reviendras nous voir." Hawa, toujours aussi énergique, semblait étrangement calme. Elle me tendit un petit bracelet en perles qu'elle avait fabriqué. "Pour que tu te souviennes de nous," dit-elle en essayant de sourire.
Mbarom, fidèle à lui-même, essayait de cacher ses émotions derrière une façade de bravade, mais je pouvais voir la tristesse dans ses yeux. Même s'il n'avait jamais été tendre avec moi, nos disputes et ses moqueries allaient me manquer.
Les adieux furent brefs, les mots étaient superflus. Mon père me prit la main, et nous nous éloignâmes lentement de la maison de mes grands-parents. En me retournant une dernière fois, je vis Mamo Penda debout à l'entrée de la case, une main levée en signe d'adieu. Mame Laba, quant à lui, se tenait droit, son regard fixé sur nous, ses lèvres murmurant sans doute une prière silencieuse pour mon bien-être.
Le trajet vers la gare routière fut silencieux. Je serrais fort le bracelet de Hawa, me promettant de revenir dès que possible. Barkedji, avec ses odeurs familières, ses visages aimants et ses souvenirs heureux, s'éloignait de plus en plus, mais il resterait à jamais ancré dans mon cœur.
Ainsi, je quittais mon paradis d'enfance, emportant avec moi les valeurs et l'amour de mes grands-parents et de mes cousins, sachant que, malgré la distance, leur influence et leurs enseignements continueraient de me guider tout au long de ma vie.
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