Jules.

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Jules a dix-neuf ans et est plein d’utopies. Son bac en poche, il prévoit de rejoindre une école supérieure d’art audiovisuel sur Paris à la rentrée.

Son rêve ? Devenir réalisateur et pouvoir dénoncer dans ses films les souffrances du monde. Il est intimement convaincu que le cinéma est un révélateur de la société, un biais de communication touchant des foules entières, mêlant à la fois le divertissement, l’évasion et la prise de conscience. Cette conviction n'englobe évidemment pas ces créations dont l'indécent budget rivalise honteusement avec la taille de l'océan qu'elles traversent. Ce cinéma de grandiloquence et de poudre aux yeux qui, au contraire, amollit les cerveaux et les formate dans un esprit de consumérisme. Les opinions de Jules le poussent vers des oeuvres plus philosophiques sur la condition humaine, où comment révéler la vérité sur certaines populations peut heurter le rassurant confort de la classe moyenne européenne.

Quel délice pour lui de sortir d’une salle obscure et, encore tout aux images qui viennent de défiler, de poser sur le monde un regard neuf, dont l'ancien vernis aura été érodé, gratté et rendu à son état brut, capable d'en discerner la complexe détresse. Changer ainsi l'angle de vue ouvre de nouvelles perspectives et remet en cause sa propre approche de la problématique, mais surtout sa manière d'y apporter personnellement une réponse. Pour lui, le cinéma nous révèle à nous-mêmes, comme un miroir grossissant la réalité pour qu'elle vienne nous gifler en plein visage et qu'on ne puisse plus jouer l'imposture de l'ignorance.

Voilà, Jules est de ces jeunes gens qui aiment à croire que le monde peut être sauvé par de belles idées.

Il a pourtant conscience du nombre de combats et du peu d'enclin de l'humanité à s'y engager, mais sa sensibilité exacerbée au regard du monde déchaîne en lui des vagues de tourments : le manque de moyen, de temps ou de reconnaissance génèrent une colère qu'il refoule contre ses pairs ou des élans de désespoir qui le poussent à agir sur de futils actes, en dépit du bon sens.

Comme beaucoup d’étudiants, il doit également composer avec ses contraintes individuelles : jongler entre les études et une prise d’autonomie impliquant le paiement d'un loyer, le financement du bus, des courses, de quelques escapades entre amis et bien sûr, ses sorties cinéma. Autant dire qu’il lui est souvent nécessaire de faire des choix entre manger correctement ou profiter d'une vie de plaisirs ! L'apanage de la jeunesse est aussi dans ces désirs éphémères qui sont le principe même de la liberté. Goûter, revendiquer, renoncer, vivre de peu et vouloir tout changer.

Car l'époque est obscure, comme d'autres le furent, mais pour d'autres raisons. Au-delà des guerres de religion ou de territoires qui ravagent certaines contrées, la France offre aussi son lot de misères et de scandaleuses souffrances, à la vue de tous sur les pavés, les trottoirs ou les halls de gare. Mais Jules ne se considère pas à plaindre ; il n’a pas besoin de changer ses baskets usées ou d’avoir un manteau qui ne semble pas tout droit sorti de chez Emmaüs. Ses priorités sont ailleurs.

Aujourd’hui, boulevard Clichy, il pleut à verse et Jules court entre les gouttes pour rejoindre son appartement. Sur son chemin, là assis sur un tas de cartons mouillés, plaqué contre la paroi extérieure de l’arrêt de bus, il y a Marcel. Tout dans sa posture et la manière dont il resserre autour de lui ses maigres possessions semble attester qu'il ne veut pas déranger; Il cherche juste à s'abriter et tient d'une main un carton au-dessus de sa tête. Vautré dans ses vêtements malodorants, couvert de crasse et de parasites, il s'agrippe désespérément à ce sac en papier contenant l’essence pour le tenir au chaud et lui faire oublier sa condition. Au passage pressé des honnêtes citoyens, il se recroqueville pour fuir les éclaboussures de leurs onéreuses chaussures dans les flaques.

Jules voit dans cet homme le reflet de cette société qu'il exècre et lutte contre cette indignation violente. Il n’hésite pas en l'apercevant ; il s’approche et dépose plusieurs billets dans le chapeau imbibé d’eau, ses économies hebdomadaires, l'équivalent pour lui des repas d'une semaine. C'est encore trop peu, il le sait, mais ses choix le torturent viscéralement. Jamais il ne met de pièces, il trouve honteux d’humilier ceux qui n’ont déjà plus que l’ombre de leur dignité. Si l’on donne, on donne vraiment.

Il voudrait d’ailleurs offrir plus ; un repas chaud dans la douceur d'une maison ou l'espoir d'un avenir encore possible, mais il perçoit une telle détresse dans les yeux de cet homme qu’il sait qu’il refusera sa main tendue, comme s’il avait renoncé à l’idée même de se battre. Ce désespoir, comme un gouffre sans fond qui se reflète dans ses yeux, intime la sombre conviction que lui offrir un toit, même le temps d'un soir, ou lui proposer de l'aider à remontrer la pente, serait voué à l'échec. Il est de ces êtres anéantis jusqu'au tréfond de l'âme qui ont perdu jusqu'à l'étincelle de vie, sans avoir l'énergie même de mettre fin à leurs jours. Ils se contentent d'attendre, vidés de toute substance, sans force et impuissants, qu'un jour on vienne ramasser leurs miettes.

Jules en a le cœur brisé, mais il se penche chaque fois qu’il le peut et offre sans retenue, maigre compensation de cette terrible impuissance face à la misère. Impossible pour lui de ne rien faire alors qu'il se considère tellement béni, avec son toit, ses projets, ses amis et de quoi manger chaque jour. Alors, il s’attarde un instant pour essayer de capter un échange de regard avec Marcel, mais ce dernier fuit et se détourne systématiquement. Prisonnier de sa condition sordide, avec la conscience de cette image qu'il renvoie au monde, cette charité dans les yeux d'un enfant est pire qu'un poignard qui déchiquette son coeur déjà en guenilles.

Témoin de ce geste pourtant ordinaire, à l'abri sous la cage en verre de l'arrêt de bus n°5, une voix grince également son indignation :

« Quel imbécile de donner de l’argent à un mendiant… il est évident qu’il va aller se racheter de l’alcool avec ! Ah, ces parasites qui vivent aux crochets de naïfs, ça me donne la nausée !... » s’indigne une femme vissée sous son parapluie, dont la mise en plis n’arbore aucun défaut.

Le bref regard qu'elle accorde se détourne aussitôt pour ne laisser qu'un nuage de mépris à la place.

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