Marcel a quarante-deux ans et des rêves plein la tête. Marié à vingt ans, il a fini par divorcer sans véritable regret. Il y a gagné le temps et la liberté qui lui ont toujours manqué. Animé d’une énergie débordante, d’une envie de créer et d’apporter sa contribution au monde, il s’est enfin décidé à quitter son emploi de responsable-production d’une usine de textiles, pour se consacrer à son « projet ». Il y pense depuis quelque temps déjà : l’heure est venue de tout concrétiser.

Il a rendez-vous avec le pragmatique monsieur Laffont, son banquier.

Au moment de la négociation de l’emprunt, Marcel lui apparaît comme un esprit novateur touchant presque au génie, avec cette idée partie d’un constat simple : l’enfer des chaussettes égarées est une rengaine qui concerne tout le monde. Combien de paires ont-elles fini abandonnées au fond d’un tiroir faute de retrouver leurs jumelles ? Avec Marcel, la solution est toute trouvée puisqu’il projette de vendre les chaussettes… par trois ! Eh oui, aussi simple que ça.

Monsieur Laffont est persuadé, au vu de l’étude financière et du marché, que ce prêt est un investissement sans risque et que les garanties permettront un remboursement sans anicroche.

Gageant de cette confiance, Marcel connaît les premiers mois un essor fulgurant et engrange rapidement les recettes. Les choses se gâtent toutefois dès que sa notoriété prend de l’ampleur. La dimension artisanale de son projet ne lui permet malheureusement pas de résister aux attaques concurrentes. Les stratégies mises en place par les grosses multinationales s’approprient sans vergogne son concept, pour le revendre moins cher.

Après avoir tant investi, son coeur, ses économies et son temps, il ne peut se résoudre à baisser les bras aussi vite. L'ambition de cette entreprise, c'est la moelle de sa vie et même si les événements lui assènent des pichenettes désagréables, un coup par ci, un coup par là.... la décision de renoncer et de vendre est aussi lourde que de rompre un couple vieux de vingt ans qui ne fonctionne plus ; il peine à s'y résoudre, même si il sait que c'est la meilleure solution.

Il se bat donc pendant quelques courtes années, avec persévérance et cette âme qu’il a mis dans ce projet, mais cela ne suffit pas. Avec le sentiment qu’on lui arrache les tripes, il se résigne à plier devant l'adversité de ces monstres du commerce qu'une fois acculé avec des dettes insolvables. Le jour où les créanciers viennent toquer à sa porte, il est plus que trop tard. Il perd sa maison hypothéquée, mais par-dessus-tout, il perd sa foi en lui-même et en l’avenir.

Il tente de retourner voir monsieur Laffont afin de lui expliquer l'injustice de la situation et trouver avec lui des solutions financières, mais la seule réponse que le banquier lui apporte, sec et distant, tombe comme un couperet :

« Monsieur, vous êtes face à la réalité du marché. Vous n'avez pas su défendre votre business. Ce rêve que vous aviez n'existe plus. Ne vous montrez pas plus imbécile que vous ne l'avez déjà été et renoncez. Le commerce n'est pas un univers pour les rêveurs comme vous. »

L’ancien PDG connaît alors une terrible déchéance et, brisé, ne parvient pas à remonter la pente. Il est dépossédé de tous ses biens, ne réussit pas à garder un emploi stable et s’effondre dans une profonde dépression. Personne ne veut plus de lui. Le génie novateur est mort.

Marcel a maintenant cinquante-quatre ans et il vit près de l’abribus de la ligne n°5. Tous les jours, il contemple des chaussures et des mains tendues brièvement au-dessus de son chapeau mais les visages se font rares. Aujourd'hui, il n’est plus rien qu’un homme abandonné de ses congénères.

Les rêves ne sont pas faits pour être concrétisés ; dans la réalité, ils se brisent à la brutalité du monde et à l’égoïsme des hommes. Il l’a juste appris trop tard.