Chapitre 9
Une fois réglé le sort du maillon faible qu’était Quatre-et-trois-font-sept, Rose entreprit de mettre à sa botte chacun des trois assaillants restants.
Le boulanger Eugène Froment dont l’épouse n’était pas insensible aux compliments appuyés, voire plus si affinités, était un mari trompé de longue date. Avec sa voix haut perchée, on le disait inverti et l’on excusait ainsi les écarts de la jolie boulangère, qui se laissait pétrir à l’étage pendant les heures de fournil. Lui se consolait de ses infortunes à coups de Picon bière et de Gitanes maïs dont on avait retrouvé plusieurs fois déjà un mégot dans le pain !
Rose, avec le sixième sens qu’ont les femmes pour ces choses-là, était convaincue que la réputation de Froment était infondée, qu’il aimait et les femmes et la sienne et que, dans la circonstance présente, par dépit ou vengeance, sous l’emprise de l’alcool, il avait cédé à la tentation. Mais il lui fallait s’en assurer.
Ce ne fut pas difficile. Le lundi était le jour de fermeture de la boulangerie. Elle attendit donc que minuit sonnât à la Collégiale Saint-Pierre avant de sortir de La Rose de Picardie, par l’issue de secours de l’étage, elle aussi, pour aller toquer à la porte de service du fournil en prenant garde de n’être vue de personne.
Elle entendit un verrou tourner, puis la tête enfarinée, coiffée de son calot, d’Eugène Froment apparut dans l’entrebâillement de la porte. En la voyant, il eut un mouvement de recul et tenta de refermer, mais Rose avait placé son pied dans l’ouverture et poussa vivement le boulanger à l’intérieur, se frayant un passage à sa suite. D’une main, elle s’empara du couteau à couper les pâtons qui était sur le tour. Avançant vers l’homme, à présent adossé au four, elle commença à décrire des moulinets :
— Alors, on fait moins le malin, maintenant ? Je vais te couper les couilles, Froment, comme ça tu ne feras plus de mal à personne !
Froment était effaré. Que sa victime entreprenne de se faire justice elle-même était bien la dernière pensée qui lui serait venue ? Comment Rose avait-elle su ? Qui avait parlé ? Comment se sortir de là, à présent ? Tenter la force ? Il risquait d’être blessé. L’amadouer ? Pourquoi pas ? Il tomba à genoux :
— Pardon, pardon, Rose, j’avais bu, les autres m’ont poussé, je n’ai pas su résister…
— Espèce de dégueulasse, abuser d’une femme droguée, quel courage !
— Je n’arrive plus à dormir depuis. J’ai fait une grosse connerie. Ça tourne et retourne dans ma tête.
— J’espère bien !
Rose porta la main à la poche de son manteau et arrêta le dictaphone qui s’y trouvait. Puis elle le sortit, le mit en marche. Une voix nasillarde, un peu étouffée, jaillit de l’appareil : « Pardon, pardon, Rose, j’avais bu, les autres m’ont poussé, je n’ai pas su résister… »
— Ceci va parvenir à ta femme d’abord, puis aux flics ensuite. Tu es foutu, Froment, ta femme va se barrer, ta boulangerie va fermer, tu vas finir en taule. Bonsoir.
Une porte claqua dans la nuit. Dans le fournil, un boulanger à genoux sanglotait, implorant pardon. Trop tard !
Et d’un !
Enfin, pas tout à fait. En réalité, Rose n’avait aucune intention d’aller trouver la police. Elle espérait simplement que le désespoir de Froment l’amènerait à une solution, LA solution, par lui-même. Peut-être même n’aurait-elle pas à communiquer la cassette à sa femme. Il suffisait qu’il le croie. Cela prendrait le temps qu’il faudrait. Elle n’était pas pressée.
Mais elle n’eut pas à attendre longtemps.
En effet, le lendemain matin, Gerberoy se réveilla sans pain. Le fournil était vide, la première fournée calcinée et la camionnette des tournées absente.
La boulangère, soudain éplorée, téléphona aux gendarmes qui se mirent en chasse. À la mi-journée, on retrouva le véhicule dans le Thérain, sur la commune de Lachapelle-sous-Gerberoy, à trois kilomètres de là. Le boulanger gisait à l’intérieur, noyé dans un mètre d’eau. La voiture paraissait avoir quitté la route sans trace de freinage.
L’enquête devait conclure au suicide. Mais toutes sortes de rumeurs circulaient, dont certaines assez proches de la vérité. Le temps d’un exil plus sûr semblait venu pour Rose. Quinze jours plus tard, elle démissionnait de son travail, chargeait sa Twingo de ses rares possessions et prenait la route de l’Allier.
(à suivre)
©Pierre-Alain GASSE, 2012.
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