1. Lucie
« Celui qui a un pourquoi pour vivre peut supporter n'importe quel comment. »
–
Friedrich Nietzsche
Ma vie a toujours été marquée par une tristesse profonde, un sentiment constant d’être en décalage avec les autres, comme si j’étais dans une bulle dont je n’arrivais pas à sortir. Depuis mon plus jeune âge, une mélancolie sourde s’est installée en moi, quelque chose que je ne pouvais ni nommer ni comprendre. Mon enfance est remplie de très rares souvenirs flous. Je me revois souvent seule, dans ma chambre, entourée de mes jouets, mais sans l’envie de jouer avec, l’angoisse au ventre. Je les regardais sans intérêt, tandis que les enfants normaux s’amusaient « comme des gosses » sans se poser de questions. Moi, je n’ai jamais ressenti l’insouciance.
Déjà à cet âge, je me sentais différente. Les autres enfants semblaient à l’aise dans leur monde, tandis que je me sentais spectatrice de ma propre vie. Je me sentais exclue de cette légèreté qu'ils connaissaient naturellement, de cette facilité à être.
C'était une sensation troublante de ne pas être à ma place, un décalage qui me plongeait dans la tristesse et la confusion.
Certains souvenirs se sont gravés en moi, des instants marquants où j’ai pris conscience de ma différence. Un jour, en maternelle, une maîtresse m’a demandé : « Pourquoi tu ne parles pas comme les autres ? ». Cette question anodine pour elle est restée longtemps dans mon esprit. Elle me paralysa, comme si les mots refusaient de sortir de ma gorge. Peu à peu, je me suis refermée sur moi-même, comme si l'idée de me confronter au monde devenait trop angoissante.
D’autres moments ont renforcé ce sentiment d’être à côté de la « normale ». Mon père, par exemple, lors d'un dîner en famille : « Allez, parle un peu plus, fais pas la gueule ! ».
Ce commentaire, qui semblait inoffensif et censé être drôle venant de mon père, m’a cependant profondément marquée.
Chaque parole semblait accentuer ma différence, mon incapacité à « être ». J’ai commencé à m’interroger sur ce qui n’allait pas chez moi, me demandant si j’étais réellement destinée à ce monde.
Ma grande prématurité, que j’ai découverte seule en fouillant dans d’anciennes photographies de mes parents, a toujours été un fardeau que je n’ai jamais su vraiment comprendre et apprivoiser.
Je ne savais pas si ce malaise que je portais depuis toujours pouvait être attribué à ça, mais il m’est souvent arrivé de penser que, d’une manière ou d’une autre, cela y était pour quelque chose. J’avais cette impression persistante, presque viscérale, que je n’avais pas le droit d’être là. Comme si ma présence, dès le départ, avait été une erreur.
Une impression de fracture, comme si quelque chose en moi avait échoué, comme si je n’étais pas censée exister.
C’était une sensation diffuse, mais qui m’accompagnait sans relâche. Une ombre silencieuse, constamment présente, qui me faisait sentir que je n'étais pas légitime. Et même si je n’arrivais pas à poser des mots sur mes maux, elle me suivait partout, me rappelant sans cesse que, quelque part, j’étais une anomalie, un accident, un détail de la vie qui ne s'était pas bien déroulé.
Cette idée m’a suivie, et continue de m’habiter : cette sensation d’être à l’écart du monde. J'avais l'impression d’être omnisciente, regardant ma vie se dérouler sans pouvoir en contrôler aucun des aspects.
Même les compliments se sont teints de reproches. Une amie d’enfance m’a un jour dit, avec un sourire que je n’ai jamais su interpréter : « Tu es mignonne, mais tu devrais sourire plus souvent. »
Je ne comprenais pas pourquoi il fallait que je cache ma tristesse derrière un masque de gaieté.
J’ai très peu de souvenirs de mon enfance, à part les plus mauvais et cette angoisse étouffante.
Ces moments se sont effacés de ma mémoire, sans doute pour me protéger. À quel prix ? Qui suis-je réellement si mes souvenirs sont si fragmentés ? La douleur a-t-elle tout effacé, ou la solitude a-t-elle creusé des vides dans mon passé, des zones d’ombre ? Ai-je vécu des traumatismes enfouis ?
Je suis là, questionnant mes faibles souvenirs, en quête de réponses. Le sens de cette lourde solitude m’échappe, tout comme le sentiment de vivre enfermée dans ma bulle.
Combien d’autres vivent cette déchirure, cette incompréhension ?
Est-ce un luxe d’une occidentale gâtée ? Car, il faut l’admettre, je n’ai jamais manqué de rien. Cette tristesse n’a, en toute logique, aucune raison d’être. Pire, elle suscite un sentiment de culpabilité. Si mon enfance a connu des manques, je ne suis pas en mesure de les définir.
Au fur et à mesure que je grandissais, ce sentiment d'inadéquation ne faisait que s'amplifier.
Au collège, chaque remarque, chaque blague sur mon apparence ou ma personnalité me blessait profondément. Les autres semblaient insouciants, comme si rien ne pouvait les atteindre, tandis que chaque parole malveillante me frappait en plein cœur.
Pour eux, ces moqueries semblaient des plaisanteries anodines, mais pour moi, elles étaient des blessures qui mettaient des semaines, des mois, des années à cicatriser. J'avais l'impression d’être constamment sous le regard des autres, jugée, épiée, incapable de me fondre dans la masse. Mon hypersensibilité, que je n’arrivais pas à gérer, faisait de tout instant un combat intérieur. Et ce sont les seuls souvenirs que j’ai…
Je devais dissimuler cette souffrance silencieuse. À l’extérieur, personne ne percevait cette douleur grandissante, j'apprenais à la masquer. Mais à l'intérieur, le gouffre de ma solitude se creusait davantage.
Le lycée n'a pas été très différent. Là encore, je m’efforçais de m’intégrer, de jouer le jeu des apparences, mais cela ne faisait qu’accentuer mon malaise.
J'ai appris des années plus tard que j'étais perçue comme une fille « populaire », une fille qui plaisait. Ce fut une véritable stupéfaction. C’était comme si ce que les autres voyaient de moi n’avait absolument rien à voir avec la façon dont je me percevais moi. J’étais tellement perdue dans mon propre malaise que je n’avais même pas remarqué cette popularité.
On m’enviait ! Cela me semblait totalement déconnecté de ce que j’avais vécu intérieurement à cette époque. Je me sentais comme une étrangère dans mon propre corps, dans ma propre vie, ne comprenant pas le fossé entre mes souvenirs et la perception des autres Le monde autour de moi semblait distant, comme si je n'avais jamais été en mesure de le voir pour ce qu’il était vraiment.
Pour cacher ma douleur, j'ai vite senti que ma répartie, malgré ma profonde timidité, mêlée à l’humour, était ma meilleure alliée. Je devenais celle qui animait les conversations, celle qui faisait rire, avec une verve tranchante qui me donnait une certaine prestance. On m’admirait.pour ma capacité à briller en société, alors que derrière cette image se cachait une incommensurable faiblesse.
Je construisais un mur, une illusion de bonheur qui m’éloignait de la réalité de ma souffrance. Mais derrière chaque rire, il y avait cette douleur, ce sentiment d’être toujours à côté de la plaque.
Cette façade est devenue mon mode de fonctionnement.
J'ai adopté le personnage de la fille toujours joyeuse, celle qui sourit et se montre prête à s'amuser en toute occasion. J'étais la copine agréable, celle avec qui il était plaisant de passer du temps, mais qu'on n'ose pas toujours approcher. Ce rôle me semblait être le bon ; je désirais ardemment incarner cette image.
Pourtant, au fil du temps, les fissures de cette façade ont commencé à apparaître. Les épisodes de fatigue s'intensifiaient, et le poids des sourires artificiels devenait de plus en plus lourd à porter.
Chaque sortie, chaque interaction se transformait en un combat, une épreuve épuisante.
Plus tard, je m’épuisais à vouloir être celle que tout le monde attendait de moi, à maintenir cette image de la fille, puis de la femme toujours enjouée, toujours présente et solide. Mais à chaque retour chez moi, dans le silence de ma chambre ou dans la voiture qui me ramenait de la fac ou du travail, je me retrouvais face à cette réalité : je n’étais pas celle que je prétendais être. Cette fille souriante, cette copine idéale, cette collègue qui a toujours le mot pour rire, n’était qu’un masque que j'avais appris à porter pour survivre dans un monde où je me sentais étrangère. Peut-être que ce masque n’en est pas vraiment un. Peut-être que cette fille drôle, pleine de peps, qui fait rire, c’est celle que je suis vraiment. Et si, au lieu de fuir cette partie de moi, je devais l’accepter, la laisser exister sans peur ni doute ? J'aimerais tellement que ce soit ça, ma véritable nature, et non ce fantôme noir qui me ronge et m’épuise.
Ce personnage que j'ai porté pendant si longtemps m’a éloignée de ce que je pouvais être : quelqu’un de vivant, quelqu’un qui a le droit d’être aimée pour ce qu’elle est, sans avoir à cacher sa lumière derrière une façade. Je veux croire que ce rôle créé de toutes pièces est une part de moi que j’ai trop longtemps rejetée, croyant que la noirceur était la seule vérité. Je veux croire que j’ai le droit d’être cette personne pétillante et aimée, non pas pour ce que je décide de montrer, mais pour ce que je suis vraiment.
J'ai aussi endossé le rôle du « bon petit soldat », celui qui se plie aux attentes sans jamais faillir, celui qui suit le droit chemin. Malgré les ombres de la déprime lancinante qui m’accompagnaient, je parvenais à maintenir l’illusion d’une existence normale, cachant mes véritables émotions derrière un sourire trop souvent forcé. Je me plongeais dans mes études, cherchant à exceller pour gagner l'approbation de tous… et de moi avant tout.
J’ai toujours douté, eu cette impression de ne rien comprendre. Chaque réussite me semblait un mystère, un aboutissement qui ne collait pas avec mes doutes et mon insatisfaction perpétuelle.
Dans une confusion permanente, j’ai toujours réussi sans vraiment saisir ni comment ni pourquoi. Je suivais un chemin sans vraiment y être, obtenant des résultats étrangers à mon propre ressenti.
Je ne me sentais pas adulte. Je n'étais qu'une spectatrice, incapable de prendre les rênes de ma propre existence. L’humour était toujours ma meilleure arme. Je me transformais en celle qui illuminait les conversations, toujours prête à faire rire avec des répliques acérées. Cette facette de moi était admirée, alors qu’en vérité cette apparence flamboyante cachait une vulnérabilité profonde et dévorante. Je construisais un mur, une illusion de bonheur pour m’éloigner de la réalité de ma souffrance.
Aujourd’hui, je cherche encore à comprendre comment avancer malgré ce poids, à naviguer entre l’apparence et la réalité, à découvrir qui je suis, à m’aimer tout simplement.
Aujourd’hui, ce questionnement est devenu un souci futile dans ma vie, éclipsé par ce qu’est devenu mon quotidien.
J'avais tout ce que l'on pourrait désirer : une maison confortable, un travail stable, des amis sincères, et un mari qui m'aimait profondément. Pourtant, tout cela ne suffisait pas. De l'extérieur, ma vie semblait presque idyllique, mais au fond de moi, il me manquait quelque chose.
Les jours s'écoulaient et, malgré les apparences, je me sentais de plus en plus étrangère à ma propre vie. Chaque moment de bonheur me filait entre les doigts. Je souriais, bien sûr. Souvent, je riais et faisait rire. Mais une ombre persistait, un malaise que je ne parvenais pas à identifier.
Le travail, bien qu'il me procurât une certaine sécurité, ne me comblait pas, pire il m’angoissait terriblement. Les tâches quotidiennes devenaient des fardeaux et je vivais chaque journée comme une routine que je subissais plutôt que comme une expérience de vie.
Même accueillante, la maison me semblait parfois étouffante, un lieu où je ne me retrouvais plus. Je me sentais emprisonnée dans une vie que je ne réussissais pas à construire.
Je me demandais pourquoi cela me paraissait si difficile. Pourquoi n'arrivais-je pas à profiter pleinement de ce que la vie m'offrait alors que j'avais tout pour être heureuse ? Je m'en voulais de ne pas savoir apprécier ces instants simples, de les laisser filer sans en savourer chaque instant. Il y avait toujours cette voix intérieure qui me disait que je n'avais pas le droit d'être heureuse, que quelque chose m'échappait.
Je pensais que l'amour de Matthieu suffirait à combler ce vide. Mais, même dans ses bras, je ressentais un malaise qui ne disparaissait pas. J'avais en permanence le sentiment d'être inférieure à ce qu'on attendait de moi, d'être alourdie par ce poids intérieur qui me poussait à fuir ma propre vie. J'étais constamment en décalage, à tenter de trouver un sens à un quotidien qui me pesait sans cesse.
Aujourd'hui, je réalise à quel point ces moments volés sont des regrets. Ces instants où j'aurais dû prendre le temps de respirer, de m'arrêter et d'apprécier ce que j'avais. Mais je ne l'ai pas fait. Je me suis perdue dans des pensées sombres et des doutes. La peur de l'avenir m'empêchait de profiter du moment présent.
Les années passent, et avec elles, le poids de cette incompréhension. Je croyais que le temps m'aiderait à trouver un équilibre, mais plus les années passaient, plus la frustration grandissait. Et aujourd'hui, en repensant à tout ça, je me demande : aurais-je pu vivre autrement ? Aurais-je pu profiter pleinement de ce que j'avais, sans me laisser envahir par mes propres angoisses et incertitudes si j’avais su ce qui m’attendait?
Le sentiment de n'avoir pas su profiter de ce qui m'était offert m’oppresse. L’amour des autres ne pouvait pas tout réparer : même entourée de tout ce dont je pouvais rêver, je me sentais en guerre.
En guerre contre moi-même.
Et puis bientôt et surtout, Alice et Paul, mes enfants.
Mon cœur se serre.
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