Chapitre 1 : Les malheurs de Sophie
Sophie éteignit son bruyant réveil avec un geste lourd et maladroit du bras qui ne manqua pas de renverser toutes sortes d’objet sur sa table de chevet. Ainsi mouchoirs usagés, écouteurs, téléphone portable et même sa liseuse électronique tombèrent tous à terre. Elle n’avait jamais eu l’esprit du rangement, et sa chambre aurait facilement pu passer pour une celle d’une adolescente, avec ses restes de croutes de pizzas, ses paquets de chips terminés mais non mit à la poubelle, quelques canettes de sodas trainants de-ci de-là ou son linge sale à même le sol. Elle se réveilla doucement, en prolongeant au maximum le plaisir de rester au lit.
La journée s’annonçait à la fois calme et inintéressante, comme toutes les autres depuis deux ans. Depuis qu’elle ne travaillait plus, Sophie s’était enfermée dans une routine assez déprimante où ses principales préoccupations concernaient ses repas. Le reste de son temps, elle le passait devant les écrans. De son téléphone à la télévision en passant par son ordinateur, elle restait passive devant des films, des podcasts ou des articles sans fond qu’elles lisaient en diagonales.
Mais bon, il fallait bien se lever, car le réveil qu’elle venait d’éteindre sans ménagement annonçait qu’il était déjà onze heures du matin. Si elle le programmait à cette heure-là, c’était parce qu’il s’agissait du meilleur compromis entre le fait de garder un rythme de vie à peu près normal et le fait qu’à la longue, elle avait fini par échouer dans sa volonté de se lever à neuf heures, puis à dix heures du matin. Rassemblant tout son courage, elle s’étira et se leva dans un long soupir trahissant son manque total de motivation à endurer la journée à suivre.
Après une douche rapide, elle s’habilla comme à l’accoutumée dans son survêtement de sport, privilégiant le confort à l’esthétisme. Bien que l’heure fût largement dépassée, elle prit son petit déjeuner habituel : chocolat chaud, tranches de brioches et jus d’orange. Après quoi elle se brossa nonchalamment les dents. Elle s’observa dans le miroir pendant qu’elle terminait sa toilette : elle avait beau avoir une hygiène de vie discutable (car elle était une grande consommatrice de fast-food alors qu’elle ne pratiquait plus le moindre sport) elle avait cette chance de rester mince malgré ses trente-cinq ans. Elle avait beau ne pas faire d’effort sur son apparence, elle restait néanmoins, de son propre avis, assez jolie. Ses cheveux châtain clair qui lui descendaient plus bas que les épaules brillaient à la lumière du soleil et ses yeux bleu clair lui avaient toujours donné un regard très doux et agréable, qui contrastait fortement avec son incapacité à gérer des rapports amicaux avec son entourage. Depuis qu’elle avait été virée de son travail d’enquêtrice au sein de la brigade contre la cybercriminalité, elle avait perdu tout ce qui lui restait de vie sociale.
Elle s’était depuis longtemps éloignée de ses parents qui n’avaient jamais encouragé ces choix de carrière. Ils la voyaient médecin (le métier de son père) ou avocate (celui de sa mère) et bien qu’elle ait tenté autrefois des études de médecine, puis des études de droit, elle avait lamentablement échoué dans les deux cas à la fin de sa première année. En vérité, il s’agissait de deux domaines qui l’ennuyaient profondément, Sophie ayant toujours privilégié l’action à la minutie, et lorsqu’elle leur avait annoncé qu’elle souhaitait entrer dans la police, elle fut profondément déçue du manque de soutien que lui affichaient les deux personnes sur qui elle pensait pouvoir compter pour toujours. Ainsi, elle avait pris la décision de ne plus donner de nouvelles jusqu’à ce qu’elle obtienne des excuses de leur part, mais après de longues années, cela ne s’était toujours pas produit.
De même, elle avait peu à peu perdu le contact avec ses vieux amis au fil du temps. Le seul lien qu’elle avait encore était celui d’une jeune cousine dont elle avait toujours été proche, mais dont le travail et le nouveau petit ami lui prenait tout son temps libre et elles n'échangeaient plus qu’occasionnellement.
Elle n’était levée que depuis une demi-heure et pourtant elle se retrouva avec cette habituelle mais néanmoins désagréable sensation que sa journée était déjà finie. Qu’allait-elle bien pouvoir faire pour s’occuper aujourd’hui ? Bien sûr il y avait du ménage, beaucoup de ménage même, car son appartement était à l’image de sa chambre : désordonné, sale même. Des emballages vides à jeter trainaient un peu partout, plusieurs belles couches de poussières dans les angles auraient bien mérité un bon coup d’aspirateur, quoiqu’elle aurait eu matière à le passer dans toutes les pièces et pas seulement dans les coins. Dans son cellier, le linge propre à repasser s’empilait tandis qu’un nettoyage des miroirs de la salle de bain et de ses carreaux n’aurait pas été superflu. Mais découragée par l’ampleur de la tâche qui se profilait, elle opta, comme à son habitude, pour la procrastination et malgré le sentiment de culpabilité qu’elle ressentait elle alla s’allonger sur le canapé et alluma la télévision.
Elle ne trouva aucun programme digne d’intérêt donc elle choisit de mettre une de ces chaînes d’informations qui diffusaient les mêmes annonces en boucle tout au long de la journée. A l’écran, un présentateur dégarni annonçait la météo : il allait faire chaud dans les prochains jours. « Rien d’anormal au mois de mai » pensa Sophie, mais lorsque l’homme annonça que les gens allaient pouvoir profiter d’un bon barbecue, chose qu’ils n’avaient pu faire en raison du mauvais temps de ces derniers jours, elle eut un mot vulgaire envers lui pour lui avoir rappelé qu’elle n’avait personne avec qui profiter d’un bon repas en extérieur. Le bulletin météo laissa la place à la publicité et Sophie ralla de nouveau, bien qu’elle n’eût aucune raison pour attendre aussi impatiemment la suite des informations. Après tout, elle avait la journée devant elle et la chaîne allait bien passer sur chaque sujet une bonne vingtaine de fois. Elle attrapa son téléphone et l’alluma. Comme d’habitude, elle n’avait reçu aucun message, à part une notification d’une obscure application de rencontre qu’elle avait installée il y a longtemps, lui indiquant que de nombreux hommes avaient regardé son profil avec attention.
Elle avait cru au pouvoir de ces applications autrefois, mais elle avait été profondément déçue par tous les rendez-vous qu’elle avait obtenue. Lors de la première de ses rencontres, l’homme qu’elle avait retrouvé dans un café chic du centre-ville lui avait finalement annoncé qu’il était marié, que la routine s’étant installé dans son couple, il recherchait une maîtresse pour redonner du piment à sa vie, mais qu’il n’avait nullement l’intention de quitter sa femme pour autant. Sophie lui avait alors demandé s’il s’agissait de bêtise ou de lâcheté et le rendez-vous s’était alors terminé. Sa deuxième rencontre s’était déroulée dans un parc public, et bien que leur contact fût fluide et naturel par message, son prétendant semblait avoir épuisé tous ses sujets de conversation le jour où ils s’étaient retrouvés, et Sophie avait eu beau essayé d’alimenter la discussion au début, elle s’était rapidement découragée face à ses réponses brèves et peu inspirées. Enfin, elle avait ressenti beaucoup de gène avec le troisième et dernier. Elle était tombée avec quelqu’un qui ne ressemblait pas du tout à ses photos, lesquelles présentaient un homme d’une trentaine d’année séduisant à plus d’un égard, de la couleur de ses yeux à la mâchoire carrée. La déconvenue fut difficile à encaisser lorsqu’elle retrouve un homme bedonnant, mal rasé, qui ne sentait pas très bon et parlait avec une outrageante vulgarité. Depuis elle n’avait plus donné d’intérêt à cette application au point même de ne pas se donner la peine de la désinstaller.
Après avoir défilé les titres d’articles sans intérêt dans son fil d’actualité, elle jeta son téléphone à quelques centimètres d’elle sur le canapé en poussant un petit soupir de lassitude au moment où la page de publicité se terminait. Les informations allaient reprendre. Le présentateur, plus jeune que celui de la météo commença avec un premier sujet concernant une mesure sur le pouvoir d’achat prise par le président de la République. L’écran le montrait en conférence de presse, où il annonçait bientôt alléger une obscure taxe sur les produits alimentaires et semblait très fier de sa mesure, n’oubliant pas de mentionner au passage, que cette taxe avait été décidée par son prédécesseur et principal adversaire.
Puis le deuxième sujet parlait cette fois-ci de réfugiés d’un pays lointain qui fuyaient la guerre contre des terroristes. Le reportage n’apportait aucun fond, juste des images de familles apeurées, d’enfants en pleurs et d’association humanitaires qui les aidaient à traverser la mer. Sophie s’ennuyait profondément, non pas qu’elle n’éprouvait aucune compassion pour ces familles, mais elle était lasse de voir ce sujet être abordé tous les jours alors que cela ne la concernait pas vraiment. Elle reporta son attention sur son téléphone tandis que le reportage se terminait, reprenant le défilé des articles sans grand intérêt.
« -Dans l’actualité toujours, ce terrible meurtre qui a été découvert aujourd’hui. Une jeune femme tuée devant son domicile, vous nous en dîtes plus Catherine »
- Oui Florian, en effet, terribles images qu’ont dû affronter les voisins ce matin, le corps d’une femme a été découvert juste devant son domicile, le crâne brisé -l’arrière du crâne pour être exacte- et le corps dénudée, en pleine rue. D’après les premiers éléments de l’enquête, la victime semble avoir été victime d’un viol avant de succomber à ses blessures.
-Oui terrible drame en effet, dis le présentateur sur un ton qui n’exprimait aucune émotion, mais la police a du nouveau semble-t-il ?
-En effet Florian, on connait l’identité de la victime, il s’agit de Pauline Bourtin, elle travaillait en tant que serveuse dans un restaurant proche de son domicile, selon son employeur « elle est partie très tard hier, comme cela peut arriver dans ce métier »
Sophie laissa tomber son téléphone par terre et se redressa, horrifiée. Pauline Bourtin ? Était-ce possible ? « Bon, pas de panique se dit-elle, c’est probablement une erreur, ou bien une autre Pauline Bourtin, ça ne peut pas être… »
Mais hélas, le journal abrégea ses espérances en diffusant la photo de la malheureuse victime. Elle reconnut tout de suite sa jeune cousine, la seule personne de sa famille avec qui elle avait gardé contact. Sophie restait là, immobile, incrédule, devant sa télévision. De toutes les personnes qu’elle connaissait, Pauline était de loin la plus douce et la plus gentille, comment cela avait-il pu tomber sur elle ? Elle écouta à peine la courte interview de Marc, son patron qui expliquait être sous le choc, qu’elle était partie comme tous les soirs à pied à la fin de son service car elle n’avait pas de voiture.
Puis le journal changea à nouveau de sujet.
-Quoi ? Comment ça tu veux parler d’autre chose ? hurla Sophie au présentateur. Dis-moi pourquoi, dis-moi pourquoi Pauline a été tuée !
Bien sûr, le présentateur ne lui répondit pas, et elle s’enfonça dans son canapé, pleine de rage. Puis elle se leva et se mit à faire rageusement les cent pas, en tournant en rond dans son appartement, se parlant à elle-même.
« Ça n’a pas de sens ! criait-elle. Qui a fait ça ? Qui ? Pourquoi ? Je vais le tuer ! »
Elle alla dans sa chambre et alluma son ordinateur. Puis elle ouvrit son navigateur et tapa le nom de sa cousine dans la rubrique « actualités ». Il n’y avait pas beaucoup d’articles, seulement deux pour l’instant. Elle cliqua sur le premier, celui d’un journal local qui ne lui apprit rien de nouveau, mais il contenait le témoignage de la personne qui l’avait découverte.
« Je rentrais d’une soirée entre amis, j’habite un peu plus loin, et je suis passé par cette rue pour aller plus vite. Et là… je l’ai vu. J’ai tout de suite appelé au secours mais personne ne m’a répondu alors j’ai appelé la police avec mon téléphone. Je n’en croyais pas mes yeux. Au début, la police m’a demandé si j’avais un lien avec la victime mais je ne la connaissais pas, je ne l’ai même jamais vu ! »
-Oui oui, fulmina Pauline, mon pauvre petit, tu as vécu une expérience horrible, mais Pauline est morte elle ! Tu ne crois pas que c’est un peu plus grave que les flics aient cherché à savoir si tu avais un lien dans cette histoire ?
Elle retourna sur la page précédente et cliqua sur le second lien, qui était celui d’un journal national cette fois. Encore une fois l’article était très pauvre en nouvelles informations, il reprenait le même témoignage que le premier mais précisait l’heure de la découverte : minuit vingt-deux. Devant ses recherches infructueuses pour en apprendre davantage, Sophie essaya une recherche plus générale, peut-être que plusieurs article avait été écrit avant que le nom de Pauline ne soit communiqué donc elle se mit à faire des recherches telles que « jeune femme tuée et violée » ou « femme tuée devant sa maison » mais elle ne trouva rien. Ses échecs augmentèrent son énervement, elle se sentait comme un lion en cage. Elle eut l’idée d’appeler sa tante, mais elle n’avait plus son numéro, comme elle n’avait pas plus celui de ses parents d’ailleurs. Elle abandonna donc cette idée, mais que faire alors ? Elle pouvait se déplacer directement sur les lieux du crime mais à quoi bon ? Soit la zone serait fermée au public, soit elle serait ouverte mais déjà complètement nettoyée par les enquêteurs… Elle refit donc les cent pas quand le son de la télévision l’interpella.
« -Priorité au direct, entendit-elle annoncer le présentateur, dans l’affaire de cette jeune femme tuée devant son domicile, la police annonce qu’un homme est venu se présenter au commissariat ce matin et aurait avoué être l’auteur du meurtre. Catherine c’est à vous. »
Sophie courut vers sa télévision aussi vite qu’elle le put, contournant les divers obstacles de son appartement désordonné. A l’écran, la présentatrice confirmait l’information que venait de donner son collègue.
« -Oui Florian, c’est en effet ce qu’a annoncé le commissariat central, un homme d’une cinquantaine d’année s’est rendu de lui-même ce matin, dès qu’il a vu que l’on parlait de ce crime à la télévision. La police n’a pas communiqué l’identité du suspect mais elle le décrit comme un homme « profondément troublé », qui « regrette son geste » et qui « compte affronter la justice pour ce qu’il a fait. »
-Profondément troublé ? Il regrette son geste ? ironisa Sophie avec fureur, non mais il est sérieux ?
Néanmoins, elle venait de retrouver un certain optimisme. Non seulement un suspect s’était présenté de lui-même et avait été arrêté, mais en plus il se trouvait au commissariat central, là où Sophie avait travaillé pendant près de huit ans. Elle avait beau être partie en mauvais terme avec à peu près tout le monde là-bas, il était possible qu’elle puisse rencontrer l’assassin de sa cousine si elle arrivait à persuader ses anciens collègues.
« D’après nos premières informations, l’homme dit avoir reconnu la victime alors qu’elle marchait en direction de son domicile. Toujours selon lui, la jeune femme et lui auraient longuement échangés sur internet et se seraient rapprochés. Elle lui aurait même fait des avances Mais elle ne se serait pas présentée aux rendez-vous qu’ils s’étaient fixés »
-Qu’est-ce que cela veut dire ? gronda Sophie, Pauline a son petit ami, elle me l’aurait dit s’ils n’étaient plus ensemble ! Et elle n’est pas du genre à être infidèle !
Elle remarqua pour elle-même qu’elle venait de parler de sa cousine au présent, elle n’arrivait pas encore à accepter son décès. Le journal changea à nouveau de sujet et Sophie se leva instinctivement et retourna dans sa chambre. Elle enleva son survêtement et attrapa des habits plus convenables pour sortir. Son style vestimentaire aurait dû être le dernier de ses soucis, mais elle venait de se décider à retourner sur son ancien lieu de travail dans l’espoir de rencontrer le meurtrier. Or il s’agissait d’une faveur qu’elle savait parfaitement vaine, mais puisqu’il lui fallait tenter l’impossible, elle savait que se présenter en tenue correcte ne pouvait qu’augmenter ses chances. Elle enfila un pantalon noir et un pull léger bleu marine et se para de petites boucles d’oreilles pendantes. Elle se dirigea vers sa porte d’entrée et après avoir enfilé des chaussures à talons au lieu de ses traditionnelles baskets, elle sortit de chez elle
-Tu as des regrets c’est ça ? Et bien je vais te donner une bonne raison d’avoir des regrets, connard ! lança-t-elle en claquant sa porte.
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