Chapitre 2

10 minutes de lecture


« Oh, non ! Encore ? C’est pas vrai ! »

(D. Ion)

C’est un éternel râleur, lui ; vous allez vous en rendre compte tout de suite. Il cherche une place pour garer sa voiture sur le parking bien plein à cette heure et ne cesse de maugréer en se rapprochant du pare-brise d’autant plus que la pluie tombe fort et qu’il n’a pas pris soin de remplacer l’essuie-glace défectueux. Il s’énerve contre ces gens qui ont tous l’idée de venir faire leurs courses au même moment. Il finit par apercevoir une place libre à une dizaine de mètres de là, sur la droite, et s’avance.

« Et merde ! Encore un con mal garé ! Il vient, il se met dans la place et arrête sa voiture telle quelle, en biais, et du coup ça prend deux places ! Même si j’arrive à me faufiler, je ne pourrai plus ouvrir les portes ».

Il faut dire, à sa décharge, qu’il a quelques fois des raisons valables de râler.

Un peu plus loin, des gens semblent sur le point de partir. Il se rapproche et enclenche le clignotant. L’autre véhicule fait marche arrière et s’en va. À ce moment-là, surgit en sens inverse un coupé qui s’engage immédiatement dans la place laissée vacante et convoitée par notre ronchonneur. « Mais il est gonflé celui-là ! » s’énerve-t-il.

Il s’apprête à sortir pour expliquer sa façon de voir au malotru mais une autre place vient de se libérer ; alors, préférant ne pas la laisser échapper, il s’y précipite pour se garer. Enfin ! Il sort et prépare son jeton pour prendre un chariot en se hâtant vers l’abri où s’enfilent ces engins à roulettes. Vide. Il n’y en a plus ici. « Mince ! » Là, il est poli. En plus, il pleut à verse, justement maintenant, alors que depuis des semaines il n’est pas tombé une goutte. Il va donc voir au suivant : il en reste trois. Bon, allez, citons la marque, après tout, beaucoup de gens les appellent ainsi : il reste trois caddies. Il ne prend pas le premier car il s’agit d’un type qui tient un chariot plein de clubs de golf. Il tire sur le deuxième mais le système d’accrochage résiste. Il tire, il pousse, il tire plus fort… Ça vient. « Et voilà ! Les roulettes sont grippées. Je vais encore m’emmerder dans le magasin avec ça. Ils pourraient quand même entretenir leurs caddies de temps en temps ! » Il le remet donc en place et prend le dernier qui reste. Là, ça roule. Il emprunte la bande de circulation prévue pour les piétons en pressant le pas car la pluie tombe toujours plus fort.

Quelques mètres plus loin, il est obligé de faire le tour d’une voiture mal garée, ce qui a pour effet de l’énerver une fois de plus : « Celui-là aussi, il n’a rien à foutre des autres. Plutôt que de marcher quelques dizaines de mètres, il préfère stationner sur le passage piétons. S’il le pouvait, il serait capable d’entrer dans le magasin avec sa bagnole. Encore un malin, adepte du tout-drive et qui grimpe sur un vélo d’appartement pour faire de l’exercice ! »

Après avoir manœuvré tant bien que mal avec son caddie sous la pluie et sur le sol en pente conçu pour permettre l’écoulement des eaux mais rendant difficile la station à l’arrêt des chariots qui ont, de ce fait, la fâcheuse tendance à aller cogner contre les voitures voisines pendant qu’on transborde les achats, il s’avance vers les portes rotatives et guette le moment propice pour s’y ruer parce que, dans ce magasin, elles tournent un peu vite sauf quand il y a du vent car, alors, elles sont en panne.

Il est passé. Il remonte le long de la galerie marchande pour rejoindre l’entrée de la surface de vente. « Il faut faire toute la longueur pour entrer et de nouveau toute la longueur dans l’autre sens pour arriver dans le secteur alimentaire. Pas étonnant qu’on appelle ça hypermarché » se dit-il. Mais alors pourquoi venir faire ses courses ici ? « Parce qu’il faut bien faire ses courses quelque part et c’est près de chez moi », semble-t-il nous répondre.

Il passe les portillons et tombe forcément sur l’inévitable aire de promos de la semaine. Il jette un œil. Ça l’énerve : certains produits qu’il achète habituellement restent, malgré l'offre spéciale, encore plus chers que les mêmes hors promotion chez des concurrents. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il regarde généralement les prospectus publicitaires dont on bourre sa boite à lettres : il peut ainsi faire le tri entre les promos vraiment intéressantes et ce qui, pour lui, n’est plutôt que de l’ombre à paupières et, pour d’autres, de la poudre aux yeux.

Il progresse dans l’allée centrale et fait un crochet par le rayon « livres ». Il saisit machinalement un fascicule intitulé « Les Fables selon Jean du Robinet » et lit quelques lignes d’un premier texte intitulé « Le Fossé vrai » pour voir ce dont il s’agit:

« Il n’y a pas de fossé entre les riches et les pauvres

Mais il y a un fossé entre les riches, et les pauvres

Sont dedans,

Pas devant.

De temps en temps, certains pauvres futés

Grimpent sur certains pauvres cons

Et sortent du fossé d’un bond

Couper la tête aux riches sans discuter.

Ils prennent alors leur place

Et tout le monde s’enlace.

Puis tout le monde s’en lasse

Et les choses reprennent leur place.

Il y a des gens qui pensent –en général se sont des pauvres -

Que le monde serait meilleur sans riches et sans pauvres :

On serait tous sur un pied d’égalité

L’autre pied étant pour la fraternité.

Mais il n’y a alors plus de pied pour la liberté !

En fait, une des lois de la nature

Veut que celle du plus fort perdure.

Force d’athlète

Ou force de la tête,

Qu’importe, la force s’achète ! »

« Oh, là ! C’est prise de tête ce truc ! » conclut-il en refermant l’ouvrage. Il se tourne alors vers les BD et porte son choix sur un exemplaire de la série « Astérix » qu’il relit en entier car, dans les grandes surfaces, il n’y a personne qui vient vous rappeler à l’ordre en vous demandant d’acheter avant de lire, même si c’est justifié.

Une demi-heure s’écoule. Soudain, il réagit : « Bon, c’est pas tout, ça, mais il faut que je fasse mes courses ! »

Il pousse son chariot en l’occurrence toujours vide jusqu’aux rivages des produits de la mer. Des cris de mouettes et un bruissement de vagues invitent le chaland à se sentir au plus près de la fraîcheur de ces crustacés, steaks de la mer, rollmops et autres truites en attente d’être vidées à défaut d’évoquer Schubert. En face, un gros panneau coloré indique une action promotionnelle sur les crevettes. Une lueur de tristesse passe dans les yeux de Démis ; En effet, c’est là le prénom de ce râleur que nous suivons depuis un moment. Son nom de famille n’est pas « Roussos » car il ne chante pas, mais « Ion » car la vie est ainsi faite.

Ah, les crevettes ! Pourquoi l’émeuvent-elles ? « Eh bien, parce que… » commence-t-il. Non, Démis, il ne faut pas le dire ; cela fait partie des mystères de cette histoire et le moment n’est pas encore venu d’y apporter une explication.

Décidément, il semble nous entendre ! Il a de bonnes oreilles ; peut-être les a-t-il dressées ! Il faut vérifier si elles sont rouges. Pour l’instant, c’est difficile à savoir car elles se cachent sous des cheveux longs (une coupe à la « Beatles », même si ce n’est plus à la mode).

Les crustacés lui ayant inspiré la mélancolie plutôt qu’une mélodie, il change d’avis quant à son dîner pour orienter son choix vers une pizza surgelée qu’il accompagnera simplement d’une bière, une boîte de 50 cl à vider en 2 fois comme le veut l’expression « faire d’une bière deux coups ». À part ça, il ne lui faut rien de plus aujourd’hui ; il se dirige donc vers les caisses.

« Oh non ! Encore ? C’est pas vrai ! Y a des queues partout ! Pauvres caissières ! Pourquoi ils n’ouvrent pas des caisses supplémentaires ? C’est pas possible, je vais encore perdre vingt minutes à attendre mon tour ! ».

Evidemment, notre râleur aurait gagné beaucoup de temps en s’abstenant de lire tout à l’heure… Il choisit une file qui semble avancer plus vite, d’autant que les gens n’ont pas grand chose dans leur chariot. Il se tient juste derrière deux jeunes filles qui n’ont qu’une bouteille de Mei Kuei Lu Chiew..« Mmh ! De l’alcool de sorgho à la rose. Je n’en ai plus ; il faudra que je pense à en acheter la prochaine fois », se dit-il.

Une musique se fait entendre. En mélomane averti, Démis reconnaît « Hotel California » par « Eagles »

L’une des deux filles prend son téléphone dans le sac : « Oui, Camille ? On fait des courses, pourquoi ? Non, on n’a pas encore passé la caisse… Oui, bien sûr… Une boite de graines pour perruches ? Ok, on te prend ça ! À plus ! »

Marie et Mylène (bien sûr, ce sont elles !) cèdent ainsi leur place à Démis, ravi d’en avoir gagné une. Pourtant, immédiatement après, une lueur de tristesse passe dans son regard. Encore une. Mais que lui arrive-t-il donc ? Et, à ce stade, que faire ? Suivre les filles ou rester avec Démis ? En fait, vous avez le choix : si vous optez pour Démis, continuez simplement votre lecture en passant au paragraphe suivant. Si vous préférez les filles, sautez directement au chapitre III ; de toutes façons, les lignes ci-après ne sont pas primordiales pour la compréhension de l’histoire.

Mélomane, Démis ? En effet, guitariste il l’est depuis sa jeunesse, des années « Age tendre et tête de bois » à « Woodstock » qui, comme son nom l’indique avait été le lieu où l’on empilait les têtes de bois pour qui l’âge n’était pas forcément tendre… Contrairement à l’herbe. Il a ainsi connu les riffs tour à tour nerveux, planants puis ravageurs, bercé par le rock’n’roll, à l’inverse de la génération de Marie et Mylène, bercée contre le mur par la house, la techno et autres marteaux piqueurs monophoniques – semblant être des enregistrements à peine maquillés de chaînes de montage automobiles – auxquels je me force à ne pas mêler le rap qui a tout de même su enfanter des œuvres méritant la dénomination de création musicale. Les parents des adolescents de l’époque pensaient que le rock était une musique de sauvages, très peu mélodique et à la rythmique aliénante ; ceux d’aujourd’hui peuvent percevoir de la même façon le rap avec, pour autre analogie, le fait que les deux genres sont issus de la révolte et des tripes de la jeunesse. À une différence près au moins : que le rock parlait plutôt d’amour…

Bon, bon, bon ! Le débat est clos. De toutes façon il n’y a pas de débat puisque je suis le seul à m’exprimer. Si ça ne vous plait pas, refermez le livre et, si vous êtes dans un magasin, reposez-le sans l’acheter, vous n’aurez rien perdu. Par ailleurs le fait que vous en soyez arrivé là sans vous faire jeter, c’est que vous vous trouvez au moins dans un supermarché… Allez donc faire vos courses au lieu d’essayer de bénéficier gratuitement du travail des autres ! Si vous avez déjà acheté cet ouvrage, eh bien tant pis, que voulez-vous, il faut assumer…

Démis commence à s’énerver. Le défilé est ralenti par une personne ayant oublié de faire peser sa banane et s’excuse auprès de chacun en remontant la file pour aller, son fruit ensaché à la main, rattraper le coup auprès de la préposée au pesage qui se trouve évidemment à l’autre extrémité du magasin. Une dame a entre-temps déposé une vingtaine d’article sur le tapis.

̶ C’est une caisse 10 articles, madame, intervient la caissière.

̶ Oui, mais tout n’est pas à moi ! La première moitié seulement, le reste est à ma voisine !

̶ Elle se trouve où ?

̶ À la maison ; je fais les courses pour elle. Comme vous voyez, il y a dix articles pour chacune.

Que répondre à ça ? Il y a des gens qui ont un toupet à rendre Tintin jaloux ! Car en plus, cette dame coiffée à la garçonne s’est fait une coloration orange sur la houppette. Un adolescent manifeste son mécontentement :

̶ Je serais la caissière, je vous aurais fait débarrasser le tapis, tricheuse ! Si c’est comme ça, moi je passe en priorité à la caisse « femmes enceintes » parce que j’ai acheté de la pommade pour ma mère et qu’elle est enceinte.

̶ C’est pas pareil rétorque l’autre. En plus, je suis pressée, alors je ne vais plus changer. Je n’avais pas vu que c’était une caisse rapide.

La dame à la banane revient. Elle paie. La tricheuse emballe ses 2 fois 10 articles et paie en deux fois aussi pour montrer qu’elle est de bonne foi. Le jeune homme hoche la tête de droite et de gauche pour manifester sa pensée, la même que celle de Démis (que je ne reproduis pas in extenso, vous laissant l’opportunité d’y placer un épithète de votre répertoire personnel) : « Mais quelle c…! ». Ensuite il passe la pommade. C’est enfin au tour de Démis. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, il ne se passe rien de spécial, aucun incident, tout va bien. Il paie et regagne la sortie. Incroyable !

La pluie a cessé de tomber. De grosses flaques inondent par endroits le parking, nouvelle source de grogne pour Démis dont la voiture se trouve justement au beau milieu d’une de ces étendues d’eau engendrée par un caillebotis bouché. Contraint de se mouiller les pieds, il se félicite malgré tout de n’avoir qu’un sachet à porter et se console en voyant d’autres clients devant se démener sur la pointe des pieds –rappelant le pas maladroit des petits Rats de l’Opéra débutants –pour transborder leur cargaison du caddie dans la voiture. Une voix féminine l’apostrophe ; il se retourne :

̶ Monsieur, s’il vous plait, vous pourriez m’aider à ranger mes courses ? Vous voyez, il y a plein d’eau et je n’arrive pas jusqu’au coffre… Et comme vous avez déjà les pieds mouillés…

C’est la c… à la houppette.

̶ Eh bien, demandez donc à votre voisine de vous aider, déjà que vous lui rendez service en faisant ses courses !…

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