Chapitre 4 - première partie
« Toi, le témoin lumineux, mets-la en veilleuse ! »
(M. Add)
̶ Excusez-moi de vous déranger… Je venais rendre visite à Oreste Horant et Gaspard Alysant…Je les ai rencontrés lors d’une conférence sur la généalogie… annonce le visiteur à Camille.
̶ C’est au rez-de-chaussée…
̶ Oui, je sais, mais, voyez-vous, je suis moi-même actuellement en train de faire mon arbre et, il y a deux minutes, en arrivant à la porte en bas, je m’arrête, je regarde les sonnettes et je vois le nom de « Ionnett », je me dis : « Serait-ce un Ionnett de ma quête ? » Je veux en avoir le cœur net, voilà pourquoi je me permets de vous sonner… Vous êtes Camille ?
̶ Oui… répond Camille effectivement un peu sonné.
Le visage de l’homme s’éclaire. Est-ce un illuminé ?
̶ Et vous avez une sœur du nom de Marie ?
̶ Oui.
̶ Génial ! Vous êtes de ma famille !
̶ Vous vous appelez Ionnett ?
̶ Moi ? Non, non ! Mon nom est Ion, … Mais vous pouvez me croire, vous allez voir…
̶ Merci ; mais il se fait tard et j’ai un rencart, ce soir, je ne veux pas être en retard, alors allez voir l’Oreste et le Gaspard… Au revoir !
̶ Ecoutez, je ne veux pas vous importuner ; je vous fais parvenir une copie de mon arbre avec mes coordonnées, comme ça vous pourrez en prendre connaissance et, si vous le souhaitez, me contacter…
̶ Oui, c’est ça… dit Camille en refermant la porte.
Ce n’est pas que Camille veuille sortir mais il se méfie : il a l’habitude de ce genre d’individus qui viennent sonner chez vous en tenant un discours étrange voire saugrenu et se révèlent être des commerciaux essayant de vous refiler un bien, soit matériel en promettant une affaire d’enfer, soit spirituel en vous promettant le paradis sur terre mais, dans tous les cas, en échange d’une contribution terre à terre et conséquente. « Ce doit être un Mormon, ils sont branchés généalogie, eux, ce sont des spécialistes… », se dit-il en allant se servir un café à la cuisine tout en poursuivant sa réflexion : « Non, les mormons se promènent en costard cravate avec la plaque minéralogique agrafée sur le veston alors que ce gars-là avait plutôt un look soixante-huitard… Alors un témoin de Jéhovah, un de ceux qui sont prêts à témoigner essentiellement de ce qu’il n’ont pas vu ? Non… Après tout, ces démarcheurs sûrs d’avoir raison viennent toujours en binôme pour éclairer mutuellement leur lanterne quand, dans leur argumentation, une zone d’ombre est mise en lumière par une question pertinente de leur interlocuteur… Peut-être est-il sincère… On verra… » En fait, cela ne le perturbe pas outre mesure ; en revanche, la perruche l’inquiète car cela fait pratiquement trois jours, c’est-à-dire depuis son arrivée, qu’elle n’a presque rien avalé ; c’est à peine si elle a remué quelques graines ; en outre, elle n’a pas touché aux morceaux de pomme, de banane et de salade que Camille lui a posé sur une petite assiette. « Pourquoi l’oiseau persiste-t-il à rester perché sur le frigo ? » se demande-t-il. Soudain, le visage de Camille s’éclaire ; il n’est pas devenu un illuminé mais il a une idée lumineuse. Il ouvre le réfrigérateur, en retire un bol où se disputent trois ou quatre crevettes, le pose sur la table puis sort en laissant la porte entrebâillée – mais en pleine forme – pour observer la réaction du volatile écarlate. Voici que Rougit-de-l’Aisle se précipite presque aussitôt sur les crustacés, commence à les picorer goulûment et en achève deux pièces. Il reprend ensuite sa place en hauteur et, tel un Tarzan revisité, pousse une Marseillaise d’aise. « C’était donc ça : il voulait des crevettes, ce rougeaud-là », dit Camille à personne car il est seul. Ce qui a lui a mis la puce à l’oreille, ce n’est pas un chien mal soigné mais le souvenir qu’avant-hier matin, alors qu’il confectionnait les nems, il était sorti momentanément de la cuisine en laissant sur la table une assiette de crevettes servant à la préparation puis, revenu dans la pièce, il en avait ramassé un morceau par terre sans doute tombé lors du « picorage ». La présence de l’oiseau révélée ensuite par son sifflement ne l’avait pas conduit à faire la relation. Ce soir cependant, prenant en considération la couleur de la perruche, la mettant en parallèle avec la lecture d’une fiche sur les flamands rouges du zoo et le souvenir du morceau de crevette trouvé l’autre jour, lui est venue l’idée d’essayer cette tentative de la dernière chance avant que Rougit-de-l’Aisle ne tombe d’inanition.
Camille l’observe. « Il est vrai que l’animal est venu se poser sans y avoir été invité dans ma cuisine ; ce n’est pas un membre de la famille ni un ami d’enfance ou un copain de beuverie mais il n’en demeure pas moins attachant », se dit-il, ravi que le volatile ait enfin retrouvé l’appétit.
C’est le cœur léger que Camille peut passer à sa soirée Tati ; c’est à dire regarder un ou deux films de ce cinéaste et non aller faire des emplettes bon marché. Je préfère préciser, tout le monde n’ayant pas les mêmes références culturelles. Comme vous, par exemple, qui lisez ce que j’écris – un peu n’importe quoi en somme – alors que d’autres plongent plus volontiers dans un ouvrage de Cousteau ou, sur la plage, se jettent sur le dernier pavé paru d’un auteur contestataire à succès... De romans à l’eau de mer, plutôt ? Soit. Peu importe. Il y a donc également des gens qui savent bien que l’alexandrin n’est pas une variété de chenille, que la guerre de Troie n’a pas eu lieu en Champagne ou que Demi Moore n’est pas la moitié de Roger…
Mais, je bavarde, je bavarde, alors que « Jour de Fête » a commencé. Ne dérangeons donc pas plus longtemps Camille et intéressons-nous à ce monsieur Ion venu sonner chez lui tout à l’heure avant d’aller faire sa visite aux retraités du rez-de-chaussée. Ce n’est pas – comme il le craignait plus ou moins – un démarcheur en idées reçues, mais bien un amateur de généalogie ayant découvert des ramifications en direction de Camille et Marie en cherchant à faire pousser son arbre. Attendons-le, il ne devrait pas tarder à prendre congé de Gaspard et d’Oreste du reste. D’ici là, profitez-en pour faire une pose toilette ou autre chose, ce que vous voulez… Ne vous inquiétez pas, si c’est trop long, on vous attendra, vous n’avez qu’à mettre un marque-page et reprendre en suite au paragraphe ci-après.
Le voilà justement qui sort et va prendre sa voiture pour rentrer chez lui. La nuit est tombée sans faire de bruit mais la chaleur persiste. « Cet été caniculaire n’en finit pas » se dit notre homme en baissant les vitres pour permettre à l’air de circuler et rafraîchir un tant soit peu son visage. Plus loin, s’arrête aux feux un cabriolet dont le conducteur a ôté la capote. Quelle imprudence, lorsqu’on sait qu’il est toujours conseillé de sortir couvert ! Il va d’ailleurs en faire l’expérience incessamment, le volume excessif du son de l’autoradio n’étant pas du goût de tout le monde dans le quartier. Il y a notamment un bébé que ce vacarme réveille brutalement et dont les parents pensaient pouvoir se reposer entre deux tétées, les premières semaines suivant la naissance étant toujours fatigantes même lorsqu’on est en congé parental ; en face, un ouvrier qui travaille en équipe du matin se figure qu’il peut dormir à l’heure où d’autres regardent le film de la soirée ; à l’étage en dessous, un couple tente de suivre une émission culturelle que la production n’a pas jugé utile de sous-titrer à l’attention des malentendants… Au numéro d’à côté, en revanche, une dame à moitié sourde d’avoir travaillé la majeure partie de sa vie dans une usine ne semble pas trop perturbée… C’est tout juste si elle se demande pourquoi la municipalité entreprend des travaux de voirie à cette heure tardive. Tous ces gens – sauf cette dame et le jeune homme qui s’est mis à la fenêtre pour en profiter car c’est son genre de musique – sont excédés par ce bruit qui vient s’ajouter aux ronflements de moteurs, démarrages intempestifs et autres crissements de pneus de plus en plus fréquents par lesquels leurs auteurs pensent faire la preuve de ce qu’ils estiment être de la virilité. Voilà pourquoi, en moins de deux minutes, le décapoté reçoit sur la tête un seau d’eau, une pelletée de farine et quelques tomates bien mûres tandis que des œufs d’une fraîcheur toute relative viennent s’écraser sur la carrosserie. Se rendant compte de ce qui lui arrive, il craint de recevoir encore dans la foulée une couche de mozzarella, des bûches et, allez, tant qu’on y est, pourquoi pas, un four. N’étant pas pizzaïolo, il écoute son instinct de survie et donne un coup d’accélérateur pour fuir la vindicte des riverains.
Le feu n’est cependant pas encore passé au vert. À quelques tours de roues des lieux, une patrouille de police est garée là par hasard et parce qu’un malheur n’arrive jamais seul. Il se fait donc arrêter et verbaliser, ce qui clôture sa soirée. Mais je m’égare (où il y a de la place)…. Nous étions en train de suivre l’autre homme, le généalogiste en herbe.
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