Prologue

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— Clem, réveille-toi bon sang ! Comment tu fais pour encore dormir alors qu’il est dix heures et qu’il fait une chaleur à crever ?

Je bougonne et me retourne sur mon matelas gonflable. J’adore ma meilleure amie, mais sa voix au réveil est pire que celle de mon père qui me hurlait dessus que je n’étais même pas capable de cuisiner un poulet sans tout faire cramer.

— J’arrive, j’arrive, marmonné-je en émergeant lentement.

J’ouvre un œil et le referme immédiatement. Foutu soleil. J’ai l’impression d’être dans un sauna et l’envie d’une bonne douche se fait ressentir. Nous n’aurions jamais dû faire cette soirée sur la plage hier. Moi qui ne bois que très rarement, j’ai fini mal. Très mal. Mon crâne va exploser, c’est sûr, et j’ai des envies de meurtre en sortant de ma tente pour tomber nez à nez avec une Mathilde en forme et toute souriante. Elle a dû boire deux fois plus que moi et est fraîche comme un gardon !

— Avoue que tu as passé une heure aux sanitaires pour te préparer, soupiré-je en me frottant les yeux.

— Non, je n’y suis pas encore allée.

Foutue canon de beauté ! Je dois avoir les cheveux dans tous les sens, le maquillage qui a coulé et des valises sous les yeux, et cette rouquine est belle comme si elle allait sortir en boîte.

— Tiens, dit-elle en me tendant mes lunettes de soleil et une grande tasse d’un café fumant . Le truck a bien voulu démarrer ce matin, ça va te mettre de bonne humeur !

Un sourire se dessine sur mes lèvres alors que je me tourne vers Paulo. Eh oui, c’est le nom que j’ai donné à mon camion. “Chez Clem et Matou”, notre projet commun, notre bébé. Voilà deux ans que nous sillonnons les routes de France, autant pour gagner notre vie que pour voir du paysage. L’affaire marche plutôt bien, même si nous proposons une cuisine simple. Si Paulo démarre, la journée ne peut que bien se passer. Ce vieux truc est capricieux, mais je ne le changerais pour rien au monde.

— Tu veux manger quelque chose ? Un peu de musique ? Je reviens du marché au fait, heureusement que l’une de nous est efficace après les soirées. Je vais aller commencer à préparer pendant que tu émerges. Je peux faire quelque chose pour toi avant ?

— Heu… Te taire ? Ah, et me filer un Doliprane, éventuellement.

Mathilde alias Matou me tire la langue et pointe du doigt sa chaise, où la boîte de médicaments est posée à côté d’une bouteille d’eau. Je la remercie d’un signe de tête et m’installe dans mon petit fauteuil de voyage après avoir gobé une pilule. Ma meilleure amie fait office de Maman, d’infirmière, de commis, de femme de ménage, et j’en passe. Partir avec elle était sans doute la meilleure décision de ma vie. Bien sûr, ma Normandie natale me manque, mais plus j’en suis loin, mieux je me porte. Loin du souvenir de ma mère, loin de mon père, ce dictateur qui voulait à tout prix que je sois aussi bonne que lui devant des fourneaux et s’est acharné sur moi jusqu’à ce que je claque la porte. Oui, partir était la meilleure décision de ma vie, c’est sûr.

— Heu… Clem ?

— Quoi ?

-—Ton téléphone n’arrête pas de sonner depuis au moins cinq minutes, tu dors ou quoi ?

Je bougonne en me levant et vais récupérer mon smartphone dans la tente, manquant de renverser mon café. Partir, c’était bien, un peu de confort, ce serait cool aussi. Je fronce les sourcils en voyant le nom de mon oncle apparaître à l’écran. Qu’est-ce qu’il me veut ? Voilà deux ans que je ne l’ai pas vu, et je ne m’en porte pas plus mal non plus.

— Allo ? Hervé ?

— Clémentine ! Ça fait une heure que je t’appelle ! Bordel ! A quoi ça sert un téléphone si on répond pas ?

— Moi aussi je suis ravie de t’entendre, mon Tonton chéri, ironisé-je d’une voix mielleuse. Que puis-je pour toi ?

— Il faut que tu rentres. Tout de suite. On t’attend à Caen. Ton père a fait une attaque et il est à l’hôpital.

— Quoi ? Je… Je…, bafouillé-je stupidement avant de me reprendre. Je suis du côté de Nice, ça va me prendre une éternité... Mais je vais faire aussi vite que possible.

— Nice ? Encore en train de faire semblant de savoir cuisiner ? Fais vite, les médecins ont dit qu’ils ne pouvaient plus rien faire. Sois à la hauteur, cette fois.

— Commence pas à me chauffer les étiquettes, bon sang. Tu trouves que c’est le moment opportun pour jouer le moralisateur ? m’agacé-je en commençant à ranger mes affaires.

— Si tu étais restée ici, il ne se serait pas tué à la tâche. Estime-toi heureuse que je te laisse une chance de le revoir avant qu’il ne meure. Appelle-moi quand tu seras ici.

Il raccroche avant que je n’aie le temps de le faire moi-même, et je lâche une flopée de jurons en m’activant pour tout ranger. Quand je débarque dans le truck les bras chargés, Mathilde s’attelle à découper les tomates.

— Faut que tu me déposes à la gare de Nice, mon père est à l’hosto, dis-je avec un trémolo dans la voix et je déteste ça.

— Ton père ? Tu n’avais pas dit que tu ne voulais plus le voir ?

— Il va mourir, Mathilde ! crié-je malgré moi avant de souffler un coup. Pardon, mais… Je veux lui dire au revoir, Matou, il reste mon père.

— Oh… Je suis désolée. Je ne savais pas. Mais on fait quoi pour le truck ? On arrête tout ?

— Je n’en sais rien, soupiré-je en rangeant tout ce qui traîne. On met en pause, j’imagine, on finira bien par repartir. Tu peux rester si tu veux, je suis sûre que tu sauras te débrouiller. Dépose-moi juste à la gare.

— Oui, bien sûr que je vais te déposer à la gare. Mais il faut que tu reviennes vite. Sans toi, je ne pourrai jamais m’en sortir.

— Bien sûr que si, ne dis pas n’importe quoi. Mais si tu préfères, on remonte avec le truck et on le fait tourner sur place, le temps que… Enfin, le temps de je ne sais quoi.

— On n’a pas les autorisations pour opérer en Normandie. Ne dis pas n’importe quoi. Je vais me débrouiller pendant que tu t’occupes de ton père. Et après, on reprend tout comme avant. Ne t’inquiète pas, ça va aller.

J’acquiesce et m’installe au volant. Evidemment, elle a raison, mais je crois que j’aurais préféré qu’elle s’en foute du truck et remonte avec moi. J’ai besoin de ma meilleure amie, là. Retourner en Normandie ? Pourquoi pas. Retrouver mon environnement familial néfaste ? Je m’en serais bien passée, y a pas à dire.

Quand je débarque au CHU de Caen, après plus de dix heures de trajet, je suis crevée, triste et en colère à la fois. Je redoute terriblement ce moment, mais l’idée de ne pas voir mon père une dernière fois, malgré tout ce qui a pu se passer, malgré les mots et les peines, me semble inenvisageable. Même s’il y a bien longtemps que le Chef Millon a remplacé le père dans ma vie, il n’en reste pas moins l’homme qui a participé à me donner le jour et à m’élever.

Hervé m’attend devant les ascenseurs, le visage fatigué. Il a l’air tout gentil, comme ça, dans son short en jean et son tee-shirt imprimé marin, mal rasé, ses cheveux grisonnants ébouriffés. Mais comme pour mon père, je sais ce qui se cache derrière ce faux-semblant. Ils ne sont pas frères pour rien.

— Comment va-t-il ? demandé-je en me plantant face à lui. Est-ce qu’il souffre ? Il est conscient ?

— Il est conscient, oui. Mais sous morphine. Je crois que ce vieux con t’attend pour mourir.

Je soupire et entre dans l’ascenseur sans répondre. Il en fait un beau de vieux con, lui. Son frère est sur le point d’y passer et il trouve encore le moyen de l’insulter, sans une once de tendresse dans la voix. Nous montons au service de réanimation en silence et je ne sais pas si je préfère ça ou m’engueuler avec Hervé histoire de faire redescendre la pression. Peut-être que j’aurais dû lui répondre, finalement.

Je retiens mes larmes en entrant dans la chambre qu’occupe mon père et vais m’asseoir à son chevet. J’attrape sa grande main, celle qui m’a appris à découper, à monter des blancs en neige, à cuisiner, somme toute, pour la serrer dans les miennes.

— Je suis là, Papa…

— Oh ma Clémie, dit-il d’une voix sourde. Tu es venue.

— Bien sûr que je suis venue, Papa. Comment tu te sens ? Est-ce que… Est-ce que je peux faire quelque chose ?

— Non, Clémie. Je veux juste que tu me promettes une chose… Et après, je mourrai serein…

— Ne dis pas ça, Papa, il faut que tu te battes, tu ne peux pas lâcher l’affaire comme ça.

— Les médecins me l’ont dit. Quelques jours au mieux… Je suis si faible…

— Les médecins ne savent pas tout, m’agacé-je. Ils donnaient six mois à Maman, et elle a tenu deux ans !

— Clémie, s’il te plaît, écoute-moi…

— Je t’écoute, Papa…

— Quand je serai mort, promets-moi de reprendre mon resto et de tout faire pour qu’il reste ouvert. Toi seule peux y arriver…

— Quoi ? Mais… Je ne peux pas faire ça, Papa ! J’ai le Truck, et tu m’as dit je ne sais combien de fois que je ne serais même pas capable de tenir une sandwicherie !

Le reproche perce dans le ton de ma voix, mais c’est ainsi que j’ai appris à cuisiner. Avec mon paternel, ses reproches incessants, ses ordres constants, ses critiques acerbes et jamais de compliments.

— Eh bien tu apprendras. Mais, “Le Plaisir Normand”, c’est le restaurant que j’ai ouvert avec ta maman. Pour elle. Si tu ne le reprends pas, je serai mort pour rien. S’il te plaît, Clémie… Fais-le pour moi.

— Papa, soupiré-je en détournant les yeux. Il y a trop de souvenirs, là-bas, je ne peux pas… C’est trop douloureux.

— Clémie, promets-moi…

J’observe mon père en silence. Même sur son lit de mort, il est incapable de me dire que je sais cuisiner, que j’ai du talent. Certes, je ne suis pas une grande Cheffe, certes, je ne viserai jamais les étoiles au Michelin, mais je sais faire les choses. Pourtant, rien ne sort de sa bouche hormis ce “tu apprendras” qui me serre le cœur. J’ai appris et, bien que je sache que l’on apprend toute sa vie, j’aurais apprécié qu’il me dise que j’allais m’en sortir, que j’en étais capable. L’histoire de ma vie est celle-là, j’ai perdu ma mère quand j’avais douze ans, et elle était celle qui câlinait, complimentait, encourageait. Et mon père, lui, n’a jamais réussi à reprendre ce rôle.

— Très bien, murmuré-je. Je ferai de mon mieux. Je vais reprendre “Le Plaisir Normand”.

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