10. Lumière tamisée
Clémentine
Installée sur la terrasse du restaurant, j’observe mes feuilles gribouillées avec un sourire en coin. Si l’expérience du Truck était une honte pour mon paternel, autant dire que ce soir, ça m’a plus ou moins sauvé la mise. Le menu était simple, adapté à une cuisson au barbecue ou au réchaud, et les desserts n’ont nécessité aucune cuisson. Si nous n’avons clairement pas fait le chiffre d’affaires de l’année, nous avons pu assurer les réservations et fini la soirée dans une ambiance à la bougie très conviviale.
Je referme la caisse à clé et soupire, c’était moins une. Dans l’état actuel des finances, je ne peux pas me permettre de fermer deux ou trois jours, c’est juste impossible, d’autant plus qu’il va falloir que je paie l’intervention pour le compteur. J’ai la poisse. Il ne peut en être autrement. Nous n’avons que rarement des problèmes électriques, et c’est surtout l’hiver quand il vente fortement. En été, je n’ai aucun souvenir de telle galère.
Je lève les yeux sur Sonia, Alexei et Paul, occupés à finir le nettoyage, et me dis que j’ai vraiment de la chance de les avoir. Aucun d’eux n’a abandonné le navire cet après-midi, quand il a fallu aller faire des courses en urgence, quand j’ai quasiment pété un câble devant mes feuilles qui restaient blanches, quand je me suis énervée contre le barbecue rebelle. Ils ont assuré, ils ont maintenu la maison à flots, et j’aurais très certainement baissé les bras s’ils n’avaient pas été là.
— Paul ? Il reste de la mousse au chocolat ?
— Oui, je l’ai mise dans le frigo du fond, qui d’ailleurs ne fait plus vraiment de frais.
J’acquiesce et me rends en cuisine. Mon piano de cuisine est tout propre, comme celui de Paul. J’ai réussi à stocker une partie de mon stock chez mon boucher et mon poissonnier. Heureusement que je peux compter sur les vieux amis de mon père pour me filer un coup de pouce.
Je regagne la terrasse avec un plateau plein des desserts du soir et invite tout le monde à me rejoindre pour partager un moment de calme qui ne fera de mal à personne. Je récupère un tiramisu au café et plonge ma cuillère dedans avant de gémir de plaisir, faisant se retourner brusquement Alexei qui passait un coup de chiffon sur une table. Bon sang, la pâtisserie, c’est vraiment mon truc. Il est délicieux, merci Maman.
— Allez, c’est bon pour ce soir, venez maintenant. Je crois qu’on a tous mérité un break.
Sonia ne tarde pas à s’échouer face à moi, s’installant sur le banc en soupirant. Paul et Alexei nous rejoignent, piochant déjà sur le plateau.
— Je meurs de faim, dit Paul en prenant une bonne bouchée de mousse au chocolat.
— On a assuré, ce soir, dit Thor, toujours aussi magnifique dans son tee-shirt moulant au nom du restaurant.
— Oui, vous avez assuré. Merci pour tout, vraiment, vous êtes géniaux tous les trois.
— C’est toi qui est géniale. Le barbecue, c’est une idée de génie !
Mon nouveau serveur a l’air vraiment enchanté de la solution que j’ai trouvée pour ne pas fermer le restaurant ce soir. On se débrouille comme on peut, et la plupart des clients n’ont rien dit, même si nous avons eu quelques ronchons. Je comprends, après tout, nous servons essentiellement des plats traditionnels normands normalement.
— Il semblerait que mon expérience avec le Truck ne soit pas si inutile que ça, finalement.
— Pour demain, on devrait faire venir un truck sur le parking, non ? Ca éviterait de fermer le restaurant, car là, on n’a plus rien…
— Ma meilleure amie est sur la route pour remonter. Elle devrait être là dans quelques heures. Le Truck arrive, m’extasié-je, heureuse de retrouver un bout de ma vie d’avant.
— Oh, Mathilde vient nous rejoindre ? demande Paul, visiblement ravi de retrouver ma rouquine préférée.
— Ouiiii ! J’ai tellement hâte de la voir, ça va faire un bien fou !
— Moi aussi, je serai ravi de la revoir. Ça fait un bail ! Allez, je file, Thérèse va s’inquiéter, sourit mon pâtissier en se levant. Sonia, je te ramène ou pas ce soir ?
— Je veux bien, oui, il est tard, pas trop envie de rentrer à pied toute seule.
Paul acquiesce et vient me faire une accolade paternelle. Il a été d’un soutien sans faille au décès de mon père et l’est encore aujourd’hui, même s’il a son caractère et qu’il nous arrive de nous prendre la tête assez fréquemment. Apparemment, je suis bien la fille de ma mère, et ça le fait toujours sourire. Sonia nous salue et tous deux quittent la terrasse pour retrouver leur chez-eux.
— Tu peux y aller aussi, Alexei, je vais finir. Prends des bougies pour t’éclairer, et évite la douche par contre.
— Il reste de la mousse au chocolat, je ne peux pas partir, dit-il en en récupérant une. C’est qui, Mathilde ?
— C’est ma meilleure amie, et ma partenaire en affaires. Ah et… Pense à bien fermer ta porte ce soir, parce que c’était aussi ma voisine, il fut un temps, et les vieilles habitudes ont la vie dure, elle risquerait de se tromper d’appartement, ris-je.
— Peut-être que je vais laisser ouvert alors. Elle est mignonne ? demande-t-il en souriant.
— Ravissante ouais, me renfrogné-je avant de mentir honteusement. Et lesbienne.
— J’y crois pas. Tu vas envoyer une lesbienne chez moi ?
— Non, elle est plutôt du genre à s’inviter, en vérité. Mais bon, ça fait un moment que nous ne nous sommes pas vues, j’imagine qu’elle préférera partager mon lit plutôt que le tien, dis-je en lui faisant un clin d'œil.
Je ne sais pas pourquoi j’agis comme ça. Jalousie ? Evidemment ! Mathilde est tout simplement canon en toute circonstance et c’est particulièrement agaçant de sortir avec elle pour voir tous les mecs la draguer quand j’attire bien moins de regards envieux.
— Soyez pas trop bruyantes, c’est tout, me dit-il en se renfrognant un peu dans son fauteuil.
— J’avais pourtant l’impression que mes gémissements ne te dérangeaient pas tant que ça quand tu faisais le voyeur.
— C’est une invitation à venir vous voir ? me dit-il, apparemment vraiment intrigué.
— Peut-être bien, qui sait, osé-je, joueuse.
Alexei m’observe un instant pour savoir si je suis en train de me moquer de lui ou si je suis vraiment en train de l’inviter à venir me regarder quand je serai nue avec Mathilde. Je lui souris et essaie de ne pas laisser parler l’excitation que je ressens à l’idée de m’offrir à nouveau à son regard plein de désir. Il se racle la gorge.
— Le spectacle de ce matin était magnifique. Je ne dis pas non à une nouvelle session. Mathilde ou pas Mathilde, ce n’est pas elle que je regarderai, me dit-il doucement, l’air vraiment rêveur.
— C’est parce que tu ne l’as pas encore vue, soupiré-je en sortant mon téléphone pour trouver une photo d’elle.
J’hésite à lui montrer la photo, mais d’un autre côté, je me dis qu’en le poussant dans ses bras, je n’aurais plus à me demander si coucher avec lui serait si terrible que ça. On ne touche pas à un mec qui a partagé le lit de sa meilleure amie, telle est la règle. Quand bien même c’est un coup d’un soir. Cela résoudrait tous mes problèmes, non ? J’en suis là dans mes réflexions, en tous cas, quand je lui tends mon téléphone.
— Ah oui, jolie rousse, en effet, dit-il en jetant seulement un bref regard. Vraiment dommage qu’elle soit gay. Je vais devoir me contenter d’une femme qui aime les hommes. Demain, si je retourne sur la plage, le spectacle sera à nouveau offert ?
— Je ne pense pas aller sur la plage demain, je commence à manquer de sommeil et ma nuit risque d’être courte. Mathilde est du genre… Bruyante et bavarde.
— Ah dommage, me répond-il, visiblement déçu. Si vous êtes aussi bruyantes que ça, je vais peut-être aller y dormir, sur la plage.
— J’ai quand même bon espoir qu’elle soit épuisée par le trajet, ris-je. Tu reprends quelque chose ou pas ? Il se fait tard…
— Tu es fatiguée ? C’est vrai qu’il se fait tard après une telle journée.
— Il se fait tard et j’ai envie d’une balade sur la plage avant d’aller au lit, pour être honnête. Mais j’ai besoin de dormir, donc je ne voudrais pas trop tarder ici.
— Bien, comme je vais dormir sur la plage, tu viens me border ? dit-il tout sourire.
J’hésite à lui demander de me laisser y aller seule. Les balades nocturnes sur la plage, j’adore ça, dans le silence de la nuit seulement brisé par les vagues qui s’échouent sur le sable. D’un autre côté, la solitude et moi ne faisons pas bon ménage. Je récupère le plateau en me levant et hausse un sourcil à son intention.
— Monsieur a besoin qu’on le borde, vraiment ?
— Monsieur a peut-être juste envie de prolonger cet échange.
— Je vois, je vais en profiter alors, puisque j’ai droit à mieux que trois mots à la suite, ce soir, ris-je en gagnant la cuisine pour déposer la vaisselle avant de fermer à clé toutes les issues.
— Je n’aime pas parler. J’ai peur qu’on se moque de mon accent. Impossible de le perdre même après cinq années en France.
— Ce n’est pas moi qui vais me moquer de ton accent, c’est plutôt charmant, soupiré-je en rejoignant mon bureau.
Alexei me suit gentiment et j’hésite à lui claquer la porte au nez pour pouvoir me changer tranquillement et déposer ma tenue de travail loin d’être sexy dans le vestiaire où se trouve encore la tenue de mon père.
— Tu comptes encore jouer le voyeur ou je peux me changer sans crainte ?
— Tu peux te changer sans crainte. Même si je joue le voyeur, ce n’est que pour le plaisir des yeux devant une femme superbe.
Ça veut dire quoi ? Qu’il est aussi professionnel que moi et ne me touchera pas puisqu’on bosse ensemble ? Et… Superbe ? Rien que ça ? Je sens mes joues chauffer et je détourne les yeux, beaucoup moins sûre de moi que je ne le voudrais bien.
— Monsieur parle peu mais sait parler aux femmes, apparemment, dis-je en lui tournant le dos pour déboutonner ma veste de cuisine et l’enlever.
— Monsieur sait apprécier les beaux cadeaux qui lui sont offerts.
— Il n’y a aucun cadeau, tu es encore au mauvais endroit, au mauvais moment, ajouté-je en enlevant mon pantalon, toujours dos à lui.
— La triste histoire de ma vie, avoue-t-il.
Je constate en me retournant vers lui qu’il ne détourne pas le regard et continue à visiblement apprécier le petit spectacle que je lui offre. Il s’est appuyé contre le chambranle de la porte et m’observe, les bras croisés sur sa poitrine musclée alors que je me dévoile à lui en sous-vêtements.
— J’ai bien envie de te questionner, mais je sens que le sujet est sensible.
— En d’autres temps et d’autres lieux, je crois que je ne me serais pas contenté de juste te regarder, toi et ton corps qui fait rêver. Mais oui, pas envie de parler de ma vie.
Il saisit ma robe sur la chaise et s’approche de moi alors que j’enlève le soutien-gorge que je ne porte que pour travailler. Je lève les bras, offrant ainsi la vue de mes seins à ses yeux emplis de désir et espérant presque qu’il cesse d’être raisonnable pour venir les embrasser ou simplement les caresser, mais il se contente de passer la robe et de la faire glisser sur moi. Ses doigts qui effleurent ma peau me donnent envie de plus et me laissent toute frissonnante.
— Quel gentleman, dis-je en lui tournant le dos. Est-ce que tu peux faire le nœud sur ma nuque ?
— Juste le nœud ?
Alexei se rapproche et prend entre mes doigts les deux ficelles que je lui tends. Je sens son souffle chaud sur ma nuque et le doux toucher de ses doigts sur mes épaules alors qu’il attache la robe. Je fais un effort surhumain pour ne pas reculer mes fesses et venir ainsi toucher l’érection qui, j’en suis sûre, agrémente son entrejambe.
— Qu’est-ce que tu veux faire d’autre, à part le nœud ?
— Rien de raisonnable, me dit-il en laissant son doigt glisser le long de ma colonne vertébrale jusqu’à la naissance de mes fesses où il s’arrête quand il rencontre l’étoffe de ma robe.
— Si ce n’est pas raisonnable, il ne faut pas, soupiré-je en me retournant face à lui.
— Est-ce que la promenade va être raisonnable, alors ? me demande-t-il en venant poser sa main sur le haut de mon bras nu pour le caresser doucement.
— Pas beaucoup moins que ce qui se passe là, tout de suite… Allons-y avant de faire une bêtise. A moins que tu ne préfères rentrer te coucher.
— Non, je préfère tenter de rester aussi peu raisonnable que maintenant.
J’acquiesce, récupère mon gilet et sors du bureau avant de fermer derrière lui, puis fais de même avec la porte. Nous nous dirigeons en silence vers la petite crique où il m’a surprise ce matin. La nuit est claire, la Lune est haute et quasiment pleine, et le bruit des vagues nous appelle. Je rejoins l’eau jusqu’à avoir les pieds mouillés. La Manche est froide, comme toujours, mais c’est revigorant et doux malgré tout.
Alexei ne dit rien, marchant à mes côtés, et la curiosité me ronge de l’intérieur.
— Tu retournes dans ton pays, parfois ? demandé-je doucement, le tirant de ses pensées.
— Non, jamais, Zatchik.
Il vient lui aussi se mettre à mes côtés et continue à avancer dans l’eau jusqu’à ses genoux. Je ne sais pas ce que ce mot veut dire, mais je trouve qu’il sonne de manière très mystérieuse en cet instant, au clair de lune. Prise d’une folle envie, je retire ma robe et la jette sur la plage avant de revenir sans un mot à sa hauteur. L’eau froide arrive jusqu’à mes hanches. Je dépose un petit baiser sur sa joue barbue avant de me glisser dans l’eau et de m’y enfoncer pour calmer mes ardeurs. Elle est bien fraîche, et je frissonne déjà alors que mes tétons sont tendus sous l’eau, et pas seulement à cause du froid. Savoir qu’il m’observe m’excite plus que de raison. Cette promenade était une très mauvaise idée parce que, si je sais que je ne ferai pas le premier pas, si lui le fait, je ne sais pas si je pourrais lui résister. L’envie est trop forte, la tension trop présente depuis quelques jours.
Lorsque je me retourne pour lui faire face et me redresser dans l’eau, Alexei est en train d’enlever son short sur le bord de l’eau. Merde, il est évident que tout ça va mal finir, ou trop bien, peut-être. Déjà torse nu, il ne met pas longtemps avant de s’avancer dans l’eau jusqu’à venir me rejoindre.
— Elle est fraîche, hein ? ris-je en l’éclaboussant.
— Je ne sens pas la fraîcheur, non, répond-il en m’aspergeant d’eau à son tour et en se rapprochant dangereusement de moi.
Je ne recule pas. Je devrais, vraiment, mais la tentation est trop forte, trop excitante, trop agréable. Qui y a-t-il de plus sensuel que ces moments où l’on se cherche, où l’on s’attire et où on s’attise jusqu’à l’instant où l’on craque enfin ? J’ai beau avoir du mal à croire que je puisse lui plaire, il semble que ce soit la vérité et qu’il ait tout autant envie de moi qu’inversement. La question est donc simple, est-ce qu’il va craquer ? Est-ce qu’il va faire ce foutu premier pas qui nous mettra tous les deux dans la panade ?
La réponse est oui, puisqu’après un long moment à nous observer dans le blanc des yeux en silence, Alexei pose ses mains sur mes hanches et fait un pas supplémentaire. Le contact de sa peau sur la mienne m’électrise et fait sauter mon cerveau. La panne de courant est généralisée dans le coin, apparemment, et contagieuse. C’est peu, mais beaucoup à la fois, encore plus agréable que lorsqu’il a fait ça dans la cuisine. J’ai froid mais aucune envie de bouger, si ce n’est pour me coller contre lui et le supplier de me prendre dans la seconde. Je dois être à un quart de seconde de vriller définitivement quand il se penche et pose ses lèvres sur les miennes. C’est doux, presque simplement une caresse, et je glisse ma main sur sa nuque quand il rompt le contact pour poursuivre ce baiser et l’appuyer davantage. Les doigts du beau blond se resserrent sur mes hanches et me pressent contre lui, me laissant tout le loisir de sentir son excitation fièrement dressée entre nous. Malheureusement, j’entends alors au loin mon prénom à plusieurs reprises. Fini ce petit moment hors du temps, Alexei et moi revenons à la réalité et il s’écarte brusquement.
— Merde, c’est Mathilde, soufflé-je avant de le contourner pour sortir de l’eau.
Je me presse pour enfiler à nouveau ma robe, galérant à la faire glisser à cause de l’eau sur ma peau, et n’ose même plus regarder mon voisin et employé.
— Cleeeem !
— J’arrive ! Ne descends pas, tu vas encore te casser la figure ! crié-je à Matou qui risquerait de réveiller la ville entière.
Je commence à partir et finis par me retourner pour constater que Thor m’observe, encore et toujours, en boxer, les pieds dans l’eau. Je lui lance un sourire désolé et m’engouffre sur le petit chemin qui remonte jusqu’au restaurant. Matou, je ne sais pas si je l’adore ou si je la déteste à cette seconde. Mon cerveau me dit que cela vaut mieux ainsi, mais tout mon corps veut faire demi-tour et aller me perdre dans cette étreinte avortée. Je suis dans la merde, vraiment, vraiment beaucoup.
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