46. Coup de froid en cuisine

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Clémentine

J’observe Alexei, profondément endormi à mes côtés. Je n’avais pas aussi bien dormi depuis un moment, mais le réveil est matinal, et même le Russe, ancien militaire, n’aura pas gagné au jeu du premier debout. J’ai déjà le cerveau qui carbure à cent à l’heure, je crois ne pas m’être encore remise de nos retrouvailles. Enfin… Retrouvailles ou dérapage ? Je ne sais trop quoi penser de cette nuit. Evidemment, comme chaque fois que je finis entre ses bras, l’intensité du moment et le plaisir ressenti sont des plus agréables et satisfaisants. Mais ce matin, alors que le soleil n’est même pas encore levé, je ne vis plus dans l’instant présent. Une part de moi est à hier, l’autre à demain. Comment faire à nouveau confiance à Alex après ce qu’il a fait ? Comment croire ce qu’il peut me dire quand il m’a menti ? Est-ce qu’il a réellement arrêté de bosser avec mon oncle, ou est-ce que c’est un subterfuge pour continuer son entreprise de sape ?

Je parcours délicatement son torse du bout des doigts, tiraillée entre l’envie de rester là, tout contre lui, et celle de fuir pour ne pas affronter mes angoisses. A cet instant, j’ai autant envie de le réveiller pour que nous profitions encore un peu de cette nuit merveilleuse, que d’aller me planquer dans mon bureau pour éviter ce regard qui me trouble toujours autant. Finalement, je me lève doucement et enfile mon tee-shirt. Je ne veux pas que Lisa me voie ici, elle se ferait tout un film sur son père et moi et je ne suis pas certaine d’être prête à vraiment m’investir de nouveau avec Alex et sa fille. Je regagne mon appartement à pas de loup, prenant garde à ne pas réveiller la jolie blonde endormie dans le canapé.

Après une bonne toilette de chat, je me prépare et descends au restaurant, un grand café à la main, sans plus de réponse à mes interrogations. Pourquoi faut-il toujours que les choses soient compliquées ? Je voudrais être douée de pardon, d’oubli ou de je ne sais quelle connerie, pour pouvoir juste profiter, vivre cette relation qui me fait du bien sans me soucier du peut-être, de demain, sans avoir peur qu’il me trahisse à nouveau. Je m’épuise moi-même. Fortement. J’appellerais bien Mathilde pour lui parler de tout ça, mais elle a rejoint la Team Russe et je suis priée de bouger mon cul pour profiter des plaisirs de la chair avec cet homme. Mathou ne comprend pas que je puisse être rancunière, comme elle ne comprend pas que tout ce qui touche au Plaisir Normand est sensible, que toute émotion est décuplée, que je ne peux pas me permettre de perdre le restaurant. Et ce n’est plus que pour cette promesse à la con. Non, j’aime bosser ici, j’aime gérer ce restaurant, et j’ai envie de réussir. Mais, pour cela, il ne faut pas qu’on me mette des bâtons dans les roues. Il ne faut pas d’Alexei, version traître. Il faut celui qui me soutient, qui m’épaule, qui pallie les besoins, et pas seulement aux miens. Il me faut un partenaire, quelqu’un en qui je puisse avoir confiance. Et, à l’heure actuelle, je n’ai pas retrouvé cette confiance, quand bien même il me fait jouir comme personne, quand bien même être dans ses bras m’apaise et me sécurise. Oui, ambivalence jusqu’au bout.

Je ne sais toujours pas où j’en suis quand j’entends la porte s’ouvrir alors que je suis en train de préparer un peu de tout, et soupire de soulagement en voyant qu’il s’agit de Mathilde.

— Il serait temps, tu es en retard, Mémère.

— Excuse-moi, Clem. Je crois que j’ai un peu abusé hier avec Thomas. Un vrai roi, n’est-ce pas ?

— Attends… Abuser genre t’as trop picolé avec lui ou abusé genre t’as couché avec mon ex ?

— Euh… C’est pas aussi le roi de la picole, si ?

— T’es pas possible, ris-je. Y a la poubelle derrière toi si tu veux vraiment récupérer tout ce que je jette.

— Ben j’avais envie, il était dispo. On a baisé, j’ai voulu tenter la levrette, j’ai pas regretté, c’est tout, quoi. C’est quand même mieux le sexe qu’un simple vibro, non ?

— Ça dépend de la qualité du partenaire ! Est-il nécessaire que je te reparle de Merwan ? Ou tu te souviens de celui qui s’y prenait tellement comme un pied que tu t’endormais ?

— Ah oui ! Ben, on ne peut pas toujours gagner, hein ? En tous cas, Thomas, je suis sûre qu’il en a une plus petite que ton Russe. Lui, ça a l’air d’être un sacré coup ! Je me trompe ? demande-t-elle en souriant.

— Hum… Qu’est-ce qui te fait dire ça ? lui demandé-je en plongeant le nez dans le frigo.

— Il a l’air si viril, si beau, si conquérant ! Ça ne te manque pas ?

— Ça ne veut rien dire, qu’il soit beau, viril ou conquérant. En plus, il n’est pas si conquérant que ça au lit, m’amusé-je à lui dire. Ou pas toujours. Bouge-toi quand même, on a un service à préparer Miss Je-passe-après-ma-meilleure-copine.

— On dirait que je ne suis pas la seule à m’être envoyée en l’air, me répond-elle, toujours aussi à l’aise pour lire entre les lignes de ce que je dis. Je crois que le Russe, il est toujours bien pris dans tes filets, je me trompe ?

— Je crois oui, soupiré-je. Mais je ne sais pas trop quoi penser de tout ça, pour être honnête.

— Tu connais ma philosophie, dit-elle en prenant une casserole. Il vaut mieux tenir la queue et en profiter que de laisser la casserole au placard !

— Au risque de tout cramer et de finir à la poubelle ? Je sais pas…

— Il faut vivre, Clem. Et c’est pas une petite baise qui te fera cramer !

— Non, enfin clairement, ça me crame un peu les neurones quand même. Thomas c’est… De la mousse au chocolat Top Budget à côté d’Alex, ris-je.

— Arrête, tu me donnes envie de me trouver un Russe aussi !

— Tu crois que c’est son côté russe qui veut ça ? Je ne sais pas… Peut-être qu’il s’est juste tapé un nombre incalculable de nanas… Y a rien de mieux que la pratique, pour s’améliorer.

— Je crois qu’il est juste dingue de toi. Quand on voit son regard vers toi, on se demande comment il fait pour ne pas te sauter dessus tout le temps ! J’aimerais trop qu’un mec canon me mate comme ça !

— Espérons que tu n’aies pas le packaging complet, genre employé de mon oncle engagé pour me faire couler…

— Tu sais bien que ce n’est plus le cas. Tu as réussi à le faire changer de camp !

— Qu’est-ce qui me le prouve, ça, Mathou ? Comment je peux en être convaincue ? Parce que contrairement à toi, je n’en suis pas certaine.

— Faut pas douter de lui, ma chérie. Il a l’air vraiment sincère, désormais. Profite tant que tu peux !

Je lève les yeux au ciel en bougonnant. Voilà, je l’avais dit. Le camp russe pour Mathou. C’est bien plus facile à dire qu’à faire. Mon propre oncle me veut du mal, comment est-ce que je peux accorder ma confiance à un mec que je ne connais que depuis quelques semaines ?

La porte grince alors que je suis perdue dans mes pensées, et mon cœur fait un saut périlleux dans ma poitrine avant même que j’entende sa voix. C’est forcément lui, puisque Sonia est tout le temps à la bourre, et j’appréhende ce moment bien plus que je ne le devrais, après une nuit aussi agréable.

— Bonjour les filles ! Déjà aux fourneaux ? C’est quoi la spécialité du jour ? annonce-t-il, tout guilleret en s’approchant tout sourire de moi.

— Saint-Jacques à la crème, dis-je avec bien moins d’assurance que je ne le devrais. Enfin, si Mathilde intègre le temps de cuisson pour qu’elles ne soient pas caoutchouteuses.

— Ah oui, douze minutes ! Pas une de plus ! Sinon, c’est pas mangeable.

Il s’avance, mais, incertain, porte son regard sur Mathou qui lui fait un clin d'œil complice, le rassurant dans son approche vers moi. Mais quand il vient me toucher le bras, je m’écarte brusquement, faisant mine d’aller chercher des ingrédients dans le frigo. Je n’ose pas le regarder, car je suis certaine de l’avoir blessé et je déteste ça. J’ai l’impression d’avoir profité de lui, cette nuit, et je ne veux pas qu’il pense ça. Pour autant, je n’arrive pas à me résoudre à repartir comme si rien ne s’était passé, comme si je n’étais pas moi-même blessée, comme si je n’avais plus de doutes.

— Je crois que je vais gérer les Saint-Jacques, ça vaudra mieux pour les papilles des clients. Je t’adore Mathou, mais je ne peux pas me planter, dis-je en faisant tout mon possible pour paraître la plus naturelle possible.

— Bon, je crois que je dérange et que je risque de perturber la bonne cuisson du plat du jour, dit-il un peu vivement. Je vous laisse, les filles, appelez-moi si je peux servir à quelque chose.

— Eh beau blond, avant de partir, tu peux pas m’aider à récupérer les plats qui sont là, en haut de l’armoire ?

Thor s’éloigne de moi sans me jeter un regard puis s’approche de Mathou. Je suis contente de voir qu’il évite le contact, même si elle se fait un malin plaisir à rester près de lui, une main sur un de ses bras musclés alors qu’il récupère les plats sans aucun effort au vu de sa grande taille. Mes yeux doivent en dire long sur les émotions qui me traversent, parce que Mathilde me lance un regard goguenard alors que je pose brutalement une poêle sur mon plan de travail. Qu’elle m’agace, quand elle est comme ça.

— Un autre service à vous rendre ? Je suis là, si vous avez besoin, il ne faut vraiment pas hésiter à me faire confiance, ajoute Alex en me lançant un regard empli de douceur qui me fait presque chavirer.

Pourquoi ai-je refusé ce baiser qui m’aurait tant fait plaisir ? Parce que justement, je n’arrive pas à lui faire confiance. Plutôt que de lui sourire et répondre à ses yeux suppliants, je baisse la tête et fais mine de me concentrer sur ma préparation.

— Je n’ai besoin de rien, merci Alexei, dis-je doucement en lui tournant le dos pour allumer le four.

— Je vois. Et toi, Mathilde, je peux t’aider ? Sinon, je vais en salle attendre le client, assis sur ma chaise bêtement car tout y est déjà prêt.

J’ai l’impression que le regard de ma meilleure amie me transperce et me met à nu, me juge un peu pour ce que je fais subir à Alex. Mais, n’est-ce pas là la juste rétribution de ce qu’il m’a causé comme problèmes ?

— Non, tout va bien. On va s’en sortir en cuisine, lui répond ma meilleure amie. On gère et on t’appelle si on a besoin d’un beau mec sexy et grand !

Il sort de la cuisine en traînant un peu les pieds. Je crois qu’il espère toujours que je change d’attitude envers lui, ce que je meurs d’envie de faire d’ailleurs, mais j’essaie de me repasser en tête les émotions que j’ai ressenties en découvrant ses trahisons pour me forger une barrière autour de mon cœur, et non celles de cette nuit et de toutes les nuits passées avec lui, tous ces moments en sa compagnie.

Je soupire lourdement et jette un regard noir à Mathilde qui s’apprêtait à parler, avant de sortir de la cuisine. Je ne peux pas laisser les choses en l’état, et je dois être honnête avec Alex, contrairement à lui qui ne l’a pas été.

— Alex ? On peut… Discuter deux minutes dans mon bureau ?

— Je suis viré, c’est ça ? me répond-il avec une telle tristesse que je dois lutter pour garder ma distance.

— Non, bien sûr que non. Je… Je suis désolée pour ce matin et pour cette nuit. Je ne suis pas prête, je crois. Je crève d’envie de te croire, mais la réalité me revient toujours brusquement en tête et… J’ai besoin de temps, je pense. Peut-être. J’en sais rien, en fait, je suis paumée.

— La réalité ? Quelle réalité ? me répond-il, blessé. Pourquoi tu doutes encore de moi ? Je pensais après la nuit dernière que… Non, rien, j’ai dû me tromper.

— J’ai essayé, hier soir, et je crois que j’étais trop mal pour mesurer les conséquences de ce qu’il s’est passé. Il y a une réalité Alex, quand bien même ça te semble anodin maintenant, pour moi ça ne l’est pas et je n’ai pas encore tourné la page concernant tout ça. Désolée…

— La réalité, Clem, c’est que je suis là pour t’aider. Et je ne sais pas comment te faire comprendre que tu peux me faire confiance. La nuit dernière, tu as quand même dû le voir, bordel ! Je ne mentais pas !

— Et comment je suis censée voir que tu ne mens pas, dis-moi ? m’agacé-je. Y a pas une putain de pancarte au-dessus de ta tête qui dit “maintenant je suis honnête, Clem”, merde !

Il me jette un regard noir puis se dirige vers le bar. Je me demande ce qu’il fait car il me tourne le dos. Est-ce qu’il est en train d’écrire sa lettre de démission car j’ai poussé le bouchon un peu trop loin ? Mais il se retourne, et, tout fier de lui, me montre une feuille de papier avec une flèche vers lui où il est inscrit : “Ceci est un honnête homme. Ce n’est pas du pipeau.” Le petit sourire qu’il m’adresse est craquant, mais je suis toujours prise par mes doutes.

— Dans d’autres circonstances, j’aurais ri, mais là, je me suis juste demandé si tu étais vraiment le genre à plaisanter, et si du coup tu t’étais retenu pendant tout ce temps où tu me mentais. Tu vois pourquoi c’est trop tôt ? Pourquoi je ne suis pas prête ? Parce qu’au final, je ne sais rien du vrai Alexei, ou presque. Parce que depuis que je sais ce pour quoi tu es venu ici, je me dis que je suis peut-être tombée amoureuse d’un mec qui n’existe même pas. Alors, encore une fois, je suis désolée pour cette nuit, je n’aurais pas dû te donner de faux espoirs ou… Aller trop vite et faire machine arrière. Mais pour le moment, il vaut mieux qu’on reste sur une relation classique. Enfin, voisins, employé et patronne, amis, peut-être… Qui sait ce que l’avenir nous réserve.

— Je sais ce qu’on a vécu hier soir, Clem. Ce n’était pas une relation classique pour moi. Je te laisse le papier, tu me le rendras quand tu n’en auras plus besoin. Au moins, je saurai à quel moment tu auras compris. En attendant, je reste là, à ta disposition. A défaut d’être ton amant, je serai ton employé modèle.

— Très bien, soupiré-je en récupérant son papier.

Je tourne les talons pour regagner la cuisine sans un mot de plus. Il a raison sur un point au moins. Hier soir, c’était tout sauf classique. Faire l’amour avec lui est tout sauf classique, c’est intense, puissant et unique. Une vraie symbiose comme on n’en vit pas souvent. J’essaie Alex, je te jure que j’essaie, mais c’est difficile de faire confiance à quelqu’un qui nous a trahi quand on lui a confié son cœur.

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