47. Fuite d'eau, fuite de russe ?

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Alexei

— Au revoir, Sonia ! Ne t’inquiète pas, je vais finir de tout ranger.

— Merci Alex, tu es gentil ! À ce soir, j’essaierai de ne pas être en retard !

Je la regarde s’éloigner, me laissant seul dans la salle de restaurant. J’entends Clem qui discute avec Mathilde en cuisine mais je ne fais rien pour aller les retrouver. Depuis la nuit où elle est venue me retrouver et où j’ai cru que tout allait recommencer comme avant entre nous, je suis allé de déception en déception. Non seulement, nous n’avons pas recommencé, mais en plus, j’ai l’impression que désormais, elle pense que je veux l’attirer dans mon lit juste pour lui faire mal au cœur encore plus par la suite. Et pourtant, je sais qu’elle a envie de moi. Je l’ai entendue à plusieurs reprises se donner du plaisir dans sa chambre en gémissant des “Thor” qui me rendent fou. Pourquoi les murs sont-ils si fins ? C’est une véritable torture de ne rien pouvoir faire.

En tous cas, si au milieu de la nuit, elle s’offre à moi dans ses fantasmes, le reste du temps, quand elle est réellement en face de moi, elle est fermée et distante. Certains regards trahissent sa carapace, mais elle tient le coup et me fait bien comprendre que je dois me tenir éloigné d’elle. Les seuls moments où nous sommes un peu proches, c’est quand elle vient passer du temps avec Lisa. Ce sont les rares instants où j’ai l’impression que la carapace cède et laisse place à la véritable Clem. Même si je suis parfois exclu de ces petits moments entre filles, le sentiment d’être un paria n’a rien à voir avec celui que ma patronne m’inflige le reste du temps. Je ne suis plus que ça : un employé, un voisin, j’ai l’impression que tout le reste a été enfermé à double tour dans une place forte plus sécurisée que le Kremlin.

Je vais dans le local où l’on range le matériel de nettoyage, remplis un seau d’eau auquel j’ajoute les produits, puis, tranquillement, je vais nettoyer la grande salle où les clients peu respectueux ont laissé les restes de leur repas. La clientèle du midi est essentiellement constituée d’hommes et de femmes d’affaires, et ils sont pressés de manger. Ils ne se préoccupent pas du tout de nous, les serveurs, qui devons tout faire, et le nettoyage est une grosse partie de notre travail. Normalement, j’aurais dû faire ça avec Sonia, mais un de ses enfants est malade et je lui ai dit que j’allais assurer la fin du service. Cela aura au moins le mérite d’occuper mes pensées.

Alors que je suis en train de terminer mon nettoyage, j’entends tout à coup des jurons provenant de la cuisine. Je lâche tout ce que j’ai et m’y précipite en courant.

— Qu’est-ce qui vous arrive ? lancé-je aux deux cheffes cuistots alors que je vois qu’une partie du plafond s’est effondrée sur le fourneau de Mathilde.

— Ce qui nous arrive ? Tu vois pas que j’ai failli crever écrasée ? s’insurge Mathilde.

— Personne n’a rien ? Il s’est passé quoi ?

— Mais ouvre tes yeux, le Russe ! continue-t-elle alors que Clem s’est assise en soupirant sur la chaise. Tu crois quoi ? Que j’ai eu une subite envie de cuisiner du plâtre ?

J’examine la pièce et constate les dégâts. Le plafond est fissuré et dans le trou béant causé par la chute du plâtre, on voit un tuyau d’où de l’eau coule doucement. Je comprends rapidement ce qui a pu se passer. Une petite fuite, de l’eau qui s’accumule, la pression qui se fait plus forte sous le poids du liquide, et boum, ça craque.

— Je suis content de voir que vous n’avez rien.

— Pourquoi ? C’est toi qui as encore saboté quelque chose ? intervient Clem dans mon dos.

Deux petites phrases assassines. J’ai l’impression de recevoir un coup de poignard dans le cœur. Autant pour l’insinuation qui s’en dégage que pour le ton employé par ma patronne. Je vois que Mathilde aussi est surprise par les propos de son amie, mais elle ne dit rien, ne prend pas non plus ma défense. J’essaie de prendre sur moi, respire un grand coup, et me tourne vers Clem dont le regard froid et perçant est dirigé vers moi. Sans détourner mon regard, je m’approche d’un pas vers elle avant de m’arrêter en constatant que je lui fais peur, vu comment elle se tend.

— Clem, tu crois vraiment que je suis responsable de cette fuite ? Tu peux penser un seul instant que j’ai réussi à accéder dans le faux plafond pour percer un trou dans ce tuyau ?

— Tu as foutu du sel dans ma sauce et tu es allé traficoter mon compteur, alors, pourquoi pas ? J’en sais rien, moi !

— Tu es sérieuse, là ? demandé-je à nouveau, toujours incrédule.

— Je le suis, oui. Les mots n’ont aucune valeur, Alexei. Je peux te promettre monts et merveilles et tout faire dans le sens contraire. La parole de l’être humain ne vaut rien. Regarde Hervé, putain ! Il me rabâche, chaque fois qu’il est là, qu’il ne cherche qu’à m’aider, dit-elle froidement avant de lâcher un rire triste. Voilà ce que vaut la parole d’un homme. Rien.

— Bordel, Clem. Tu comprends rien !

Je tape dans un morceau de plâtre à mes pieds avant de sortir de la pièce, furieux de ses paroles. J’ai besoin de m’éloigner sinon je risque de prononcer des paroles qui vont dépasser mes pensées. Comment croit-elle que j’aie pu faire un trou dans un tuyau qui n’est pas accessible ? C’est vraiment n’importe quoi. Et ça fait mal. J’ai le cœur en lambeaux. J’ai des envies de meurtre contre Hervé et ses attaques surprises. J’ai envie de hurler ma colère contre le monde, contre Clem qui est remplie de doutes envers moi. C’est comme si ses doutes l’empêchaient d’accéder à ses sentiments, à sa raison.

Je pense que je n’ai vraiment plus rien à faire dans ce restaurant. Il va falloir que je change de vie, que j’oublie tout, c’est le seul moyen. Je ne veux pas souffrir comme je souffre là, maintenant, sous le coup des reproches et de la colère de la femme que j’aime. C’est pour ça que c’est encore plus douloureux. Je commence à me diriger vers mon appartement pour aller préparer mes affaires quand je vois Mathilde qui galère dans la réserve pour sortir la grande échelle. Je soupire et me dis qu’avant de partir, je vais quand même honorer ma parole de les aider. Pas que ça change grand-chose de leur point de vue, mais au moins, j’aurai ma conscience pour moi.

— Laisse, Mathilde, dis-je en m’approchant. Je vais le faire. Qu’au moins, je puisse réparer les conneries qu’on pense que j’ai faites.

— Ne lui en veux pas, Alex, tout s’accumule… Je crois qu’elle n’imaginait pas devoir gérer ce genre de choses en reprenant le restaurant.

— J’ai mal, là, Mathilde. Pas envie de parler, je vais juste réparer cette putain de fuite et ensuite, je me casse. Loin de sa vie, loin de ses doutes. Je peux plus affronter ça, moi.

— Tu pars ? Et Lisa ? Et… Merde, mets-toi à sa place une seconde, le Russe ! Imagine que tu faisais confiance à Clem, que tu lâchais prise et que tu apprends qu’elle a été embauchée pour couler ton restau. Imagine qu’en plus tu couches avec elle et que tu es en train de tomber amoureux. Tu lui pardonnerais si facilement ? Tu aurais toujours confiance en elle ?

— J’en sais rien, Mathilde. Je sais pas et là, je m’en fous.

Je prends l’échelle de ses mains et, sans un mot de plus, je l’emmène dans la cuisine où Clem est toujours assise, sans bouger, les yeux tournés vers le trou du plafond, comme hébétée. Je ne lui adresse pas un regard et monte observer l’origine de la catastrophe. Je constate que le souci est vraiment minime. Une soudure qui a cédé après tant d’années sans entretien.

— C’est une soudure qui a sauté. Je vais aller chercher le nécessaire pour le réparer. Un peu de nettoyage, et ce soir, on pourra faire le service normalement.

— Tu as ce qu’il faut pour réparer ? me demande Mathilde. Le père de Clem avait des outils, mais je ne sais pas où.

— Ils sont dans la réserve, Mathilde. Il y a tout un kit de plomberie, je crois que ce n’est pas la première fois qu’il y a une telle fuite. Mais peut-être que je suis aussi responsable des problèmes de plomberie qui existaient avant mon arrivée, vu que je suis la cause de tous les soucis ici.

— Fallait pas merder dès le départ, et je ne te soupçonnerais pas aujourd’hui, marmonne Clémentine en se rendant dans la réserve.

Je fulmine sans rien dire alors que Mathilde pose une main réconfortante sur mon épaule. Quand Clem revient et me tend la caisse, je la saisis et ne peux m’empêcher de lui lancer un regard triste et résigné. Si je ne peux pas réparer ce qui est cassé entre nous, je vais au moins essayer de faire le nécessaire pour sa plomberie. Je remonte à l’échelle dans un silence pesant. Je vois du coin de l’œil Mathilde essayer d'entraîner Clem vers la salle de restaurant, mais elle refuse de s’éloigner. J’ai l’impression qu’elle veut surveiller mon travail. Je colmate sans difficulté la petite fuite et je mets un peu de mastic pour consolider les choses.

— Voilà, ça ne coule plus. Par contre, il faudra faire venir le plombier, qu’il fasse une vraie réparation. Et peut-être que lui, tu le croiras quand il te dira que je n’y suis pour rien dans cette fuite, lui indiqué-je en descendant de l’échelle en faisant attention à ne pas tomber.

— Merci, soupire Clem. Comme si j’avais besoin d’une facture en plus…

— Il n’y a pas d’urgence à le faire venir, j’ai fait le nécessaire pour que ça tienne. Mais peut-être que tu ne me crois pas. En tous cas, vu l’état des tuyaux, dès que tu peux, tu devrais demander un contrôle général de l’installation. Il y a des aides du gouvernement, mon ancien patron l’a fait là où je travaillais avant de venir ici. Bref, tu n’en as sûrement rien à faire de mes conseils. Laissez-moi finir de tout nettoyer, toutes les deux, je m’occupe de tout. Ce soir, vous pourrez cuisiner comme si de rien n’était. Et promis, je ne vais rien casser, rien empoisonner, rien saboter.

— T’es vexé ? Pauvre petit bouchon, marmonne Clem en récupérant la caisse à outils de son père.

— T’inquiète pas, Clem. Tu n’auras plus à me supporter longtemps. Je vais te laisser dès que je trouve un autre hébergement. Tu peux aussi chercher mon remplaçant, je crois qu’il vaut mieux que je prenne un peu de distance.

— Tu pars ? Oh… Je… D’accord, bafouille-t-elle en me regardant tristement.

— Je peux plus supporter tes doutes constants, Clem. J’ai merdé, je sais. Tant pis pour moi. Mais je ne te mettrai pas dans la merde, je ne pars pas tant que tu n’auras pas de remplaçant. Bref, laissez-moi finir de tout nettoyer, ça me donnera l’impression de servir à quelque chose.

— Ben voyons, fous-moi tout sur le dos aussi, marmonne-t-elle en me fusillant du regard. C’est pas ma faute si tu pars. C’est ton choix de lâcher l’affaire.

— Clem, tu es injuste là, il n’est pas en train de lâcher l’affaire, il essaie de se protéger, comme toi, tu le fais en le rejetant et en le critiquant. Quand vous aurez fini de vous protéger en vous blessant l’un l’autre, peut-être que vous arriverez à prendre soin de vous ! Merde alors. Allez viens Clem, laissons Thor travailler et allons prendre l’air. Merci de ton aide, Alex. Ne prends pas de décision trop rapide, il faut laisser le temps faire son travail.

Je fais un sourire à Mathilde alors qu’elle s’éloigne en entraînant une Clem réticente à me laisser seul dans sa cuisine. Je sais qu’elle a raison, que je dois être patient face au traumatisme que j’ai créé chez la jolie brune qui me retourne le cerveau, mais je ne sais pas combien de temps je vais tenir. Chaque doute exprimé, chaque attaque de Clem est comme une aiguille qui vient s’insérer en moi. A force d’en planter, elle risque de tout faire exploser.

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