48. Bestie pour la vie
Clémentine
— On va sur la plage.
— Non, attends, faut qu’on se change, marmonné-je en retirant mon bras de sa poigne.
— Dépêche-toi, Clémentine, soupire ma meilleure amie en bifurquant dans la petite salle où le personnel peut se changer.
Clémentine ? Je vais en prendre pour mon grade si elle m’appelle par mon prénom complet. Fait chier, je ne suis absolument pas d’humeur à l’entendre me faire la morale. Je n’en ai aucune envie. Je file dans mon bureau pour troquer ma tenue de cuisine contre mon jean et le chemisier que j’avais ce matin. Les beaux jours s’en vont et, en regardant par la fenêtre du bureau, je me dis que le gris du ciel est représentatif de mon humeur. J’enfile mon gilet et rejoins Mathilde qui m’attend sur la terrasse de ma petite cour.
— On ne peut pas plutôt rester au chaud dans mon appartement ?
— Non, tu as besoin de la mer, d’être loin de ces emmerdes rien qu’une petite heure. Ne discute pas, on y va.
Elle attrape à nouveau mon bras et m’entraîne sur le chemin qui mène jusqu’à ce petit coin perdu du bord de mer, où seuls les connaisseurs se rendent. Je n’ai pas voix au chapitre, mais me retrouver face à la mer, les pieds dans le sable, a toujours cet effet apaisant sur moi. Ici, j’ai passé mon enfance à lire avec ma mère, à profiter d’une baignade matinale ou tardive. C’est là où je fuyais quand mon père était trop oppressant, ici que je venais me ressourcer. C’est même sur cette plage que j’ai embrassé mon premier garçon, avant d’embrasser Alexei...
Je m’assieds sur le sable alors que ma meilleure amie s’installe à mes côtés, et soupire.
— Je t’écoute faire ton laïus, Mathou…
— Je ne suis pas là pour te faire un laïus. Tu sais aussi bien que moi que tu déconnes avec Alex. Je crois qu'il est pas loin de craquer et se barrer. C'est ça que tu veux ?
— Non, ce n’est pas ce que je veux. Mais on n’a pas toujours ce qu’on veut dans la vie, si ? Ce n’est pas si facile de pardonner, putain…
— Tu aimes “Le Plaisir Normand”, non ?
— Oui, je crois. J’aime y bosser, j’aime l’idée de continuer ce que mes parents ont entrepris. J’aime… Les souvenirs qu’il y a ici, enfin pas tous, mais ceux avec ma mère, c’est sûr. Pourquoi cette question ?
— Parce que ce n'est pas facile, mais tu te bats pour le restaurant. J'ai pas l'impression que tu te battes autant pour ton Russe. Clem, ce mec est fait pour toi ! Ne gâche pas tout ! Bats toi un peu ! Prends le risque de te planter !
— Je ne peux pas me permettre de me planter, Mathilde. T’as vu dans quel état j’étais quand j’ai quitté Thomas ? C’est moi qui suis partie et j’étais à ramasser à la petite cuillère ! Avec Alex, c’est… Tellement plus fort… Je n’arrive pas à me défaire de l’idée qu’il me ment peut-être encore, et je sais que c’est parce que je manque de confiance en moi, que je devrais essayer encore, mais j’ai la trouille, bordel.
— Il te faut quoi pour retrouver la confiance ? Tu veux qu'on lui tende un piège ? On la fait à la Koh Lanta et s'il réussit toutes les épreuves, il regagne le droit de s'occuper de toi ? Tu peux pas rester comme ça…
— Mais j’en sais rien, moi ! Tu crois que si je savais ce qu’il me faut, je serais comme ça, sérieux ? Je suis fatiguée de tout ça, Mathou, fatiguée de devoir me battre tous les jours, et pour le restau, et pour ne pas penser à ce qu’Alex a fait, pour essayer de ne pas être une connasse avec lui.
— Bon, on avance. Au moins, tu reconnais que tu exagères avec lui. Bientôt la réconciliation ! rigole-t-elle en déposant un bisou sur ma joue. Tu as eu une discussion avec lui sur tout ça ? Tu n'as pas l'impression que si tu laisses pourrir la situation, tu auras plein de regrets plus tard ?
— On a un peu discuté l’autre soir… Mais on a fini par jouer à Tétris, donc on n’est pas allé au fond des choses. Enfin, pas de celles-là, en tous cas.
— C'est un bon coup, alors ? me demande-t-elle, curieuse.
— Tu n’as pas idée, ris-je.
— Tu es accro, ma Clem. Si tu ne te bouges pas le cul dans la vie comme tu le fais dans son lit, c'est mort… Clem, c'est pas avec moi que tu devrais être en train de chercher des solutions, c'est avec lui. Il a l'air tellement sincère désormais…
Elle se tait et regarde les vagues de l'océan qui vont et viennent dans des mouvements incessants. Pourquoi ne suis-je donc pas comme ça ? Quelle barrière ai-je érigée qui empêche la vague de revenir ?
— Il a l’air sincère… J’en avais aussi l’impression, au début, il est là tout le problème, Mathou. Je n’ai pas confiance en mon jugement, pour le coup. Quand il s’agit d’Alex, je n’ai plus aucune objectivité.
— Ouais. Tu l'aimes. C'est clair. Il ne va plus te trahir. Tu as vu comment il s'en veut ? Ce mec, tu lui demanderais la Lune et il irait jusqu'en Russie pour aller la chercher ! Merde, Clem. Tu veux qu'il fuie et se retrouve dans les bras d'une autre ? Fais confiance à ton instinct ! Et au mien !
— Ça a l’air tellement facile quand tu dis ça… J’essaie, tu crois que ça me plaît d’être comme ça ?
— Attends, je l'appelle et je lui dis de te retrouver ici. Comme ça, tu ne vas plus essayer mais tu vas crever l'abcès ! Ça me ferait trop chier que tu passes à côté de l'homme de ta vie, Clem. Putain, je rêverais, moi, d'avoir un mec comme lui !
— Quoi ? Non, non ! Pas maintenant… Arrête de vouloir jouer l’entremetteuse, Mathou. Je t’adore, mais j’ai pas besoin que tu me colles dans ses bras. Je lui ai dit que j’avais besoin de temps, je te l’ai dit aussi. J’ai le droit de respirer à un moment ?
Je reste silencieuse un moment, les yeux tournés vers les vagues, pendant que Mathilde m’observe. Je sens son regard posé sur moi, et je sais qu’elle a envie de me bousculer, de me secouer, autant qu’elle souhaite me comprendre. Mathou est du genre à foncer tête baissée. Quand je lui ai proposé d’acheter un vieux truck et de le rénover, elle m’a dit oui dans la seconde, sans même réfléchir. Je fais comme si j’étais impulsive, sûre de moi dans toutes mes décisions, mais il n’en est rien. Je n’ai pas un centième de son assurance.
— Et puis, s’il part… C’est que j’aurais bien fait de ne pas me précipiter, murmuré-je finalement.
— S’il part, tu auras juste tout perdu, cocotte. Je ne sais pas ce qui me retient de l’appeler. Tu dois lui parler ! Empêche-le de se barrer, ou alors, c’est moi qui vais le récupérer pour ne pas qu’une autre mette le grappin dessus !
— J’ai posé une option sur lui, je te rappelle. Si tu fais ça, Mathilde, je te jure que j’ai beau dire les copines d’abord, plus jamais tu ne me verras !
— Tu sais bien que je ne te ferais jamais ça, Clem. Mais si tu tiens tant que ça à lui, pose-toi des questions. Tu n’as pas eu la même réaction quand je t’ai parlé de Thomas, tu vois que le Russe, ce n’est pas un mec à laisser partir !
— Je m’en fous de Thomas, ça fait bien longtemps que j’ai tourné la page. Je vais aller m’excuser pour tout à l’heure, mais je te le dis comme je lui ai dit, j’ai besoin de temps. Tout est précipité en ce moment, je ne demande pas la Lune, quand même ?
— Tu veux que j’aille lui parler ? Et lui expliquer ça, justement ? Si c’est plus simple pour toi, ça ne me dérange pas de faire l’intermédiaire. Les amies, c’est fait pour ça.
— Tu crois que ça changera quelque chose ?
— Je crois qu’il a besoin d’entendre que tu ne vas pas lui en vouloir toute ta vie, même si tu n’es pas prête pour l’instant à aller plus loin avec lui. Tu sais, les hommes, c’est un peu con. Il faut leur dire clairement les choses. Et plusieurs fois pour que ça rentre. Là, il est quand même à fleur de peau. Ce serait bête qu’il se barre, comment tu ferais pour réparer les fuites ? La vue sur son petit cul quand il est monté sur l’échelle, c’était quelque chose, hein ?
— Crois-moi, rien ne vaut la vue de son petit cul qui se promène dans la salle de bain, ris-je en posant ma tête contre son épaule. Et je réparerais les fuites toute seule, je suis une grande fille. C’est pour les orgasmes qu’il m’est bien utile.
— Bon, Mister Orgasme, il faut qu’on le chouchoute un peu, alors. On lui dit merci pour la fuite et tu essaies de pas toujours lui ramener dans la gueule qu’il t’a trahie ? Juge-le sur ce qu’il va faire, ça vaut mieux, non ?
— Je vais essayer, Maman. Promis. Tu vas lui parler alors ?
— Oui, ma petite. Je vais y aller. Qu’est-ce que tu ferais sans moi ? D’ailleurs, tu as réfléchi à ce que tu allais faire quand je serai repartie ?
— Pleurer ? Fermer le restau ? Tu veux vraiment pas rester, alors ?
— Tu sais que c’est pas pour moi, la grande cuisine, rester au même endroit, tout ça. Si ce n’était pas pour toi, ça fait longtemps que je serais partie. Tu vas continuer à gérer toute seule ou tu vas embaucher un nouveau chef ?
— Je vais embaucher, j’ai déjà déposé une annonce… J’ai eu Paul au téléphone ce matin, il en a encore pour un moment, je ne tiendrai jamais la cadence, même si la saison touristique va bientôt se terminer. Il y a du monde toute l’année, ici…
— Moi, je reste encore dix jours, après, il faudra que je reparte. J’ai un contrat à Nice. Ça m'évitera de passer la fin de l’année dans le froid normand… J’espère que ça te suffira pour trouver quelqu’un de bien !
— Dix jours ? C’est tout ? m’affolé-je. Putain… Je vais pas tenir sans toi, et je parle pas du restau, là.
— Mais si, tu vas tenir. Je ne connais personne d’aussi résistante que toi. Et là, je vais aller parler à ton Russe. Avec un peu de chance, je vais le convaincre de rester, et ça te fera un problème de moins à gérer. Tu pourras t’appuyer sur lui, tu verras.
— Peut-être oui… Si vous partez tous les deux, je crois que je suis bonne pour l’asile, ris-je tristement. Lâcheuse.
— Me dis pas ça, Clem. Je suis toujours venue quand tu as eu besoin. Mais je peux pas vivre ta vie pour toi… Tu comprends, hein ?
— Bien sûr que je comprends, je ne t’en veux pas. Je me dis juste, parfois, que c’était bien plus simple avec le Truck, plus fun… Et qu’au moins, on était ensemble quand ça merdait.
— Je te dirais bien que tu seras toujours la bienvenue au Truck, mais je pense que vu tout ce que tu as déjà vécu ici, tu ne vas plus le quitter, ton Plaisir Normand. Je te connais, Clem, tu vas y arriver. Tu trouves toujours les solutions. Bon, c’est pas tout ça, mais j’ai un Russe à aller chouchouter un peu. Souhaite-moi bonne chance, parce qu’il va falloir que je le cajole sans lui tomber dans les bras ! Putain, les épreuves que tu m’infliges ! me dit-elle en riant et en me serrant contre elle.
— Merci, Mathou… Je te le dis pas assez souvent mais, putain, je ne te remercierai jamais assez de m’avoir fait tomber du toboggan à l’époque, ris-je en la serrant à son tour. Si je n’avais pas eu envie de te tuer, qui sait si on aurait fini copines…
— Ouais, tu es ma bestie. A deux, on va conquérir le monde ! Mathou et Clem forever !
— Tu me fais peur, parfois, Mathilde, ris-je. Mais je t’aime quand même, ma “Bestie” !
Elle se penche vers moi et m’embrasse à pleine bouche avant de se lever en riant, me laissant au bord de la plage à réfléchir à ce que je vais bien pouvoir faire si je ne trouve pas de chef pour venir m’épauler. Encore une nouvelle galère en prévision, comme si j’avais besoin de ça. Bordel, j’ai l’impression de passer ma vie à essayer de résoudre des problèmes et c’est épuisant. Si c’est ça, être adulte, j’envie plus que jamais Lisa qui ne se soucie que de ses notes à l’école. On est bien loin de l’époque où Mathou et moi voguions dans notre vieux Truck de plage en plage, de prestation en prestation, de rencontre en rencontre et de coup d’un soir en coup d’un soir. Fait chier, la fin de l’innocence.
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