Songe d'une prairie d'août (2/2)

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« C'est Morand.»

J'ai pas compris tout de suite. Entendre un autre bruit, j'étais plus habitué. Je me retourne tout à coup.

« Quoi ?

– C'est Morand, j'te dis. Le capitaine Morand.»

Qui est-ce que je vois ? Ce sacré vieux Marcellin ! On se connaissait pas d'avant le régiment mais il était comme moi, chaudronnier rue Tourneur, à Paris. Et c'est ça, en plus, je m'en souviens maintenant, c'est Morand ! Mon officier de réserve, du sixième régiment d'infanterie !

« Tu sais, Morand, du sixième RI.

– Je sais bien, Marcellin, qu'il faut que je le retrouve ! Tu sais où il est ? Bon Dieu de bon Dieu, Marcellin, c'est sacrément chouette de te revoir ! Tu vas bien ? T'as rien ?

– C'est pas n'importe qui, Morand, tu sais. C'est un sacré officier. Y'en a pas beaucoup des comme lui, des qui ont la moitié de son courage.»

Pauvre Marcellin, lui non plus m'entend pas. Moi, il faut que je me mette en quête du sixième RI pour continuer le combat. Le problème, c'est que je sais pas où chercher. C'est vaste, la Lorraine. Alors j'espère qu'il m'attend au bout de la route, sinon je le retrouverai jamais. On peut pas rester là, écrasés de chaleur, il faut au moins trouver un coin à l'ombre, que j'y dis, à Marcellin. Mais il veut pas, cette tête de mule, alors je le laisse là, en plein milieu du nulle part qui ressemble au partout autour et je reprends la route, espérant trouver l'homme à la fin.

De village en bosquet, de pâturage en explosion de fumée et de tiraillement insupportable en arrachement anesthésique, je voyage, cherchant mon officier. Effectivement, la Lorraine est vaste et le soleil d'août l'étire à n'en pas finir, pour qu'elle recouvre toute la Terre écorchée, abrasée, embrasée par l'enfer que je fuis et qui se plaît à me grignoter la cervelle. Je me déplace au gré du bruit et je vole de déception en désillusion. Tout ce qu'il y a de vivant par ici, ce sont les copains qui vont se faire charcuter. Si ça se trouve, même pas et il y a plus que des boches vengeurs qui finissent leurs munitions. C'est ça que font les sauvages désœuvrés, habituellement, quand ils ont fini de brûler la Création. J'en ai croisé des types, pourtant, et par dizaines, encore, et il y en a même qui sont venus me parler, ou m'aider. Mais il n'y a pas un seul village debout, rien que des trous. Fallait s'y attendre, à force de planter des obus, qu'ils finissent par pousser. Il n'y a que Marcellin qui me soutienne vraiment. Il a pas arrêté de me suivre, on voyage ensemble depuis des jours. Il m'apparaît souvent en rêves, la nuit. On parle de Morand. C'est la rencontre de sa vie, ça, Morand. Il l'a jamais vu mais c'est son grand amour. J'ai même pas l'impression que quiconque sache à quoi il ressemble, tellement tout ça c'est des mythes et des on-dit.

« Tu sais, Morand, il était dans les Ardennes, au début. C'est grâce à lui qu'on leur a réglé leur compte, aux boches, une fois. Ça c'est un stratège comme on n'en fait plus. Tu crois que Napoléon aurait été fier de lui ?»

« C'est un meneur d'hommes comme t'en as jamais vu. Les hommes de Morand, quand ils tombent comme des mouches, il sait trouver les mots. Il leur parle, il les motive et c'est reparti. Il paraît même qu'ils deviennent invulnérables aux balles. Comme Morand, quoi. Il est toujours en première ligne, tu sais, et il a jamais été blessé.»

Mais il y avait une histoire que j'entendais souvent revenir. Ou c'est peut-être qu'elle m'avait fait tellement forte impression que je la ressassais sans arrêt.

« Avec Morand, tu sais, t'as pas la moindre chance de déserter. Faut dire qu'il les aime pas beaucoup, les lâches. Alors il va lui-même les chercher. C'est le plus fin limier de l'armée. Quand les temps sont pas faciles, comme maintenant, il y a pas de cour martiale. Morand s'en charge, et ça suffit. Il prend juste quelques gars avec lui. C'est sa garde personnelle. Les plus féroces des molosses, à ce qu'on dit. Aucune chance de s'échapper.»

Aucune chance de s'échapper... Tout ça résonnait en moi d'une très étrange façon. J'aimais pas trop que Marcellin m'ait dit ça. Ça me disait pas grand-chose qui vaille sur Morand. Et puis après avoir parlé, avant de la rouvrir, on restait là, à se regarder. Ça me faisait toujours quelque chose. Sa face rougeaude qui me dévisageait de ses yeux placides... L'était peut-être pas très malin mais c'était quand même un bougrement chic type, Marcellin. Et il le serait resté, c'est sûr, si l'obus lui avait pas arraché la moitié de la cage thoracique.

Aujourd’hui, il fait terriblement chaud. L'été indien fait onduler les cailloux et la poussière lévitant brouille le devant de la route. C'est dans ces moments-là, sans eau ni rien à croquer que je me suis récemment remis à prier. J'avais plus fait ça depuis des années. Ça m'emmerdait, à la communion, tous ces imbéciles en toge qui débitaient soit des âneries, soit du latin. Mais la vie fait changer. Maintenant, on se demande ce qu'il y a à perdre. Au pire, je vais crever de toute façon, avec ou sans les sacrements. Au mieux, j'atteindrais la vie éternelle dans Son royaume pour mon courage et mon patriotisme. Sauf si Dieu est boche... D'ailleurs, est-ce que c'est le même Seigneur qu'ils prient, de l'autre côté des bombes ? On va peut-être se retrouver, alors. Je me demande comment ça sera, là-haut. À ce rythme-là, on devrait pas tarder à le savoir. Pour la libération de la Lorraine, en revanche... Après moi, le déluge. J'en ai plus rien à carrer, pour l'instant. Qu'est-ce que je peux y faire, de toute façon ? Mon seul objectif, à présent, l'unique destinataire de toutes mes pensées, c'est Morand. Morand, Morand et Morand. J'ai bien l'impression que c'est le seul qui pourra me sauver. Tous nous sauver. J'ai pas la moindre idée de l'endroit où on peut le trouver, mais c'est pas une raison pour s'arrêter de marcher. Je suis mon chemin du plus droit que je peux et on verra s'il me retrouve au bout. À force de naviguer en Lorraine, je vais bien finir par lui mettre le grappin dessus. S'il est encore là. Sinon... Je me remets à prier. Je me rappelle plus bien comment on fait, je l'ai sans doute jamais su, mais ça coûte rien d'essayer. Et puis de toute façon, c'est pas grave, on sait bien ce qu'Il faut lui demander dans ces moments.

Vers la fin d'après-midi, le route est parfaitement bien orientée pour fuir le casse-pipe. Le Soleil se couche pile en face de moi. C'est joli ce rouge incandescent, pour une fois que c'est naturel, mais qu'est-ce que ça fait mal. Presque autant que le bruit... Je suis obligé presque de marcher à l'aveuglette, les yeux plissés. Marcellin est venu me rejoindre, tout à l'heure, avec plein d'autres gars. On a discuté, un peu, et puis il faisait vraiment trop chaud alors ils ont fait demi-tour et ils sont repartis. Salut ! On se retrouve au sixième RI ! Voilà, je suis vraiment tout seul, maintenant.

À cause de ce sacré Soleil, je les ai pas d'emblée remarqués. C'est quand ils ont grossi que j'ai vu. Un groupe de silhouettes que s'approche, à contre-jour, devant, sur la route. Ça doit encore être des types. Des pauvres types à qui on a écroulé le village et qui vont encore venir me supplier. Pourtant, j'ai pas l'impression d'être au mieux pour les aider. Ils se rendent donc compte de rien ? Et puis à mesure qu'ils grossissent, c'est pas des types. Les types sont jamais à cheval. Ils sont trop pauvres. Malgré le Soleil brûlant, je vois bien qu'ils sont quatre, et tous montés. Alors qu'ils s'approchent encore, j'ai compris: c'est eux, c'est lui ! Je l'ai trouvé ! Il était donc bien là, au bout de la route ! Mon calvaire prend fin ; ils vont me ramener chez moi et tout sera bien. J'arrive pas à discerner clairement leurs traits, tant ils sont noyés par la lumière. J'en vois trois qui sont trapus et féroces. Je vois pas leur tête, mais j'y lis la haine. Ce sont pas des donneurs d'ordre. Mais des exécutants. Ils obéissent au doigt et à l'œil de l'autre, celui qui est grand, et noble. Lui est sévère, mais digne. Il porte la tête haute et je le vois enfin, là, devant moi, glorifié dans son aura de lumière. Ils vont m'escorter à bon port, dans leur cortège éclatant. Tout est fini. J'en ai soudain le souffle coupé et je tombe à genoux, prosterné devant lui. Il m'arrache un sourire béat. Il est encore plus grand et me domine de sa nature surhumaine. Son invisible rictus me réchauffe le cœur et m'emplit d'une douceur et d'une chaleur inconnues. Lui se soucie de moi. Les trois cavaliers portent la main à leur ceinture. Trois déflagrations font résonner la petit bois.

Je L'ai vu.

Et Il a tu le bruit.

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