Mercredi 25 juin
Tout est calme. Aucun bruit ne vient briser le silence de la pièce. Rien ne vient perturber le sommeil de son occupant. Seule sa respiration, lente et profonde, est perceptible. Lentement, le soleil se déplace dans le ciel. Une vague de lumière progresse, minute après minute au travers de la chambre. D'abord au pied du lit, puis sur le corps parfaitement immobile de son occupant. La douce chaleur qui perce les draps ne perturbe pas son sommeil. Peu à peu, la lumière atteint son visage, ses paupières. Quelle heure est-il ? se demande-t-il, presque inconsciemment. Il tente difficilement d'ouvrir les yeux. L'éblouissement est tellement intense que sa première réaction est de tourner la tête. Aussitôt, une fulgurante douleur lui traverse le crâne. Une onde intense, presque comme une brûlure. Il cherche aussitôt à se protéger de cette lumière avec la main, mais là encore une vive douleur l'en empêche. Il a l'impression de ressentir le moindre muscle de son bras le supplier de renoncer à tout mouvement. Qu'est-ce qui m'arrive ? Où suis-je ? Malgré l'angoisse ressentie et toutes les questions qui se bousculent dans son esprit, il patiente quelques secondes avant de tenter de bouger à nouveau. Peu à peu ses yeux s'habituent à la lumière et il tente de les ouvrir. Lentement. Très lentement.
La pièce est dénudée. Une tablette au pied du lit. Dans un coin de la pièce, une armoire et une chaise. A l'opposé de la fenêtre, un paravent cache à sa vue une partie de la pièce. Une chambre d'hôpital ! Que m'est-il arrivé ? Aussitôt, il sent monter en lui comme une onde qui lui submerge le cerveau. Une sorte de panique le saisit. Il tente à nouveau de bouger, mais il est toujours dans l'incapacité de faire le moindre geste. Il lève avec difficulté un bras, comme s'il voulait attirer l'attention. Geste bien inutile puisqu'il est seul et que la porte est fermée. Il essaie d'appeler, mais seul un faible son sort de sa gorge. Il se rend compte à ce moment qu'il a horriblement soif. En tournant avec difficultés la tête, il aperçoit une carafe et un verre sur une tablette. Avec un immense effort, il essaie de tendre le bras pour attraper le verre.
Il sent soudain son cœur s'emballer, comme si un danger imminent venait de surgir. Une panique incontrôlable s'empare de lui. Il a l'impression d'étouffer. Une fois de plus il tente d'appeler, mais aucun son ne sort.
Comme presque chaque jour depuis maintenant près de deux ans, Caroline prend son service à l'hôpital d'Annemasse. Cette semaine, elle est de l'équipe de jour. Elle n'aime pas trop être de nuit. Malgré le travail, elle a l'impression d'être dans un lieu abandonné. Il n'y a presque pas d'échange avec les patients. Soit ils dorment, soit il faut intervenir d'urgence. Jamais durant ces semaines-là, elle n'a vraiment la possibilité de parler avec ses patients ou avec les visiteurs. Même si cela ne dure que quelques minutes, ça lui donne le sentiment de leur apporter autre chose que des soins purement médicaux.
Une fois changée, elle se dirige vers ses collègues qui terminent leurs services pour prendre les informations de la nuit, comme elles disent entre-elles.
— Bonjour ma belle. Comment va ma petite rouquine préférée ? Tu m'as l'air un peu fatiguée aujourd'hui.
— Bonjour madame Sardella. Je vais bien, rassurez-vous. J'ai juste un peu mal dormi cette nuit, mais rien de grave. Une fois le travail commencé, ça va passer. Et vous ? Comment allez-vous ?
Comme d'habitude, l'image toujours sereine de la plus ancienne infirmière du service la rassure. Toujours de bonne humeur. Jamais une remarque négative. Rien ne semble pouvoir atteindre son moral. Une sorte de référence pour les débutantes comme elle.
— La vie est belle. Qu'est-ce qui pourrait ne pas aller ? Tu sais, après 26 années passées dans cet hôpital, qu'est-ce qui pourrait arriver que je n'aie pas déjà vu ? demande-t-elle sans vraiment attendre de réponse. Quand j'ai commencé, tu étais...
— A peine née, je sais, l'interrompt-elle, en souriant. Quelque chose de particulier que je dois savoir sur la nuit ? demande-t-elle.
— Un peu d'agitation. Quelques nouveaux arrivants. La routine quoi. Puisque tu as besoin de commencer rapidement ta journée pour finir de te réveiller, va donc voir si le patient de la chambre 217 a besoin de quelque chose. Il est arrivé cette nuit. Probablement rien de grave, mais il doit rester sous surveillance. J'y suis passé il y a moins d'une heure, mais il dormait à poings fermés.
— Pour quelle raison a-t-il été admis ? demande-t-elle aussitôt, inquiète comme s'il s'agissait d'une connaissance.
— Accident de la route. Ces jeunes, quand vont-ils apprendre à rouler moins vite ? Il n'a aucune fracture, mais le docteur Munoz préfère le garder un moment au cas où il aurait un traumatisme crânien.
Tout en parlant, elle s'était penchée vers le bureau pour prendre un dossier.
— Tiens. Voilà de quoi répondre à tes questions. Et en plus il est très mignon. Ça aurait été dommage qu'il abîme un si joli visage, ajoute-t-elle en faisant un clin d'œil à l'infirmière. Tu vas voir par toi-même. Je suis certaine que tu vas tomber sous le charme de ce beau jeune homme. Quoi de mieux pour commencer la journée ! Ajoute-t-elle en lui touchant la joue d'un geste amical, presque maternel.
— Croyez-vous que je fasse ce métier pour cela... balbutie-t-elle, comme si elle se sentait obligée de se justifier.
Elle s'empare aussitôt du dossier sans dire un mot, en espérant ne pas rougir de la remarque de sa collègue. Elle s'éloigne aussitôt pour se rendre au chevet du nouvel arrivant. L'infirmière Sardella la regarde s'éloigner rapidement dans le couloir, amusée de sa petite taquinerie.
Tout en avançant dans les couloirs, Caroline parcourt le dossier que lui a donné sa collègue. Le patient est arrivé aux urgences dans la nuit. Accident de voiture. Pas de fractures. Pas de traumatismes importants. Elle est surprise qu'il y ait si peu d'information en dehors des résultats des examens pratiqués à son arrivée. Un homme d'une trentaine d'années, c'est à peu près tout ce qu'elle trouve sur son dossier. Même pas de nom.
Au moment où elle ouvre la porte de la chambre, un bruit de verre la fait sursauter. C'est un verre qui vient de se briser.
— Ne bougez pas, je vais vous aider, lui dit-elle en se précipitant à son chevet.
Voyant son état de panique, elle tente de le rassurer tout en ramassant les morceaux.
— Ne vous inquiétez pas pour ça. Ce n'est pas grave. Je vais vous donner un autre verre. J'en ai pour une minute. Ne partez pas, lui dit-elle en souriant pour l'aider à retrouver son calme. Elle fait le tour du lit et prend un autre derrière le paravent sur l'étagère du lavabo.
En remplissant son verre, elle remarque qu'il semble toujours très agité.
— Je vais vous aider, lui dit-elle en lui soutenant la tête pour qu'il puisse boire.
— Merci, tente-t-il d'articuler dans un murmure.
— Vous avez reçu un choc. Essayez de ne pas bouger. Nous sommes là pour vous aider. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, appuyez sur ce bouton, lui explique-t-elle en lui montrant où il se trouve.
— Merci mademoiselle, lui répond-il simplement.
Voyant qu'il semble toujours aussi inquiet, elle essaie de lui parler.
— Vous avez l'air inquiet. Voulez-vous que j'appelle le docteur ?
— Je...
— Allez-y, je vous en prie.
— Qu'est-ce que je fais ici ? demande-t-il finalement.
— Vous ne vous souvenez pas de l'accident. C'est ça ?
Ne répondant pas, elle reprend.
— Cela n'a rien d'anormal. C'est courant de ne pas se souvenir des minutes qui précèdent un accident. C'est passager. Vos souvenirs vont revenir rapidement. D'après votre dossier, vous avez été admis ici cette nuit après un accident de voiture. Je n'ai malheureusement pas plus d'information, mais je vais me renseigner et je reviendrai vous en dire plus.
Elle voit qu'il essaie de lui dire quelque chose, mais il semble troublé, perdu. Elle voit presque de la panique dans son regard. Elle reprend aussitôt pour ne pas laisser ce silence pesant s'installer.
— Expliquez-moi ce qui vous revient de votre journée d'hier. N'importe quel détail. Cela pourrait vous aider à remonter le fil des évènements.
Elle le voit se concentrer intensément pendant quelques secondes. Il a l'air soucieux. Elle lui prend la main pour le rassurer.
— Ça va revenir. Ne vous inquiétez pas. Commençons par quelque chose de plus général. Cela me permettra de compléter votre dossier par la même occasion. Rendez-vous compte, ils n'ont même pas inscrit votre nom dans le dossier. Comment vous appelez-vous ?
De nouveau, il reste hésitant, inquiet. Il relève soudain la tête vers elle et tente de se redresser difficilement.
— Je... Je ne sais pas... Je ne me souviens de rien.
— Oh ! s'exclame-t-elle. Même pas votre nom ? Ne vous inquiétez pas. Je vais tout de suite prévenir le docteur. Il va venir vous voir. En attendant, restez calme et n'hésitez pas à m'appeler en cas de besoin.
Elle sort de la chambre, plus inquiète qu'elle ne le laissait paraître avant de lui tourner le dos. Même si elle est censée mentionner ce point sur le dossier et passer par les voies hiérarchiques, elle se dirige tout de suite vers le bureau du docteur Munoz.
C'est vrai qu'il est plutôt joli garçon, se dit-elle en repensant à ce que lui avait dit madame Sardella.
La matinée a été bien remplie. Malgré quelques tentatives, Caroline n'a pas eu le temps de retourner voir le jeune homme du matin qui avait l'air si paniqué de ne se souvenir de rien. Elle aurait bien voulu passer à sa chambre pour voir s'il allait mieux, mais elle n'avait pas eu une minute à elle. On venait à l'instant de lui demander d'aller voir un autre arrivant de la nuit qui venait d'appeler.
En ouvrant la porte de la chambre 238, tout au fond du couloir, sa première réaction fut la surprise. Elle est restée figée quelques secondes avant de se reprendre.
— Vous ici ! Pourquoi vous ont-ils changé de chambre ? Est-ce que vous avez eu un problème depuis ce matin ?
Ne recevant aucune réaction, elle reprend.
— La minerve, ajoute-t-elle pour justifier sa question. Vous n'en aviez pas tout à l'heure.
— Vous voulez dire qu'on s'est déjà vu ? Je m'en souviendrai, lui dit-il, presque sèchement.
— Je suis passé vous voir ce matin. Dès mon arrivée, ajoute-t-elle. Vous ne vous souvenez pas ?
Peut-être que cela est dû son problème de mémoire, se dit-elle.
— Le docteur est bien passé n'est-ce pas ?
— Un médecin est bien passé pour examiner mon cou. Il m'a dit que je pourrais la retirer dès demain. C'est la seule visite que j'ai reçue.
C'est à elle de ne pas comprendre. Il s'agit bien de la même personne, elle n'a pas rêvé. Ce n'est pas cette minerve qui change quoi que ce soit. Il n'y a pas d'ombre d'un doute, elle le reconnaît parfaitement. Le même visage carré. La même coupe de cheveux. Blond, mi-long. Et les mêmes yeux bleus qui ne l'avaient pas rendue insensible. Certes, il n'a pas le regard paniqué de ce matin, mais rien d'anormal à cela. Le docteur Munoz a dû le rassurer pour ce problème d'amnésie. Son regard exprime maintenant plutôt un sentiment de méfiance. Comme s'il était sur le qui-vive.
— Vous vous souvenez bien qu'on vous a changé de chambre dans la matinée. On ne m'en a rien dit, mais, à moins qu'on ait fait cela pendant que vous dormiez...
— Vous vous trompez, l'interrompt-il.
— Que vous a dit le docteur Munoz au sujet de votre amnésie quand il est passé vous voir pour ausculter votre cou ?
— Je... je ne sais plus vraiment, commence-t-il.
Comme rassuré par cette information, elle reprend.
— Ce matin, quand je suis passé vous voir, vous étiez un peu paniqué à l'idée de ne pas être capable de vous souvenir des circonstances de l'accident. Nous avons bavardé un petit moment et c'est là que vous vous êtes rendu compte que vous ne vous souveniez même plus de votre prénom. Est-ce que cela va mieux ?
— Non... En fait, je ne me souviens de rien, lui dit-il après quelques secondes de silence.
— Comme je vous le disais ce matin, ce n'est probablement pas grave. Cela arrive souvent après un traumatisme. La mémoire vous reviendra dans les prochains jours. Dites-moi au moins pourquoi vous avez appelé, que je puisse vous aider, enchaîne-t-elle pour éviter de trop insister sur l'amnésie qui semble tellement le troubler. Est-ce que vous voulez boire ou manger quelque chose ? Vous voulez peut-être que je vous aide à sortir de votre lit quelques instants ?
— Est-ce que tu sais qui a fait déplacer le patient de la chambre 217 ? demande Caroline une fois de retour auprès de ses collègues. Tu sais, celui dont le dossier ne contient même pas son nom.
— Je ne suis pas au courant. Attends, je vais regarder, lui répond sa collègue en consultant les dossiers.
— Le pauvre, il ne se souvient même plus de son prénom, ajoute-t-elle, comme pour elle-même.
— Tu dois te tromper, d'après son dossier, il n'y a aucun changement de chambre. Tout va bien ? Tu as l'air soucieuse.
— Quelqu'un a dû oublier de le mettre à jour. Je viens de le quitter. Il est dans la chambre 238. Rien de grave, je vais m'en occuper, répond-elle en cherchant s'il y a un autre dossier.
— Je dois te laisser, on m'appelle, lui dit sa collègue, peu intéressée par ces problèmes administratifs.
— J'ai trouvé ! s'exclame Caroline, sans même se rendre compte qu'elle est maintenant seule.
Patient arrivé dans la nuit, suite à un accident de voiture. Même heure d'arrivée. Pas de nom, pas d'adresse, lit-elle.
— Non seulement les dossiers sont incomplets, mais en plus celui-ci a été fait en double. Décidément, il y a un problème de laisser-aller dans cet hôpital. Il faut que je mette un peu d'ordre là-dedans.
Décidée à régler ce problème, Caroline se rend aussitôt dans la chambre 217 pour voir quel autre patient s'y trouve.
— Vous ! s'exclame-t-elle.
— Oh, c'est gentil de revenir me voir, lui répond-il, sans remarquer sa surprise.
— Vous n'avez donc pas changé de chambre, dit-elle comme une conclusion évidente.
— De quoi parlez-vous ? Pourquoi voulez-vous que j'aie changé de chambre ?
— Mais alors, dans l'autre chambre !
— Je ne comprends rien à ce que vous me dites. De qui parlez-vous ?
— Je reviens de la chambre 238 et j'ai cru que c'était vous. Il vous ressemble comme deux gouttes d'eau. C'est votre frère ? Votre jumeau.
— J'ai peut-être des problèmes de mémoire comme me l'a confirmé le docteur, mais si j'avais un frère, je le saurais. Je suis... enfin, je pense que je suis fils unique.
— Il est arrivé cette nuit. A la même heure. Suite à un accident de voiture. Il ne peut y avoir de doute.
— ...
— Rassurez-vous, il va bien. Pas de problème important visiblement. Vous n'avez pas mal au cou, j'espère ? demande-t-elle, comme si un doute planait encore dans son esprit.
— Mon cou va très bien. Je vais un peu mieux que ce matin. En fait, je n'ai pas plus mal au cou qu'ailleurs. Le docteur m'a dit que tout cela allait passer d'ici quelques jours. Par contre, pour ma mémoire, il refuse de s'engager. Quelques jours ? Quelques semaines ? Plus ? ajoute-t-il, le visage soudainement redevenu soucieux
— Votre frère souffre aussi d'amnésie. Cette ressemblance ! C'est incroyable, ajoute-t-elle sans se rendre compte qu'elle prononçait les mots à haute voix.
Devant le silence de son patient, elle reprend.
— Je vais tout de suite prévenir votre frère que vous êtes également hospitalisé ici et que vous allez bien.
— Je ne comprends pas. Comment est-ce possible que je ne me souvienne d'absolument rien ? Comme pourrait-on oublier jusqu'à l'existence de son propre frère ?
— Rassurez-vous, je suis certaine que ça ne durera pas. Je repasserai vous voir avant de terminer mon service. Promis, ajoute-t-elle en sortant de la chambre, non sans un sourire pour appuyer ses paroles.
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