Vendredi 4 juillet

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— Entrez !

Le docteur Kremer regarde l'homme qu'elle attendait franchir la porte sans savoir de qui il s'agit. Elle les a tous les deux rencontrés à plusieurs reprises ces derniers jours, mais elle est bien incapable de les distinguer. Ne voulant pas les identifier à leur numéro de chambre pour des raisons de simple politesse, mais également déontologique, elle préfère s'abstenir de toute question montrant qu'elle ne l'a pas identifié.

— Bonjour docteur. Vous avez demandé à me voir, annonce-t-il, ne sachant pas trop quoi dire.

— Asseyez-vous, je vous en prie. Votre frère ne devrait pas tarder.

— Oh ! Je ne savais pas que...

— Excusez-moi. J'aurais dû vous prévenir. J'ai de bonnes nouvelles à vous annoncer à tous les deux. Je me suis dit que ce serait une excellente occasion de vous réunir. Dites-moi ? Comment vous sentez-vous ?

— Eh bien, je dois dire que je me sens assez bien physiquement, mais...

On toque à la porte.

— Entrez !

La porte s'ouvre doucement après quelques secondes.

— Entrez, je vous en prie, on n'attendait plus que vous.

Le second frère fait un pas et s'arrête soudainement en voyant sa propre image.

— Asseyez-vous, dit-elle en montrant la seconde chaise. Je vous présente mes plus sincères excuses. Comme je le disais à votre frère à l'instant, j'aurais dû vous prévenir que vous seriez ensemble pour cette entrevue.

— Ce n'est rien... C'est juste que j'ai été surpris, répond-il sans oser tourner la tête vers son frère.

Un silence pesant s'installe. Les deux frères n'osent pas se parler. Ils semblent toujours aussi intimidés malgré l'effet de surprise pourtant passé. La psychiatre n'est pas mécontente de son effet. Malgré ce qu'elle leur a dit, elle n'a absolument pas oublié de les prévenir. Cet évènement inattendu pourrait être un déclencheur. Elle les observe quelques secondes avant de reprendre.

— Messieurs, je comprends votre gêne. Encore une fois, je vous présente toutes mes excuses pour ne pas vous avoir prévenu.

— Il n'y a pas de mal, lance un des deux frères avant de retourner dans son mutisme.

— Je vous avoue que cette situation n'est pas habituelle pour moi non plus. Un psychiatre reçoit rarement deux patients en même temps, tente-t-elle de se justifier. Avant d'en venir à la raison de votre présence ici, commençons par vous deux. Comment vous sentez-vous ?

Aucun des deux ne se lance. Son expérience lui rappelle que chaque réaction, même la plus subtile, peut lui être utile pour les cerner et adapter son traitement. Elle prend son temps pour les observer à nouveau avant de reprendre.

— Ne soyez pas timide. Je comprends que le fait de vous retrouver ensemble pour la première fois depuis votre accident puisse provoquer une certaine gêne, mais nous sommes entre nous. Je vous en prie, conclut-elle en se tournant vers le premier frère entré. Vous me disiez que physiquement, vous vous sentiez bien. Continuez, je vous en prie.

— Je ne sais pas trop quoi dire, commence-t-il, hésitant. Vous venez à l'instant de parler de l'accident. Un accident, qui d'après ce que m'en a dit le docteur Munoz aurait pu avoir de bien plus graves conséquences, n'existe tout simplement pas pour moi. Mis à part les conséquences physiques qui font que je suis ici, je n'en garde aucun souvenir.

— Je comprends ce que cela peut représenter en termes de bouleversement émotionnel. Ressentez-vous toutefois par moment le sentiment que quelque chose, même fuyant, vous revient ? L'impression diffuse qu'un souvenir va remonter en surface d'un moment à l'autre ? Une sensation diffuse de déjà vu ?

L'entretien se poursuit durant une vingtaine de minutes entre la psychiatre et ses deux patients. Beaucoup de questions de sa part et très peu de retour de leurs côtés. Encore moins d'interactions entre eux. Ils ne s'adressent la parole qu'exceptionnellement. Juste pour savoir si l'autre ressent les mêmes choses par un et toi ? timide et hésitant. La plupart du temps en prenant la psychiatre à témoin plutôt qu'en s'adressant directement à l'autre d'ailleurs. Subitement, un des deux frères s'emporte.

— Ecoutez docteur ! J'ai l'impression qu'on tourne en rond. A quoi peut bien aboutir cet entretien ? Vous avez peut-être un but précis que je ne peux juger, mais pourriez-vous en venir à l'objet de notre présence ici ?

Déconcertée par cette réaction, la psychiatre reste silencieuse quelques secondes avant de se reprendre.

— Excusez-moi. Je comprends votre impatience. Ce n'est pas judicieux de ma part de vous faire languir. Je voudrais tout de même vous rassurer avant d'en venir aux faits. Tout ce que vous venez de me dire n'est pas du tout inquiétant. Je dirais même assez normal compte tenu de la situation. Nous aurons l'occasion d'aborder ces points individuellement dans les prochains jours. Venons-en maintenant à l'objet de votre présence ici. Il s'agit, comme je vous l'ai dit, d'une excellente nouvelle. Vous allez pouvoir sortir d'ici. Dès demain. Je me suis longuement entretenue avec le docteur Munoz et nous ne voyons aucune raison de vous garder chez nous plus longtemps.

Malgré la surprise que représente cette nouvelle, les deux frères restent assez impassibles. La psychiatre semble avoir perçu de l'inquiétude chez l'un d'eux, mais sans certitude. L'expérience d'avoir deux personnes si semblables et souffrant des mêmes symptômes devant elle est professionnellement intéressante, mais également troublante.

— Vous ne semblez guère enthousiasmés, reprend-elle pour ne pas laisser s'installer un trop long et lourd silence. Je comprends que l'annonce d'un retour prochain chez vous puisse être source d'inquiétude. J'imagine que la notion même de chez vous ne signifie pas grand-chose dans vos esprits en cet instant.

— C'est que... nous n'avons rien à nous mettre, lance un des deux frères.

La psychiatre ne saurait dire si la fin de la phrase est bien ce qu'il avait l'intention de dire lorsqu'il l'a commencée, mais préfère ne rien en dire. Ce genre de chose doit être discuté en tête à tête. Pas dans le cadre de cette entrevue.

— Nous ne savons même pas où aller...

— Rassurez-vous, vous ne serez pas abandonné sous prétexte que votre état physique vous permet de sortir. Nous nous occupons de tout. Nous vous remettrons des vêtements cet après-midi. Une clé de votre... de l'appartement ainsi que l'adresse vous seront remis demain. Une période de calme dans un environnement familier. Voilà ce qu'il vous faut pour les prochains jours. C'est la meilleure thérapie pour le moment. Cet univers hospitalier impersonnel ne peut rien vous apporter.

— Très bien. Nous essaierons de suivre vos conseils au mieux, docteur, lance l'un d'eux, plus comme un accusé de réception que comme un acquiescement.

— Je souhaiterais vous revoir de façon régulière pour vous aider du mieux que je le peux. Au moins une fois par semaine. Je suis à la recherche d'un confrère plus à même de vous aider à retrouver pleinement vos souvenirs, mais je ne vous abandonne pas pour autant.

— Merci, dit timidement l'autre, sans avoir visiblement l'intention d'en savoir plus.

— Peut-être souhaiteriez-vous rester entre vous un moment ? Ici ou dans une de vos chambres.

Encore une fois, la perche tendue n'apporte pas les réactions escomptées.

— Il n'y a aucune obligation. Je comprends vos appréhensions respectives. Je suis à votre disposition pour toute question qui vous viendrait à l'esprit ultérieurement. Libre à vous de vous retrouver dans une de vos chambres. Maintenant ou plus tard dans la journée. Les infirmières sont à votre disposition pour vous aider en cela si besoin. N'hésitez pas à faire appel à elles. Je vous propose d'en rester là pour le moment. Je ne suis pas trop inquiète quant à la probabilité que vous retrouviez vos souvenirs dans un avenir relativement proche. Aussitôt cette phrase prononcée, un des deux frères se lève. Suivi aussitôt de l'autre dans une symétrie presque parfaite.

En se levant pour les raccompagner vers la sortie, elle aussi quelque peu gênée par leur mutisme, ajoute simplement.

— Pour ce qui est de vos vêtements, comme je vous disais, j'ai chargé quelqu'un d'en récupérer dans votre appartement cet après-midi. Ils vous seront remis aussitôt. Je ne peux bien entendu pas dire, dans les circonstances exceptionnelles que représente cette situation, quels vêtements seront à qui. Compte tenu de vos corpulences parfaitement identiques, cela ne posera toutefois pas de problème. Tout au moins le temps de rejoindre l'appartement. Je suis persuadée que la simple vue de ces vêtements peut être déjà un déclencheur du retour de quelques souvenirs. Reposez-vous bien cet après-midi. Les prochains jours seront peut-être nerveusement épuisants, mais surtout stimulants et décisifs. Croyez-en mon expérience, conclut-elle avec un grand sourire d'encouragement, en leur ouvrant la porte de son bureau.

— Bonjour docteur. Vous avez demandé à me voir ?

— Oui, entrez. Je n'ai que quelques minutes. Asseyez-vous.

Caroline Aguettaz est inquiète de se retrouver face au docteur Kremer. Le souvenir de la dernière fois qu'elle s'est entretenue avec elle lui revient aussitôt. Le fait d'avoir donné des noms fictifs aux deux frères amnésiques lui a été brutalement reproché comme si cela mettait en péril leur guérison.

— Si c'est au sujet de notre discussion d'hier, je vous présente une nouvelle fois...

— Il ne s'agit pas de cela. J'ai été claire sur ce que je pensais de votre... initiative. L'incident est clos.

— En quoi puis-je vous aider ? demande timidement l'infirmière, soulagée, mais toujours inquiète. Est-ce que cela concerne ces deux mêmes patients ? Ai-je fait quelque chose ?

— Tout semble tourner autour d'eux dans votre esprit, mademoiselle.

— Je vous écoute, docteur, se reprend-elle.

— Il s'agit bien d'eux, mais cela n'a rien à voir avec ce dont vous faites référence. A la demande de l'inspecteur Morvan, que vous avez déjà rencontré, vous devez vous rendre dans leur appartement cet après-midi, à 15h. Vous y récupérerez des vêtements afin de leur permettre de sortir samedi.

— Oh, ils sortent déjà ! s'exclame-t-elle avant même d'avoir intégré la réelle information que lui communique son interlocutrice.

— Avez-vous une remarque concernant la décision que j'ai prise avec le docteur Munoz concernant leur sortie ? demande sèchement la psychiatre.

— Bien sûr que non, je ne me permettrai pas. C'est juste que je n'étais pas au courant...

— Vous l'êtes maintenant. Voici l'adresse lui dit-elle en lui tendant un papier. Soyez à l'heure. L'inspecteur ne semble pas être quelqu'un de très patient.

— J'y serai, soyez sans crainte. Je vais informer madame Sardella de mon absence...

— L'inspecteur Morvan vous donnera les clés de l'appartement à cette même occasion, la coupe-t-elle. Merci de les remettre à l'administration dès votre retour. Je dis bien dès votre retour, insiste-t-elle.

— Ce sera fait, répond-elle, vexée de cette insistance signifiant un net manque de confiance.

— Parfait. Vous pouvez disposer, mademoiselle.

Caroline se lève et se dirige vers la porte, hésite quelques instants et se retourne.

— Est-ce que...

— Qu'y a-t-il ? demande, impatiente la psychiatre. Faite vite, je suis très occupée.

— Voilà, se lance-t-elle. Puisqu'ils n'ont toujours pas retrouvé leurs mémoires, je me disais que je pourrais peut-être les accompagner samedi à leur sortie. Je pourrais les emmener chez eux. Cela ne pourrait que les aider...

— Ils sont certes amnésiques, mais pas handicapés. Ils auront l'adresse et les clés. Je ne pense pas qu'ils aient besoin d'un chaperon. Tenez-vous-en à votre travail, mademoiselle. Votre tâche consiste à vous occuper de la santé physique de nos patients. Pas de leur moral ou de tout autre problème de ce genre. Ils ont d'ailleurs besoin de se retrouver seuls.

— Mais...

— Ce point n'est pas de mon ressort. Voyez cela avec votre hiérarchie, la coupe-t-elle brutalement. Je vous laisse reprendre votre travail. Merci, conclut-elle sèchement.

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