Samedi 5 juillet

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D'un geste automatique, l'un après l'autre, les deux hommes signent les documents qu'on leur tend. La secrétaire les saisit rapidement et les agrafe. Elle repose ensuite sur le guichet les exemplaires à destination des patients. Tous ces gestes sont faits machinalement, sans même relever les yeux vers les deux frères, silencieux et presque immobiles.

— Voilà ! Tout est en ordre, messieurs. La facture vous sera envoyée à cette adresse. Monsieur Lionel Florent, 32 rue des Chênes à Annemasse. C'est bien cela, leur demande-t-elle avec insistance face à leur mutisme.

C'est seulement à ce moment-là qu'elle remarque la ressemblance frappante des deux personnes en face d'elle. Le fait d'avoir rempli les documents pour le même nom et la même adresse, mais sans prénom, ne l'avait visiblement pas interpellé.

— C'est ça, répond finalement l'un d'eux après quelques secondes d'hésitation en se rappelant ce que lui a dit Caroline la veille.

— Je dois vous remettre également ces clés, ajoute-t-elle en les déposant sur le guichet. Le docteur Munoz m'a demandé de le prévenir de votre sortie. Je vous demanderai de bien vouloir patienter quelques minutes. Je l'appelle tout de suite.

L'un d'eux prend les documents et les clés. Les deux hommes s'éloignent lentement du guichet vers les chaises à disposition à quelques mètres de là. Leurs gestes, bien qu'hésitants, sont presque semblables. Aucun de deux ne semble à l'aise dans les vêtements rapportés de l'appartement la veille. Ils n'ont toujours pas prononcé le moindre mot entre eux quand le docteur Munoz sort de l'ascenseur après cinq ou six minutes d'attente.

— Excusez-moi, messieurs de vous avoir fait attendre alors que vous devez être impatients de pouvoir enfin rentrer chez vous.

Sans s'en rendre compte ou plus probablement pour simplifier les choses, il fait mine d'ignorer l'étrangeté de la situation. Les deux frères se lèvent aussitôt en le voyant arriver d'un pas rapide.

— Bonjour docteur, il n'y a pas de mal dit l'un d'eux.

— Si vous êtes sujet au moindre problème, douleurs, migraine, perte de repères, surtout n'attendez pas. Appelez nos services aussitôt ou venez directement ici. Le docteur Kremer ou moi-même nous ferons un plaisir de vous recevoir, lance-t-il, comme une phrase automatique qu'il prononce à tous ses patients.

— Merci bien. Je ne vous cache pas une certaine inquiétude à sortir de cet établissement, lui dit l'un d'eux.

— Je vous comprends parfaitement, mais j'imagine que le docteur Kremer vous a préparé à ce que vous pourriez ressentir dans les prochains jours. Le dépaysement peut certes sembler brutal, mais il est indispensable pour votre bonne guérison.

— Ceci est parfaitement compris, docteur, lui répond l'autre.

— Oh, un instant, lance Munoz en s'éloignant vers le guichet.

Il revient au bout de quelques secondes avec une enveloppe.

— J'ai fait préparer ceci par notre service comptabilité. Un peu d'argent pour faire face aux premières dépenses avant que vous ne retrouviez les informations nécessaires chez vous. Carnets de chèques ou peut-être même cartes bancaires. Personnellement, j'ai quelques difficultés à utiliser ce morceau de plastique, mais, vous, vous êtes jeunes. Enfin, bref. Il ne s'agit pas là d'un don, dit-il en tendant l'enveloppe à qui la prendra en premier. Cela ne serait pas légal et notre établissement ne pourrait se le permettre. J'ai toutefois demandé à ce que cette somme vous soit donnée et ajoutée à la facture que vous recevrez prochainement.

— Merci infiniment pour ce geste.

— Je vous en prie, ce n'est rien. Il ne me reste plus qu'à vous souhaiter un bon rétablissement. Le calme et le repos sont dans votre situation les meilleurs remèdes à vous prescrire, ajoute-t-il avec un grand sourire en faisant un geste vers la porte, pressé de repartir à ses activités.

Sans rien ajouter, les deux frères se dirigent vers la sortie, descendent les quelques marches, traversent le parking et se retrouvent rapidement dans la rue.

Après une centaine de mètres, les deux frères, toujours incapables de se parler, marchent l'un à côté de l'autre. Aussitôt tournés à l'angle de la rue des Alpes, une voix les interpelle.

— Bonjour, messieurs, vous avez besoin d'un taxi ?

Comme convenu, Caroline les attend, toute souriante, à côté de sa Fiat 127 dont elle n'est pas peu fière.

— Bonjour Caroline, disent-ils, en même temps.

Premières paroles enjouées et spontanées de leurs parts depuis des jours.

— Je suis contente de vous voir tous les deux, ici, en pleine forme. Et je ne voulais en aucun cas vous laisser seuls dans ce monde inconnu. Comment ont-ils pu vous laisser partir dans ces conditions ! Comment diable ce docteur Kremer a-t-elle pu vous laisser sortir en sachant que vous ne reconnaîtriez pas les lieux ! s'exclame-t-elle, autant pour elle-même que pour eux. Imaginez-vous que ni elle ni l'infirmière en chef ne m'ont autorisée à vous accompagner jusqu'à chez vous. J'ai pris mon après-midi en prétextant ma mère malade pour me libérer.

— C'est très gentil de ta part. J'espère que personne ne s'apercevra de ton mensonge à l'hôpital. Je ne voudrais pas que tu aies des ennuis à cause de nous.

C'est à ce moment seulement qu'elle prend conscience qu'elle les voit pour la première fois ensemble. Leur ressemblance est sidérante. Seuls leurs vêtements les distinguent. Et encore, même style pour les pantalons et les chemisettes. Un peu gênée, elle reprend.

— J'espère que mon choix vous convient, leur dit-elle en montrant leurs tenues. Comme je vous le disais hier, j'ai essayé de prendre le plus classique ne sachant pas vraiment à qui appartiennent ces vêtements.

— Tout va bien, ne t'en fais pas. De toute façon, comment comparer sans souvenirs ? lance l'un d'eux, sur un ton étrange qui jette un froid quelques secondes.

— C'est la première fois que je vous vois ensemble. Je vous avoue que c'est vraiment impressionnant. J'ai du mal à savoir qui est qui. Rémi ? demande-t-elle en s'adressant à celui qui est le plus près.

— Perdu, c'est moi Rémi, dit l'autre en riant.

— Oh, je suis désolé. J'avais pourtant l'impression de voir des différences dans vos traits lorsque vous étiez dans vos chambres à l'hôpital. Je vous ai pris deux tenues à chacun, mais je ne me souviens plus lesquelles j'ai remises à qui hier, tente-t-elle de s'excuser.

— Ce n'est rien, lui dit Rémi. Avec un peu de temps, tu ne devrais plus te tromper.

Pour briser le malaise, Caroline se rapproche de sa voiture. Elle ouvre la portière et fait basculer le siège pour libérer le passage vers la banquette arrière.

— Je suis désolé, ma voiture n'est pas bien grande, mais la route ne sera pas longue.

— Ça ira très bien, répond l'un d'eux en se glissant à l'arrière, voyant son frère qui reste immobile.

— Il n'est que 12h, que diriez-vous de prendre le chemin des écoliers plutôt que d'aller directement à votre... à l'appartement ? leur propose-t-elle une fois tous installés dans la petite voiture.

— Fais-nous visiter la ville. Ça ne peut faire que du bien !

— Alors, en route ! Faisons un peu de tourisme, lance-t-elle pour détendre l'atmosphère.

— Lequel d'entre vous a les clés ?

— C'est moi, répond un deux frères, en les sortant de sa poche.

Il s'approche de la porte, introduit doucement la clé et la tourne, presque solennellement. Personne n'ose parler. Il n'essaie pas d'ouvrir.

— Puisque tu es venue ici hier, fais-nous visiter les lieux, finit-il par dire en reculant d'un pas.

Gênée, mais en même temps soulagée de pouvoir prendre l'initiative, elle tente d'être la plus détendue possible.

— Très bien. Suivez le guide, lance-t-elle en franchissant le seuil de la porte.

Après avoir fait un tour rapide de toutes les pièces, ils se retrouvent au centre du salon où un nouveau lourd silence s'impose à nouveau.

— J'imagine que vous avez remarqué comme moi que cet appartement n'est habité que par une seule personne. Une des deux chambres semble plutôt servir de chambre d'ami. Il n'y a pas de draps sous le couvre-lit et il n'y a pas de vêtements dans le meuble. Seulement du linge de maison.

— Rien ne t'échappe, Caroline, lui dit Pascal.

— Les filles ont de bien meilleures capacités d'observation, mon cher. Et tu oublies que je suis venue hier. J'ajouterai qu'il n'y a qu'une seule brosse à dents dans la salle de bain pour les moins observateurs. Sans curiosité malsaine, comme je devais prendre des vêtements pour vous les apporter à l'hôpital, j'ai forcément dû ouvrir les tiroirs dans les deux chambres. J'avais ce fichu inspecteur Morvan sur le dos, mais j'ai quand même pris le temps de remarquer ce détail, dit-elle, un peu sur la défensive. Sans vouloir critiquer, je me suis également permis de faire un peu de rangement. Votre vaisselle sale était encore dans l'évier. L'inspecteur a râlé, mais je lui ai tenu tête. Il est hors de question de les laisser rentrer dans un appartement dans cet état ! que je lui ai dit.

— Tu es adorable Caroline, lui dit Rémi.

— Est-ce que ce détail pourrait vous aider ? Avez-vous le moindre souvenir qui vous revient permettant de savoir qui en est le locataire ? demande-t-elle, d'une façon plus directe qu'elle ne l'aurait souhaité.

Devant leur silence, elle tente de se reprendre.

— Je suis désolée. Toutes mes excuses pour ma brutalité. Je n'aurais pas dû dire ça. Il vous faut du temps.

— Ne t'excuse pas. Tu n'y es pour rien.

— Le temps ramènera les souvenirs. Patientons, dit l'autre.

Après un nouveau silence pesant, Caroline se sent obligée de trouver une solution pour se sortir de cette gêne.

— Il va vous falloir un peu de temps pour vous habituer à cet appartement, pour apprendre à vous connaître. Cela ne va pas se faire en une soirée. Ni ici ni ailleurs.

Tous les deux se tournent vers elle, attendant quelque chose, mais ne disent rien.

— Voilà. Elle était plutôt sympa notre balade dans la ville. Pourquoi ne pas sortir ? En terrain neutre en quelque sorte. Cela permettra peut-être, je l'espère, de faire les premiers pas dans votre nouvelle vie ?

— Pourquoi pas, dit l'un d'eux, voyant l'autre hésiter.

— Je vous invite au restaurant pour fêter votre sortie de l'hôpital. Qu'est-ce que vous en pensez ?

Devant leurs passivités qu'elle trouve de plus en plus pesantes, elle lance.

— On est en 1975 ! Une fille peut bien inviter des garçons au restaurant ! lance-t-elle.

Ils la regardent un instant, surpris, puis tous les trois éclatent de rire.

Enfin, une réaction spontanée qui semble débloquer la situation.

— Il est presque 19 heures, c'est un peu tôt, mais ça nous permettra de choisir tranquillement. Qui sait, avec un peu de chance, peut-être que quelqu'un vous reconnaîtra !

Trop enthousiaste à l'idée de les aider, elle ne remarque pas leurs réactions à cette dernière phrase, prononcée alors qu'elle se dirigeait déjà vers la porte de l'appartement.

— J'ai passé une excellente soirée, messieurs.

— Encore merci pour tout Caroline. Je ne sais que ce qu'on ferait sans toi. Ni quelle triste soirée on aurait passée en chien de faïence, sans savoir quoi dire ni quoi faire.

— Avouez que vous avez de la chance que je sois bavarde. Surtout après un ou eux verres. C'est vrai que vous ne pouviez pas vraiment me parler de vous, mais on ne peut pas vraiment dire que vous ayez brillé par votre éloquence ce soir.

Voyant de la culpabilité sur le visage de Rémi, elle se reprend.

— Je plaisante ! se corrige-t-elle aussitôt. Toujours est-il que vous savez maintenant presque tout de moi et moi, rien de vous. Je suis sincèrement désolée que rien n'ait déclenché le moindre souvenir. Ni par les lieux ni par nos conversations. Le docteur Kremer a probablement raison. Il faut du temps.

— Ne soit pas désolée, tu n'y es pour rien. Est-ce que tu veux prendre un dernier verre ?

— Je te remercie, mais ce ne serait pas raisonnable. C'est peut-être dimanche demain, mais je travaille. Les joies du métier ! Bon dimanche à tous les deux. Profitez de cette journée pour apprendre à vous connaître. N'hésitez pas à partager chacun des souvenirs, ou la moindre des sensations, qui pourraient vous revenir. Consignes du docteur Kremer, mais également conseils d'une amie.

— Bonne nuit, Caroline dit le premier sorti en basculant le siège pour libérer son frère.

— Merci pour tout, Caroline, dit l'autre en s'extrayant difficilement de l'habitacle.

— Bonne nuit Rémi. Bonne nuit Pascal. J'espère que bientôt, je saurais vous reconnaître sans avoir à me repérer à vos tenues, lance-t-elle avec un sourire et une pointe de frustration. Pour le moment, si vous changez de tenue, je suis perdue. Si vous le permettez, je passerai vous voir dans la semaine après mon travail.

— Ce sera avec un grand plaisir !

Ravie de la soirée et heureuse de leur apporter son aide, Caroline démarre en laissant les deux frères devant l'entrée de l'immeuble.

— Elle est vraiment très gentille Caroline, tu ne trouves pas ?

Difficile de briser la glace une fois qu'ils se retrouvent seuls dans l'appartement. Incapable de parler d'eux même. L'infirmière semble être le seul sujet de conversation possible pour le moment.

— Depuis le premier jour à l'hôpital, elle s'est tout de suite montrée très avenante.

— Bien au-delà de ce qu'exige son devoir d'infirmière, c'est vrai. Pour moi, c'est tout simplement dans sa nature. Elle aime aider les gens. Et nous voyant totalement perdus, elle n'a pas pu s'empêcher de tout faire pour nous aider.

— J'ai tout de même quelques difficultés à imaginer qu'elle fasse tout cela sans aucune arrière-pensée.

— Comment peux-tu penser ça ! Caroline est...

— Caroline est quoi ? Caroline est gentille. Caroline est parfaite. Caroline est la femme idéale. Oui, elle a été très bienveillante avec nous. Est-ce suffisant pour en tirer des conclusions aussi romantiques ? Est-ce que tu en pinces pour elle ? Une fille est gentille avec toi et ça te suffit pour l'idéaliser ?

— Que vas-tu imaginer là ? On se connaît à peine. Y aurait-il de la jalousie dans tes propos ?

— Allons donc ! Elle est bien bonne celle-là !

— Ecoute, on est tous les deux fatigués. On ne va pas se disputer pour ça. Je crois qu'il faut mieux en rester là. Je vais me coucher. Je prends la chambre où le lit est déjà fait. Tu n'auras qu'à t'installer dans l'autre, il y a tout ce qu'il faut dans le meuble.

— Comme Caroline l'a si bien dit !

— Une bonne nuit de sommeil ne pourra que nous faire du bien. On verra bien, à un moment ou un autre, si on s'est trompé de chambre. Bonne nuit !

Sur ces mots, il se dirige vers la chambre et ferme aussitôt la porte.

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