Lundi 16 juin
Presque 10 heures ! Qui peut bien sonner à une heure pareille ?
Totalement plongé dans le film Deux Hommes Dans La Ville avec Jean Gabin et Alain Delon, Lionel Florent est contrarié. Un film qu'il avait regretté de ne pas avoir vu au cinéma à sa sortie deux ans plus tôt. Et maintenant, il est dérangé pendant la scène finale du procès. Face à l'insistance de l'intrus derrière la porte de son appartement, il se résout à se lever pour aller ouvrir.
— Voilà, voilà, j'arrive ! dit-il pour faire patienter l'importun.
Tout en jetant un dernier coup d'œil vers l'écran de sa télévision, il ouvre la porte.
— Qu'est-ce que je peux faire pour...
Plus un son ne peut sortir de sa bouche durant quelques secondes tant la surprise est grande. Il n'a jamais vu la personne qui se tient devant lui, mais il ne peut douter de son identité.
— C'est toi, finit-il simplement par dire. Bonsoir Jacques.
— Bonsoir Lionel.
Les deux hommes se regardent plusieurs secondes sans dire un mot. A part leurs vêtements, rien ne les distingue. Même taille, même corpulence, même coiffure. Pas un seul signe distinctif qui pourrait permettre de les différencier.
— Et oui, c'est moi, finit-il par dire. Comme tu ne semblais pas décidé à venir me voir, me voilà !
— Ce n'est pas ce que tu crois... essaie-t-il de se justifier.
Lionel n'avait appris l'existence de son frère que quelques semaines plus tôt. Cela avait déjà été un choc. Se trouver face à lui, sans s'y attendre, en est un tout autre. Leur ressemblance stupéfiante ajoute encore à la gêne.
— Je ne crois rien. Je suis là, c'est tout.
— Je suis content de te voir. Je voulais d'appeler ou prendre quelques jours de congés pour aller te voir, mais j'avais besoin d'un peu de temps. Tu aurais dû prévenir, j'aurais...
— Je suis là, c'est trop tard pour ça.
— Entre, je t'en prie, finit-il par dire en s'écartant pour le laisser passer.
L'homme n'hésite pas un instant et avance d'un pas décidé jusqu'au salon.
— Le pauvre ! Il va finir guillotiné, dit-il en pointant du doigt Alain Delon qui attend le verdict des jurés. Désolé d'avoir gâché le suspense, dit-il en s'asseyant dans le canapé et en voyant la réaction de son frère.
— Pas grave, je m'y attendais dit-il simplement en se penchant pour éteindre la télévision.
Lionel s'assied lentement sur une chaise en face de son frère, hésitant.
— Je ne sais pas quoi dire. Apprendre ton existence par la lettre de notre mère il y a deux mois... C'était pour moi un tel choc. Excuse-moi. Ça a dû être pareil pour toi, j'imagine.
— On ne peut pas dire que je m'attendais à recevoir une telle lettre moi non plus. Ça, c'est sûr.
Après quelques secondes d'un lourd silence, il reprend.
— Les choses sont ce qu'elles sont maintenant. On ne peut rien changer au passé.
— Veux-tu... Veux-tu voir la lettre que j'ai reçue ?
— Pourquoi pas ! Je vais sûrement y apprendre plein de choses intéressantes sur la famille, ajoute-t-il avec un petit sourire mi-amusé, mi-moqueur.
— La voilà, lui répond-il à peine deux secondes plus tard après s'être simplement retourné pour la prendre sur le buffet. Je l'ai lu tellement de fois...
Jacques la saisit sans un mot et se met à la lire aussitôt. Après quelques minutes de silence, il lance la lettre sur la table de salon sans même prendre soin de la replier. Il s'installe profondément dans le canapé, les jambes croisées sur le repose-pied et le bras gauche étendu sur le dossier. Il ne dit rien, il reste silencieux, le visage impassible pendant quelques secondes.
— J'imagine que la lettre que tu as reçue dit la même chose ?
— Si tu veux parler de ce que nos chers parents ont décidé de faire de nous, effectivement, c'est la même chose. Pour le reste, on ne peut pas en dire autant. Quel dommage ! Je ne l'ai pas sur moi. Tu aurais toi aussi pu apprendre des choses.
— Le reste ?
— Ta gentille famille d'adoption qui a bien pris soin de toi pendant toutes ces années.
— Oh ! Est-ce que...
— Est-ce que quoi ? Est-ce que j'ai eu droit à ton scénario de conte de fées ? Un merveilleux couple en mal d'affection qui n'avait pour seul et unique but que de combler de bonheur un pauvre petit enfant d'un orphelinat. C'est touchant.
Silence gêné après cette remarque lancée sur un ton de reproche.
— Eh bien non, petit frère. Je n'ai visiblement pas tiré la bonne carte.
De nouveau, Lionel ne sait quoi répondre à son frère. Face à ce silence, celui-ci reprend.
— Qu'est-ce que tu me proposes ?
— Qu'est-ce que je te propose ? Je ne comprends pas.
— Tu as bien quelque chose à me proposer à boire pour fêter nos retrouvailles, dit-il tout simplement.
— Oh oui, bien sûr... Du vin. Je vais ouvrir une bonne bouteille de vin.
— Tu n'as rien de plus fort ! Ce n'est pas tous les jours qu'on fait la connaissance de son frère. Jumeau qui plus est ! lance-t-il.
— Bien entendu. J'ai une liqueur de poire... J'ai aussi du whisky.
— Va pour un whisky, lui répond-il en se redressant.
Son frère se retourne aussitôt pour prendre la bouteille et les verres dans le petit meuble à côté de la télévision.
— Avec des glaçons s'il te plaît !
— Bien sûr, je vais en cherche tout de suite.
Lionel se dirige immédiatement vers la cuisine. Pendant ce temps son frère se sert un verre, boit une gorgée et se lève pour faire le tour du salon, comme s'il l'inspectait.
— Tu as un bien bel appartement, petit frère, lui dit Jacques en parlant fort pour se faire entendre de la cuisine. Tu as l'air de bien gagner ta vie. Tu ne te prives de rien. Un bel appartement dans un bel immeuble, de jolis meubles, des tableaux aux murs.
— Oh, tu sais, ce n'est rien, répond-il en revenant de la cuisine avec les glaçons. Les tableaux viennent de mes parents... Enfin, je veux dire de mes parents adoptifs, essaie-t-il maladroitement de se rattraper. Excuse-moi Jacques, tout est si nouveau. J'ai en fait appris que j'avais été adopté à mes 18 ans. Alors, ils ont toujours été mes parents à mes yeux.
— Tes gentils parents adoptifs qui ont veillé sur toi.
— Pour ce qui est des tableaux, ils n'ont pas une très grande valeur, mais j'y tiens beaucoup. J'en ai hérité à leurs morts. Un accident de voiture il y a deux ans...
— Encore orphelin ! Tu n'as vraiment pas de chance, petit frère.
— Il nous reste notre mère. Notre vraie mère. Même si elle ne souhaite pas nous voir, peut-être pourrait-on tenter de la retrouver ? Jusqu'à maintenant nous ignorions son existence, mais tout est différent maintenant.
La conversation dure ainsi encore un moment, alternant des épisodes détendus et d'autres plus difficiles.
— Est-ce que tu veux dormir ici ? Il y a de la place. J'ai eu une journée difficile au travail et je dois travailler tôt demain. Il est presque 1 heure du matin et il faudrait que je dorme.
— Je ne voudrais pas jouer les intrus dans ta petite vie bien organisée. Je vais te laisser, je loge en ville, répond aussitôt son frère en se levant. On se revoit bientôt, ajoute-t-il en se levant après avoir vidé son verre.
— Nous pouvons nous voir demain soir. Où loges-tu ? Je...
— Je ne suis pas disponible demain, mais je passerais te rendre visite après-demain.
— C'est parfait. Je suis content que tu as fait le premier pas. Nous devons apprendre à nous connaître.
— C'est également mon intention, rassure-toi, répond-il.
Sans même répondre, Jacques se dirige vers la porte.
— Bonne nuit, petit frère. A mercredi, dit-il en franchissant la porte avant même que son frère n'ait eu le temps de l'accompagner.
— Bonne nuit Jacques. A mercredi.
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