Mardi 24 juin
Cela fait maintenant un peu plus d'une semaine que les deux frères se sont retrouvés. Malgré les moments d'agressivité de Jacques, ils apprennent à se connaître. Lionel met ses sautes d'humeur sur le vécu difficile de son frère et ne lui en tient pas rigueur. Tout au moins au début, car il lui est quelques fois difficile de se maîtriser. Il n'apprécie pas vraiment l'expression petit frère qu'il emploie très souvent. Il lui en a fait la remarque deux ou trois fois ces derniers jours, mais visiblement sans succès.
— Ce repas était excellent, petit frère. Un bon whisky pour faire passer tout ça et se sera parfait, dit-il en se levant de table pour se dégourdir les jambes.
— Voudrais-tu bien arrêter de m'appeler comme ça, Jacques. Nous avons le même âge.
— Tu as raison. Nous sommes indubitablement nés le même jour puisque nous sommes jumeaux. Toutefois, ce n'est pas ce que disent nos cartes d'identité. La tienne indique le 19 juillet 1947 alors que la mienne dit que je suis né le 9 juillet. Lequel des deux orphelinats s'est trompé, nous ne le saurons jamais. De toute façon, il est fort possible que notre cher père n'ait même pas donné cette information lorsqu'il nous a abandonnés puisqu'il ne leur a même pas donné nos prénoms. Ces dates ont été choisies par les sœurs des orphelinats. Ou par d'obscurs fonctionnaires chargés de nous donner un état civil à peu près correct.
— Tu as fouillé dans mes papiers ! De quel droit ! rétorque aussitôt Lionel.
— Quoi ? Quel mal y a-t-il ? Entre frères, ce n'est pas un bien grand crime. Et puis, je t'appelais petit frère avant ça, alors, qu'est-ce que ça change ?
— Ça change que tu n'as pas à fouiller dans mes affaires, premièrement.
— Et deuxièmement ?
— Peu importe ! Je te faisais confiance. Est-ce que j'ai eu tort ? Tu as aussi fouillé tout l'appartement hier quand je suis descendu acheter une bouteille de vin ?
— On n'a pas de secrets entre nous, petit frère.
— Je t'ai déjà dit d'arrêter de...
— D'accord, j'arrête. Promis petit frère. Pardon, ça m'a échappé. Cher Lionel, je te présente mes plus plates excuses, lance-t-il en faisant une sorte de révérence caricaturale.
— Laisse tomber. N'en parlons plus, lui répond-il en se levant pour aller remplir deux verres de whisky.
— Tu me sembles bien susceptible ce soir. J'ai l'impression que je te dérange. Est-ce que tu en aurais déjà marre d'avoir un frère ? lui dit Jacques sur un ton méprisant. Tu n'aimes peut-être pas la compagnie. C'est vrai qu'en tant que fils unique, choyé par tes gentils parents adoptifs, tu n'as pas souvent dû avoir à partager. Parfois je me demande si tu aurais cherché à prendre contact avec moi. Si je n'avais pas pris d'initiative, tu serais probablement encore à te poser des questions et à relire en boucle la lettre de ta mère.
— Je te rappelle que c'est aussi la tienne.
— Faux ! En ce qui me concerne, je n'en ai jamais eu. Pas de mère biologique connue et pas de mère adoptive non plus. Je ne peux pas considérer cette inconnue comme ma mère. Je n'en ai pas eu jusqu'à maintenant, je continuerai comme ça.
— N'éprouves-tu pas la moindre empathie envers elle ? Elle a beaucoup souffert durant toutes ces années...
— Et alors ! Est-ce que je n'ai pas souffert, moi aussi. Toi, tu n'en as pas souffert, puisque tu étais choyé par tes adorables parents adoptifs. Que tu prenais pour tes vrais parents en plus !
— Est-ce que tu me reproches d'avoir été adopté ? Comme peux-tu m'en vouloir d'avoir eu une enfance normale ?
Les deux frères se regardent droit dans les yeux. Aucun ne veut baisser le regard. Un lourd silence s'installe durant près d'une minute. Finalement, Lionel cède.
— Excuse-moi, je me suis emporté. Je comprends que ça a dû être très difficile pour toi.
— Non. Tu ne peux pas comprendre, lui répond-il, sur un ton froid et sans appel.
— Je gagne bien ma vie. Peut-être que je pourrais te donner de l'argent, lui propose-t-il sans aucune arrière-pensée.
— Quoi ? Pour qui tu me prends ? Tu crois que tu peux régler le problème en me faisant un chèque ?
— Non, Jacques. Ce n'est pas ce que je voulais dire. Je te proposais juste mon aide pour...
— M'aider ? Aider qui ? Te permettre d'avoir la conscience tranquille ? C'est ça ? Je ne suis pas venu demander l'aumône ! On n'a vraiment rien en commun pour des jumeaux. Même pas la date d'anniversaire, ajoute-t-il d'un ton méprisant.
— Arrête, s'il te plaît. Je suis sincèrement désolé pour ce que tu as dû vivre. Très profondément désolé, Jacques, ajoute-t-il avec un regard implorant. Cela ne change rien au fait que je n'en suis pas responsable.
— Tu ne comprends rien ! hurle-t-il. Sortons ! Prends tes clés de voiture. On va faire un tour dans ta jolie 304 cabriolet rouge, rangée dans ton joli garage au sous-sol de ton joli immeuble, ajoute-t-il sur un ton sarcastique, comme un reproche.
— A cette heure ! Où veux-tu aller ?
— Tu verras bien ! Il faut que je te montre quelque chose.
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