chapitre 3 part 2
1996, 31 Octobre, Louisville, Kentucky
— Allez, Matthew, viens avec nous ! On va bien rigoler ! On a de la bière et de quoi grignoter, et Emmy sera là aussi, vous pourrez être ensemble, lança Kevin d'une voix enjouée.
— D'accord, mais je ne rentre pas tard. Demain, je dois aller à l'église avec mes parents !
Le petit groupe de jeunes hommes se trouvait devant l'imposant portail rouillé qui, à l’origine, était noir. Il ressemblait à ceux que l'on trouvait dans les vieilles bâtisses de l'époque victorienne. Il avait été spécialement livré de Londres par un maître ferronnier réputé pour la création de portails uniques. Au loin, sur les hauteurs, on pouvait voir l'imposant sanatorium désaffecté sur lequel planait un épais brouillard. Cette année, les météorologistes avaient annoncé d'épaisses nappes de brume pour Halloween. Cela n'empêchait pas de voir l'immense silhouette de Waverly Hills dressée sur la colline de tout son long. L'obscurité lui conférait un aspect inquiétant et sinistre.
— C'est gigantesque ! fit remarquer Matthew avec stupéfaction. Vous y êtes déjà allés ?
Personne ne répondit, son ami Kevin afficha une expression de regret.
— Je n'ai jamais eu l'occasion jusqu'ici, mentit-il.
Il prit le pack de bières des mains de son autre ami, Peter, et s'engouffra entre les deux grilles du portail entrouvert. Matthew, garçon réfléchi et pragmatique, prit quelques secondes pour réfléchir. Il avait entendu quelques histoires saugrenues sur le sanatorium, tout comme la légende de la dame blanche ou celle de Bloody Mary qu'il ne fallait pas appeler en se regardant dans une glace. Les fantômes et les esprits démoniaques n'existaient pas. Il pensa également à Emmy et à ce qu'elle penserait de lui s'il n'y allait pas. Au même moment, alors qu'il s'apprêtait à franchir le portail, Emmy arriva avec un grand sourire en voyant Matthew. Elle tenait un sac contenant sûrement maintes friandises.
— Tu es venu ! s'exclama Emmy en déposant ses lèvres maquillées d'un rouge à lèvres noir opaque sur celles de Matthew.
— Je ne comptais pas te laisser toute seule, quel genre de copain serais-je ?!
D'une main délicate, il fit passer Emmy par l'interstice et fit de même. Main dans la main, ils avançaient le long de l'allée obscure, faiblement éclairée par leurs torches électriques. Les arbres qui longeaient le sentier étaient tous morts depuis longtemps, tout était à l'abandon. Jadis, le parc était entretenu par Monsieur Hellingthon, qui avait été au service du bâtiment depuis trop longtemps selon lui. Il avait connu la première fermeture du centre, puis la seconde, qui fut définitive. Maintenant à la retraite, plus personne ne prenait le temps de tondre le parc, ni de planter de nouvelles fleurs. Tout était mort, les fenêtres étaient brisées, les portes fracturées, les peintures s'écaillaient par endroits et la toiture pourrissait à d'autres. Emmy sentit quelque chose d'inquiétant en progressant vers le bâtiment principal. Une sensation étrange la parcourut soudainement, un souffle glacial la transperça, la faisant se raidir d'un coup. La main qui tenait celle de Matthew se crispa. Elle n'avait jamais ressenti une telle sensation auparavant. Elle avait l'impression d'être observée, épiée, mais par qui, par quoi ? Ils étaient tout seuls pourtant.
Au même moment, elle aperçut une silhouette qui s'approchait d'eux, mais elle n'arrivait pas à la distinguer convenablement.
— Ahhhh !!!" sursauta Emmy en laissant tomber la lampe torche tout en poussant un cri aigu.
— Merde Kevin, tu es trop con ! Tu nous as foutu la trouille !", s'exclama Matthew en esquissant un petit sourire.
— Si vous voyiez vos tronches ! Je vous ai bien eus ! Allons-y, je veux être le premier arrivé."
Pourtant, ils n'étaient pas seuls. Quelque chose les suivait de près, quelque chose qui ne devrait pas être là, quelque chose qui n'était pas de ce monde. Un garçon tenant un ours en peluche marchait derrière eux, et ce n'était pas Peter... Tout en les suivant en direction de la grande porte, il fredonnait :
[1]Ring a round the Rosie,
A pocket full of posies,
Ashes, Ashes,
We all fall down !
De nos jours, Louisville, Kentucky
Barney roulait avec sa famille depuis des heures dans leur break familial. Les enfants dormaient depuis trois heures et sa femme, Carole, lisait un livre pour passer le temps. Aucun d'entre eux ne parlait. Parfois, Carole fixait son mari avec un regard mauvais et presque méprisant. Elle se demandait comment elle avait pu en arriver là et pourquoi elle avait choisi un homme comme lui.
— Chérie, pourquoi fais-tu la tête ? interrogea Barney, qui, contrairement à sa femme, était sur un petit nuage.
— Tu me demandes pourquoi ? s'exclama Carole d'un ton sec. Tu as accepté un contrat de gardiennage à des kilomètres de chez nous et tu as décidé de nous faire tous déménager. Tu es cinglé ! As-tu pensé aux enfants ? À moi ?
— On en a déjà parlé, les enfants sont d’accord. Ils sont contents de découvrir une nouvelle région. Et quant à toi, tu passes le plus clair de ton temps dans un avion, tu vois à peine tes enfants. J'ai besoin de ça, c’est une opportunité, tu ne t’en rends pas compte. Si ce contrat se concrétise avec ce gros client, je pourrai monter en grade dans l'entreprise et avoir des responsabilités. Chérie, je fais tout ce que je peux pour notre famille, mais j'ai l’impression que ça ne te convient jamais. Tiens, regarde, c’est le bâtiment que je dois garder !
Il montra du doigt l'imposant bâtiment délabré qui se dressait sur la colline.
— Tu vois, c’est gigantesque, c’est l'un des plus gros projets du moment. D'après ce que m'a dit le chef, un riche entrepreneur veut en faire un hôtel de luxe. Il doit passer d’ici quelques mois pour faire le point. Tu ne te rends pas compte, c’est un bâtiment important. Savais-tu qu'il a été créé en 1883 par un type ordinaire ? Il voulait une école pour ses filles, car à l’époque, elles étaient toutes trop loin de leur maison. Puis, c’est devenu un sanatorium. Je trouve ça incroyable !
Carole ne l’écoutait pas et se contentait de regarder le paysage qui lui paraissait sinistre tout en feuilletant son roman de Danielle Steel. Barney contemplait le centre abandonné. Il avait hâte de le visiter et de voir ce qu'il pouvait y trouver. Un des deux garçons, à l’arrière, s'exclama en observant le sanatorium délabré.
— C’est là que tu vas travailler, papa ?!
— Absolument fiston, je vais garder le bâtiment le temps que les travaux commencent. Et de ce que m’a dit mon patron, il y en a pour quelques mois ! Mais je devrais voir le propriétaire dans pas longtemps afin de faire un point. Il doit également me donner des consignes supplémentaires, ainsi que des conseils pour bien faire mon travail.
— C’est cool ! Tout ce grand bâtiment rien que pour toi ! Tu auras le temps de tout visiter.
— J’y compte bien, bonhomme. Je dois vérifier chaque accès pour éviter des entrées indésirables. Je dois sécuriser un maximum le centre, je pense. Ils ne me l’ont pas dit, mais ça me paraît logique. Je vais également nettoyer un peu, je me doute que depuis tout ce temps, ça ne fera pas de mal.
— Pourquoi perdre ton temps ?! Barney, s’exclama Carole d’un ton mauvais.
— Tu sais fiston, dans la vie il faut toujours donner le meilleur de soi-même, et quoi qu'il arrive, même si on ne te le demande pas. Ça s’appelle la conscience professionnelle. Il faut travailler correctement, sans pour autant attendre des éloges en retour. J’aime à croire que c’est ce que l’on attend de moi, et il n’y a pas besoin de le dire, c’est logique !
— J’aimerais visiter avec toi papa, si c’est possible, demanda l’enfant émerveillé.
Barney esquissa un petit sourire en voyant le visage intéressé de son fils dans le rétroviseur. Il espérait au fond de lui que ce changement lui apporterait ce manque qu’il ressentait, cette chose qui lui faisait défaut. Il ne savait pas s'il s'agissait d'un challenge ou d'un second souffle dans sa vie, mais il la sentait, cette étrange sensation qui le minait jour et nuit. Il ressentait un poids, une lourdeur dans son cœur et dans son esprit qui l’empêchaient d’avancer et de jouir pleinement de la vie. Même s’il avait conscience que sa vie dans sa Louisiane natale était confortable, il lui fallait autre chose. Il s’était même demandé si le problème ne venait pas du couple, qui battait vraisemblablement de l’aile depuis maintenant quelques années. Ne voulant pas le voir, il feignait l’indifférence, mais l’éloignement de sa femme ne faisait qu’accentuer son mal-être.
La nouvelle maison, en location, se trouvait à quelques kilomètres du sanatorium, Barney réfléchissait déjà à la possibilité de s’y rendre à pied. Ils allaient vivre au : 8 Allée Major Thomas Hays, quartier résidentiel qui, selon l’agent immobilier, était le plus beau quartier de la ville. Il y avait même un country club à quelques kilomètres de la maison. Barney se sentit ragaillardi ; ne voulant pas perdre une seconde, il fonça jusqu’à la maison afin de prendre ses aises.
Barney ne pouvait s’empêcher de donner de brefs coups d’œil au bâtiment qui se trouvait sur sa gauche. Une chose inexplicable l’attirait, était-ce l’aspect imposant, l’architecture ? Il n’en savait rien, il n’arrivait pas à mettre un mot sur ce qu’il ressentait.
— Regarde fiston, la maison est là, nous avons même un jardin, tu pourras t’entrainer au foot.
— Tu joueras avec moi ? Il faudra s’inscrire dans l’équipe Louisville City Football Club, de ce que j’ai vu, il reste encore deux mois pour le faire.
— Ne t’inquiète pas bonhomme, j’ai déjà appelé l’entraineur, normalement c’est bon, tu vas en être membre.
La maison comportait deux étages et un jardin assez grand pour entretenir un potager. Barney ainsi que ses fils se précipitèrent vers la maison, quant à Carole, elle fixait le bâtiment sans grande conviction.
— Heureusement qu’elle est plus grande que l’autre, c’est déjà ça ! Bon, on s’installe vite, je dois bientôt repartir. Si ça t’intéresse, je dois me rendre en Allemagne.
— C’est super ! J’aimerais bien emmener les enfants, voir des musées, les paysages. Tu te souviens, l’an dernier ils avaient adoré Rome.
— C’est super ? Ce n’est pas comme si j’y allais une fois par mois ! rétorqua froidement Carole presque désabusée.
Alors qu’il déchargeait les affaires, le camion de déménagement arriva. Ne voulant pas s’encombrer lui-même, il avait fait appel à un service d’expert.
Les heures passaient, il y avait des cartons un peu partout. Barney et les déménageurs allaient aussi vite qu’ils le pouvaient. Il voulait profiter pleinement de sa nouvelle maison et se reposer enfin après une journée passée sur la route. Tandis qu’il rentrait les derniers cartons, un homme s’approcha de lui, tout recroquevillé. Il avait un visage sombre, mal rasé, une longue veste, bien trop longue pour lui.
— Vous êtes le nouveau venu ! S’exclama-t-il d’une voix sinistre, un soupçon moqueuse.
Barney se recula sous l’effet de surprise et se demanda d'où l'homme était apparu.
— Vous m’avez fait peur, en effet. Je m’appelle Barney Walker et nous venons, ma femme et mes enfants, de Louisiane. Je travaille pour une agence de sécurité et de gardiennage.
— Je sais pourquoi vous êtes là, mon brave ! s’exclama le vieil homme avec un sourire malsain.
Il s’approcha de Barney, peu rassuré. L'homme murmura en regardant autour de lui.
— Vous êtes là pour le sanatorium ! Bonne chance…
Barney tourna la tête rapidement vers sa femme, mais l'homme avait déjà disparu sans rien ajouter de plus. Stupéfait, Barney termina de ranger les cartons tout en gardant en mémoire ce qui venait de se passer.
La nuit était tombée sur la ville. Épuisé par cette journée mouvementée, Barney s'effondra sur le canapé sans prendre le temps de se déshabiller, tout à son excitation de découvrir Waverly Hills.
[1] A la ronde, jolie ronde, des bouquets plein la poche. Cendre, cendre, nous tombons tous !
Annotations
Versions