10. À m'en faire tomber la mâchoire - 2/3
Pour la première fois depuis très longtemps, je ne pleure pas. Aucune larme ne dévale mes joues, rien n'humidife mes paupières, aucune goutte ne se dépose sur mes cils. Rien. Seulement un profond sentiment de lassitude qui me fait m'endormir comme une masse dès que je me pose sur le canapé.
C'est Honoré qui m'emmène au lycée le lendemain matin. Il remplace Noah. Même si nous n'en avons pas parlé, je sais qu'il ne viendra pas. Notre conversation de la veille le prouve. Alors, j'ai demandé en prévision au majordome de ma mère de me déposer. Lorsque je claque la portière de la voiture sur la parking du lycée, des élèves de toutes les classes me jettent des coups d'œil fréquents puis pouffent de rire dans leur paume en chuchotant avec leurs voisins. Des sourires moqueurs apparaissent ici et là avec de très rares regards compatissants et emplis de pitié. Je fronce les sourcils et observe ma tenue dans le rétroviseur. Qu'est-ce qu'il y a ? J'ai un bouton au milieu du nez ? Les cheveux verts ? Une tache au milieu de mon t-shirt ? Mais la voiture ne me renvoie aucun de ces défauts.
Les bras d'Alex m'encerclent par derrière et Sam me détourne de mon reflet que je fixais avec perplexité et insistance, tâchant de percer son secret.
- Ne fais pas attention, commence ma nièce.
- Oublie-les, poursuit son demi-frère.
- Il ne faut pas mal le prendre, enchaîne-t-elle.
Tandis que nous avançons vers l'entrée, ils m'agrippent le poignet et le coude. Je finis encadrée entre eux. Ils forment comme un bouclier infranchissable. Mais de quoi essaient-ils de me protéger ? Ça je ne le sais pas. Car je connais Sam et Alex, ils ne forgent pas une carapace autour de moi sans avoir une raison valable. Ils savent quelque chose dont ils ne veulent pas me parler.
Les rires, les chuchotements...
Une idée chemine vers mon esprit : je crois comprendre ce qu'il se passe.
Ça ne peut être qu'Hailey qui a mis sa vengeance à exécution.
L'air commence à me manquer. Je dois savoir ce qu'il se passe !
D'un coup de coude bien placé, je me dégage de l'emprise de mes anges gardiens et me mets à courir. Tout autour de moi, les ricanements et les murmures parviennent à mes tympans comme un signal d'alarme.
Je pénètre dans le bâtiment principal et laisse mes yeux balayer le couloir peuplé de lycéens. Mon regard est très vite attiré par les téléphones ouverts sur l'application photo braqués en direction du plafond. Je recule de quelques pas pour mieux observer et lève les yeux au dessus de moi.
Je me trouve sous le tableau d'affichage numérique. En règle générale, c'est ici que sont publiés les absences des professeurs, le menu du jour et les horaires des conseils de classe. Je dis bien en règle générale. Car là, il ne montre qu'une image.
On voit bien que c'est une photographie amateure : un léger flou qui n'empêche pas de bien voir et un cadrage approximatif. À l'arrière plan, on apperçoit la façade de la maternité. Mais c'est la femme devant qui m'intéresse. Bien serré contre son ventre, elle tient un minuscule nouveau-né et lui sourit tendrement d'un air extenué. Un bras masculin entoure ses frêles épaules. Je suis la ligne de son coude jusqu'à son cou puis tombe sur son visage. Un grand sourire familier : celui de Billy. Tout de suite, je distingue la frimousse de Rocky entre les plis de la couverture.
Un instant, je me demande pourquoi une photo de Leia, Billy et Rocky est placardé en plein millieu du couloir de mon lycée. Puis je comprends. Sur la photo, ce n'est pas Leia, c'est moi.
Une légende défile en dessous, déclarant dans une horrible police fleurie : la gentille petite Kayla Weaver-de Bogny après son accouchement avec le père de son enfant.
Je n'arrive pas à quitter le tableau des yeux. Même quand il change de diapositive pour montrer les horaires du match de foot de la semaine prochaine. Je reste plantée là, le regard dans le vide, à tenter de percer les mystères de la photographie.
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