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Lange
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Pour son premier jour, Victor s’était acheté un costume taillé sur mesure. Bien que l’habit ne fasse pas le moine, pour lui, être pris au sérieux passait par la couture.
Par ses relations, son père lui avait obtenu un poste dans une société d’investissement lyonnaise qui avait le vent en poupe. Il incarnait la réussite de la famille. Petit dernier d’une fratrie de quatre enfants, il était premier en tout. Rien ne lui résistait : charmeur, sportif, téméraire et travailleur, il avait développé une personnalité de fonceur et une soif de réussite professionnelle. Travailler au sein de la « Future-invest » était pour lui une étape plus qu’un aboutissement.
On lui attribua un bureau dans l’espace jouxté à la salle de reprographie. Il le partagerait avec Xavier, l’assistant personnel de Nicolas Völva, fondateur et directeur général de la société.
À dire vrai, son orgueil en fut piqué.
Son ambition n’en fut que décuplée. Il devait faire ses preuves pour gagner un bureau solitaire avec vue sur la Saône.
En jeune loup, il observa son environnement pour mieux en prendre possession.
Méthodiquement, il commença à prendre connaissance des dossiers que Xavier lui avait transmis.
À l’heure du déjeuner, il partagea sa pause avec son colocataire de bureau. Victor amorça la conversation
- M. Völva est-il présent ? Je n’ai pas encore eu l’occasion de le saluer.
- Il est en voyage. Il rentre demain. C’est un vrai globe-trotter. Il court le monde pour les affaires et en revient toujours avec des breloques. Tu verrais son bureau, c’est un vrai cabinet de curiosité ! Des objets en tous genres, pas toujours beaux mais qui semblent lui procurer beaucoup d’enthousiasme !
Le lendemain, Victor se rendit au travail avec empressement. Il était impatient et intrigué par sa rencontre prochaine avec M. Völva. En se rendant à son bureau, il passa devant la salle de réunion vitrée où il put apercevoir toute une équipe attablée, mine soucieuse et tournée vers un homme en bout de table. Victor pensa que ce devait être lui.
À cet instant, l’homme se leva brusquement, sortit de la salle de réunion pour s’engouffrer dans son bureau. Il en ressortit triomphant quelques minutes plus tard et retourna à la salle de réunion en signalant son acquiescement par un signe de tête franc. Pendant que les collaborateurs organisaient le tour de signature, Victor observait la scène avec minutie.
Il s’était imaginé un homme au physique égal à sa stature professionnelle. Il n’en était rien. Il en fut presque déçu. Völva, souffrait d'un physique insignifiant. Le genre d’homme à côté de qui on aurait pu passer sans même s’en rendre compte.
En sortant de la salle, M. Völva, vint au bureau de Victor, et l’apostropha ainsi : Bienvenue le petit nouveau !
« Le p’tit’ nouveau ? » pensa Victor, je n’ai même pas le droit à un prénom ?
Il se redressa et d’un geste assuré, tendit une poignée de main à l’homme. Il ponctua ce geste par « Victor, Monsieur, je suis enchanté de rejoindre votre équipe ».
Victor dépassait bien d’une tête M. Völva.
Les deux hommes se toisèrent du regard, comme deux loups au sein d’une meute.
Les jours suivants, Victor observa le petit manège de Nicolas Völva à chaque réunion. Ses collaborateurs exposaient une situation, parfois épineuse. Une décision devait être prise, l’homme se levait, restait quelques minutes dans son bureau, seul et en revenait. Parfois avec une mine grave qui signifiait que l’investissement ne se ferait pas, parfois avec une mine glorieuse qui validait l’affaire en cours.
Victor questionna Xavier.
- Que fait-il dans son bureau ?
- Ah ça, je ne sais pas, c’est toujours comme ça ! Il part, il revient et le contrat est jeté ou signé ! C’est sa fantaisie, on l’accepte parce que ça fonctionne à chaque coup. Il a un flair incroyable, c’est admirable !
Ceci éveilla la curiosité de Victor. Il devait savoir ce que faisait cet homme pendant cet intermède solitaire.
- Tu n’es pas curieux de savoir ce qu’il y fait ?
- Moi ? Pourquoi ? du moment que ça fonctionne et que ça me permet d’avoir mes primes d’intéressement, je m’en fiche. Il pourrait se branler que ça ne me ferait ni chaud ni froid.
- Mais, enfin tu es son assistant, tu pourrais rentrer dans son bureau à ce moment-là et tu y verrais ce qu’il fabrique ?
- Ça m’est interdit ! Je n’ai pas envie de perdre ma place !
Victor pensa alors qu’à lui aucune interdiction n’avait été formulée. Il pourrait user de son statut de « petit nouveau » pour surprendre l’homme.
La messe était dite ! Dès demain, il prétexterait la signature urgente d’un document pour l’interrompre.
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Je m’étais pourtant juré de ne jamais revenir dans cette ville.
Tracer la route, ne pas se retourner, construire son destin et fuir son passé.
Mais il y a parfois des éléments imprévus, qui vous poussent à revenir : un putain de séminaire d’entreprise avec tout le gratin de la société.
J’eus bien essayé de m’y soustraire, prétextant une montagne de dossiers à finaliser, mais mon patron, pensant bien faire, m'envoya « respirer » dans cette vieille cité grise et nauséabonde."Ce retour aux sources, vous fera le plus grans bien !" avait-il conclut. Il ne comprennait décidemment rien.
Me voici donc, devant ce building flambant neuf : une tache brillante au milieu de ce patrimoine désolé d'exister.
Oh ! Joie ! Une journée faussement décontractée pour cultiver son esprit d’équipe tout en démontrant sa gagne à travers des jeux débiles censés créer une « team ».
On n’a jamais inventé plus con que ces team building !
Jean, polo et baskets pour se fondre dans la masse des cadres venus disputer leur combat de coqs.
Au fur et à mesure des animations et autres épreuves ridiculement ringardes, je n’avais de cesse de penser à cette maison… À ce lieu que j’avais fui et bien sûr à toi, mon geôlier. Avait-on fini par la démolir pour coller à cette ambition de nouvelle cité glorieuse de l’industrie ?
Matthieu, l’expert comptable de la boîte, interrompit mes pensées. Alex ? ça ne va pas ? T’es avec nous ? Quoi ? Euh ouais, pardon, j’ai un peu mal au crâne… Tu viens avec nous ? On va à la soirée sur le Fly-boat ?
Le “Fly-boat”, Encore un de ces lieux branchouilles pour la Jet-Set de superette… Non, merci, je vais plutôt rentrer. Ce mal de tête me tape sur le système. Vous me raconterez ! T’es sûr ? J’ai de quoi te remonter avec une petite descente en poudreuse, dit-il avec un clin d'œil, en sortant un petit sachet transparent de sa poche de jean.
Matthieu, plutôt beau mec, la petite trentaine, le nez droit et la mâchoire carrée, était de ces gars toujours partants pour se fourrer le tarin, à se demander comment il arrivait encore à aligner les chiffres et les cases Excel.
Prenant ma veste sur le dossier de la chaise et lui claquant dans la main droite, je tentai de clore la conversation : “ça va aller, je passe mon tour. On se voit demain matin au petit dej’ de l’hôtel.”
Sortir de cette salle, vite.
Cette première journée, épouvantable de faux rires et de café-clopes, me donne la gerbe. Comment supporter encore celle de demain ? À moins que ce ne soit toute cette ville qui m’écœure.
Je longe un long corridor composé d'épaisses baies vitrées. La luminosité extérieure, filtrée par ses amas de nuages de pollution, donne une coloration blanchâtre à ces fenêtres. L’impression d’être dans la mâchoire d’un monstre de fer m’enserre la gorge.
Je sors de l’immeuble. Direction l’hôtel. Putain, c’est où déjà ? Je ne reconnais rien. Ici, tout semble, noir, blanc ou gris. Seule la couleur des enseignes change.
D’errance ou désespérance, sans m’en rendre compte, mes jambes me conduisent jusqu'à cette ruelle sombre et tortueuse dans laquelle j’avais eu le désespoir d’exister. On sous-estime la mémoire des pas.
Je suis tombé devant elle, comme on dit. La maison qui m’avait vu grandir, la maison que je vomis encore certaines nuits de cauchemars.
Accrochés maladroitement à un des barreaux de fenêtre, une pancarte indique : à vendre. Même cet écriteau semble vouloir se pendre plutôt que de rester fièrement figé contre la façade.
Dans ma tête, un hurlement : Non ! Plus personne ne doit vivre ici.
Cet endroit ne doit plus abriter qui que ce soit. Il est maudit. Pire encore, il incarne le souvenir de ton existence.
Je vois encore maman, assise sur les marches du perron, les yeux rouges et boursouflés, se demander comment elle avait pu en arriver là. Comment tout avait glissé jusqu’à se fracasser. Comment d’homme doux et attentionné, un monstre avait surgi chaque jour un peu plus à coups de rasade de pinard de supermarché. Ma petite maman, j'aurais tellement voulu te sauver… te venger, mais même ça il me l’a enlevé. Il a crevé seul dans sa bagnole en se prenant un arbre. Je n’ai jamais été foutu de savoir si c’était bien fait.
Je crois que j’aurais préféré un cancer bien dégueulasse pour le voir pourrir à petit feu.
Je fume quelques clopes, adossé au lampadaire d’en face. Pas le moindre signe de vie à l’intérieur. Les derniers occupants semblent avoir décampé depuis un certain temps par l’aspect extérieur de la cour et des volets. La boîte aux lettres dégueule de prospectus fourrés de force à l’intérieur.
Comme nous, lorsque nous étions mômes, pour être mieux roués de coups tes soirs de beuverie.
« Fallait nous rendre fort, le monde est sans pitié, pas de place pour les mauviettes, arrête de chialer, on dirait ta mère. »
Je m’approche un peu, le portail porte encore l’inscription de Max, mon petit frère, ce qui lui avait valu une sérieuse correction et une absence d’une semaine de l’école. Je crois qu’aujourd’hui on s’inquièterait de ça. Pas à cette époque…
J’entends nos rires d’enfant dans la cour arrière lorsque par bonheur tu étais absent. Je ne sais même pas ce qu’il est devenu le frangin. Lui, comme moi, on ne veut pas de lien avec toi, alors c’est passé par un mutuel effacement. Un reset pour survivre.
Machinalement, je jette mon mégot encore fumant par terre. En peu de temps, une fumée épaisse émane d’un tas de feuilles qui jonchent l’angle de la maison. Je me précipite dessus et disperse à coups de pieds les feuilles pour éteindre ce début de brasier. Mais surgit en moi, une étincelle…
Et si je cramais tout ? Que j’envoyais ce tas de briques en enfer à ta place ?
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Elsa est une jeune femme forte à la vie parfaitement organisée. A un détail près : suite à une chute lors de son adolescence, elle a perdu l'odorat. Des événements vont venir boule verser son quotidien et la conduire et reconquérir ce sens perdu. Mais à quel prix ?
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Cette destination était sur toutes les lèvres, dans tous les rêves.
Le dernier désert de glace de cette bonne vieille terre.
Tout le monde le savait, depuis la disparition de l'Arctique, les jours de l’Antarctique étaient comptés.
À coup de panneaux publicitaires, de brochures racoleuses et de marketing digital, tout le monde rêvait de cette terre blanche mystérieuse.
Le traité de 1959 instituant un continent de recherche et de Paix avait laissé place aux intérêts économiques des derniers forages pétroliers. Pour garder bonne figure, l'or noir finançait la recherche sur ce mystérieux continent, mais de discorde en appétit grandissant, rapidement, il avait fallu trouver d'autres sources de financements. Les états n'y trouvant plus de réels intérêts maintenant que la course folle aux forages s'était achevée ; la marchandisation du rêve fut la solution...
Plutôt que de tenter de préserver cette dernière trace d'une Terre déjà presque oubliée, ils en avaient fait un nouveau « Disneyland ». Bien sûr, beaucoup plus « sélect ». L'aspect rare et fragile de la destination, c'est toujours racoleur.
Pour s'y rendre, il fallait déposer un dossier de motivation, suivre une formation intensive pour survivre aux conditions de vie extrêmes. Seulement après, on était appelé, auditionné et enfin, on avait le droit de raquer copieusement pour y aller. Sous réserve de la validation de la visite médicale.
Bien sûr, l'avance de 30 % du montant du voyage à débourser au moment du dépôt de dossier n'était pas remboursable.
Vous comprenez, c'est pour la recherche. Si seulement, c'était vrai...
« Bienvenue, Welcome, Wilkommen, Marhaban, Benvenuto, Dobra Pozhalovat' »
« Une terre qui appartient à tous car nous appartenons tous à la Terre ». Pouvait-on lire sur les panneaux.
Ou encore « Tentez l'aventure du grand froid avant d'avoir trop chaud »
"Un monde pur et blanc »
« Une merveille de dépaysement ».
Ces slogans nous suivaient partout. Ils étaient devenus nos compagnons de voyage. On les lisait en prenant, le train, le métro, l'avion, même les stations essence.
Le pétrole, sponsor officiel de nos rêves de dépaysement et de découvertes !
On pouvait facilement observer les gens s'attarder sur ces affiches et imaginer être choisis pour visiter ce grand Sud.
On sentait à travers leur regard presque absent, tantôt des lueurs de conquérants lorsqu'ils s'imaginaient déposer leur dossier pour espérer être appelés. On pouvait décrypter leur recherche d'argumentaire pour emporter l'adhésion de ce comité d'expert.
Tantôt, on apercevait la fierté lorsqu'ils s'imaginaient avoir passé la visite médicale avec brio. Parfois, un bras se levait, triomphant de cet ultime examen et dans cet élan, ils se rappelaient leur réalité. Alors l'égarement faisait place à la confusion. Par un balayage des yeux, pour espérer ne pas être épiés dans leur délire, ils repartaient un peu penaud.
Ces campagnes publicitaires avaient quelque chose d'hypnotique, plus encore, on se sentait comme aimanté vers cette destination. Peut-être l'esprit de contradiction de ne pouvoir y aller librement jouait-il un rôle important dans cette séduction.
Moi-même, je dois l'avouer, avant leur campagne touristique « mercanto-scientifique », je ne pouvais m'empêcher de rêver à cette destination.
Mon corps trépignait de vivre cette expérience, mes yeux s'impatientaient de contempler ces vastes paysages, ma peau n'attendait que de ressentir les frissons du froid parcourir mon corps, caresser tour à tour mes bras, mes épaules et mon dos. Mes pieds piétinaient d'envie de fouler cette glace. Je me prenais parfois à mimer le moment où l'air sous forme de nuage ressortirait de ma bouche pour former quelques formes étranges qu'il me plairait d’interpréter à la manière des feuilles de thé.
Être l'auteure de ces photos qui enivraient notre quotidien me procurait à la fois fierté et désarroi. Fière de voir les badauds s'arrêter devant, mais désœuvrée de voir que mon travail participait à la perdition de ce continent qui m'avait tellement fascinée.
Avant d'y être allée, cette terre m'avait déjà façonnée. Quand enfant, j'ai compris la vulnérabilité des êtres et des paysages, la précarité de l'existence, j'ai ressenti le besoin de préserver l'instant, de le fixer pour toujours, de contrer la fugacité. Je suis alors devenue photographe. Pour toujours et un peu plus, l'ombre et la lumière s'accordent pour fixer un instant, une émotion, une vision. Ces images du grand froid m'avaient toujours semblé être aux frontières du réel. Vous pensez bien que pour une photographe, saisir ce qui semble ne pouvoir l'être vous titille un peu.
J'étais aussi, avant, cette rêveuse baveuse en espoir de fouler un jour ce pôle Sud.
Ça, c'était avant. Avant l'appel qui a changé ma vie à jamais...
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Triste sort
J’étais là. Là à attendre que cette porte s’ouvre en sachant pertinemment que ma fin se trouvait derrière. Là à attendre sans pouvoir ni fuir, ni bouger. Tout le monde autour de moi semblait calme, presque heureux, impatient. J’aurai crié, hurler si seulement j’avais pu.
Seuls quelques stickers mal collés peinant à transmettre un message plus commercial que « zen », semblaient partagés ma peine. Par leurs angles décollés, on aurait dit qu’eux-mêmes cherchaient à s’enfuir. Fixée sur eux, je repensais aux raisons qui m’avaient conduite, ici, à ma disparition. Sans jamais comprendre pourquoi ; depuis ma naissance, j’étais condamnée à périr.
Comme nous tous, me direz-vous ? Oui, mais rarement du fait de la volonté de sa propre mère, vous répondrais-je. Mère ? Je ne sais pas si je peux vraiment la nommer ainsi… Génitrice ? À peine. Celle par laquelle j’étais née... Une chair. Pas plus. Ma chair-mère.
Quand, j’y repense, les premiers signaux de ma venue déclenchait déjà dégout et rejet. Je n’étais considérée alors, que comme un furoncle déformant. Sarah, ma chair, jeune adolescente au visage si gracieux et à la chevelure épaisse se voyait affublée d’une honteuse grosseur. Était-ce par ironie ou pour dédramatiser la situation qu’on me nommât ainsi : Mimi ?
Bien vite, je compris que je ne l’étais pas « mimi ». Dès mon arrivée, des yeux noirs piquants tels des dards, m’observèrent comme une intruse. Ceux de la mère de la mère : une grande femme au teint clair et à la taille fine soulignée par une ceinture énergiquement serrée. Elle était semblable à une guêpe, toujours à roder autour de nous, capable d’asséner son venin à la moindre occasion. Je n’étais pour elle qu’une « dégénérescence » selon ses propres termes. Je compris rapidement qu’il faudrait être discrète, docile, soumise pour espérer être acceptée.
Après mon irruption dans la vie de ma « mère », elle ne sortait que très peu, honteuse d’elle-même. La chaleur étouffante du mois d’août la contraignit un jour à pointer son nez dehors. Je me souviens de ces premières sensations comme si c’était hier. Le vent caressant, le soleil enveloppant, l’odeur enivrante des fleurs dans le parc, tout m’exalta !
Dans cette extase des sens, c’est là que je croisai pour la première fois l’une de mes semblables. Accolée à un jeune homme, ils partageaient le bonheur de s’offrir au soleil. Elle était belle, gracieuse, peignée, soignée, aimée.
À la vue de ce tableau, je me souviens avoir ressentie de l’envie et c’est à partir de là que naquît en moi le besoin de m’affirmer. Je voulais sans crainte éprouver le monde. Je devais exiger mon existence. Ce qui ne fût pas sans conséquence.
Je me mis à grandir, grossir, m’épaissir. Par cette mutation, j’exigeai que l’on me reconnaisse enfin. Pour ma mère, ce fut un véritable calvaire. Ma transformation soudaine la plongea dans un profond désarroi au point de ne plus vouloir sortir du tout. Elle ne pouvait plus me camoufler. À la voir dépérir, j’estimais étrangement avoir gagné. C’était sans compter sur « la guêpe ».
- On a qu’à la teindre ! dit-elle avec condescendance.
- La teindre ? répliqua ma mère.
- Oui, en blonde. C’est bien le blond, c’est plus « passe-partout », plus inaperçu. On se pose moins de question sur les origines. C’est neutre. C’est bien !
À défaut de pouvoir m’exterminer, elle me neutralisait. Dans cette nouvelle entreprise, je suspectais une volonté déguisée de mettre encore plus de distance entre elle et moi. Celle qui arborait avec fierté une chevelure noire dressée en un chignon ordonné, afficherait ainsi à tous, une impossibilité de lien génétique. Sarah, acquiesça d’un mouvement de tête. Je n’avais d’autre choix que d’accepter cette ordonnance. Il me fallait me soumettre, me travestir pour vivre.
La sanction posée, la neutralisation arriva aussitôt. Les fesses posées sur la baignoire, Sarah me fixait dans le miroir. Son regard était empreint de tristesse et de honte d’en arriver là. Je crus percevoir un frisson d’hésitation la parcourir. Trop tard, la guêpe entrait déjà dans la salle de bain, mains gantées et masque sur le nez. Une odeur méphitique envahit la pièce. Mi-chirurgienne, mi-sorcière, elle enserrait avec détermination sa potion de neutralisation. Elle me l’appliqua avec un rare soin.
Après quelques secondes, des picotements m’envahirent. Dans ce silence presque cérémonial, j’acceptais mon sort. Peut-être qu’enfin, je réussirai à rendre ma chair fière. Le supplice terminé, elle admira le résultat. L’éclat dans ses yeux était semblable au soleil et la blondeur nouvelle irradiait son visage. Je sentis une chaleur grandir en moi, était-ce cela l’amour ?
Non.
En un éclair la peau vira du blanc au rouge. Son regard s’assombrit et comme une grêle d’été, elle fondit en larme. Telle la brûlure du soleil, ma neutralisation laissât place à la nimbe rouge de la réaction allergique. Jusqu’à son effacement, mon existence était une déception.
Quelques semaines passèrent et il fût temps pour ma mère de retourner au lycée. Nous vivions chacune en parallèle de l’autre, bien que dépendante d’elle, je réussissais à m’échapper de cette condition en pensée.
L’accalmie ne dura pas, mes racines commençaient déjà à révéler la supercherie.
Un vendredi en fin d’après-midi, ma mère, rentrant du lycée en pleur, nous précipita dans la salle de bain et brandit un rasoir dans ma direction. Alertée par le vacarme des portes claquées, la guêpe surgit de la cuisine et voyant le geste de sa fille, elle hurla « Non !! » « Ne fais pas ça ! Tu es folle ! »
- J’en peux plus maman ! On me surnomme bigoté au lycée !
Manuel, un camarade de classe d’origine espagnole avait invectivé ma mère de ce surnom pendant le cours de sport. Lequel avait été repris avec jouissance par l’ensemble de ses camarades.
Je ne comprenais pas bien ce que cela signifiait mais je savais que cela me concernait.
- J’veux que ça cesse ! Que ça s’arrête maintenant !!!, renchérit-elle.
- Je comprends, mais ça sera pire après. Crois-moi, tu le regretteras.
Pour la première fois, la guêpe prenait ma défense. Commençait-elle à m’accepter ?
Je n’osais y croire. J’avais raison. Elle avait bien autre chose en tête.
Elle nous pressa contre sa poitrine, on pouvait entendre son cœur battre un tempo de guerre. Tout son être semblait se mettre en bataille.
- Écoute ma chérie, on m’a parlé d’un centre à l’extérieur de la ville. Paraît qu’ils sont très compétents et comment dire, qu’ils pourraient nous aider. En toute discrétion.
- Comment maman ?
- Ils peuvent t’en débarrasser. Définitivement.
- Vraiment ? C’est définitif ?
- Il semblerait. Ça a un coût bien sûr, et ce n’est pas sans risque mais ça me semble être une bonne alternative.
- Est-ce que c’est… sans douleur ?
- Ça, je ne sais pas mais il faut savoir ce que tu veux !
- C’est entendu, maman ! Prends rendez-vous. Le plus vite possible ! Adieu « Mimi ! »
Je n’en revenais pas ! Elles parlaient de moi, comme si je n’existais déjà plus. Aucun regard, aucune considération. Tous ces efforts que j’avais consenti à faire pour me faire accepter d’elles, ne servaient à rien ! À rien ! J’étais définitivement cette tâche sur la feuille et elle avait pris la décision, sans sentiment, de faire un trait sur moi. Est-il plus facile de supprimer ce qui nous dérange plutôt que de faire l’effort de le comprendre, de l’accepter ?
Il fallait se résigner, en somme. Se rendre à l’évidence. Ma fin annoncée ; leur joie était retrouvée. Le rendez-vous fut pris et le temps s’écoula mollement jusqu’à la date. Si je n’avais pas été triste, j’aurais pu être heureuse de les voir complices. Danser sur la perspective de mes cendres constituait leur nouveau lien.
Voilà ce qui m’avait conduite ici. L’arrachement programmé à ma chair.
L’attente était interminable, le silence pesant. J’observais ces limbes lorsque dans un tintement de clochette un homme souriant aux épaules larges et à la chevelure argentée entra dans la salle. Il était accompagné de l’une de mes semblables. Accoudé au comptoir, il jouait avec elle, la tournicotait entre ses doigts dans l’attente du retour de la standardiste. Comme l’épisode du parc, cela ne semblait déranger personne. Pas de regard inquisiteur sur elle, pas de surnom déplacé, pas de remarque. Rien.
Je me mis à regarder ces femmes, assises dans la salle à mes côtés. Leur peau était lisse et leur joues roses. Les portraits de femme sur les magazines présentaient des peaux glabres. L’homme lui, pouvait afficher sa pilosité, aussi hirsute soit elle sans crainte du jugement. C’était donc cela. Le puzzle s’assemblait devant moi. Je n’étais pas née au bon endroit ou au bon moment. Une « erreur » de la nature qui en d’autres temps aurait conduit ma mère dans un zoo humain. La porte s’ouvrit à cet instant. C’était notre tour. Nous nous levâmes et dans un frémissement d’acceptation, je songeai : « Quel triste sort que d’être une moustache sur le visage d’une femme ! »
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