Suivez, soutenez et aidez vos auteurs favoris

Inscrivez-vous à l'Atelier des auteurs et tissez des liens avec vos futurs compagnons d'écriture.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
Image de profil de null

Sasha Grive

Défi
Sasha Grive

M. et Mme Dupont occupent le 4 rue des Troènes. Ils ont toujours fièrement soutenu être merveilleusement conventionnels, merci pour eux. Et effectivement, nul ne peut concevoir qu'ils soient impliqués envers quoi que ce soit d'insolite ou de mystérieux. Ils n'ont guère le temps pour ses sornettes.
M. Dupont dirige une entreprise qui confectionne des perceuses nommée Bousin & co. C’est un homme immense et corpulent, dépourvu de cou, qui toutefois possède une pilosité de belle dimension en surplomb de ses lèvres. Mme Dupont, elle, est mince et blonde et dispose d’un cou deux fois plus long qu’en moyenne, ce qui lui est fort utile pour espionner ses voisins derrière les clôtures des courtils. Les Dupont ont un rejeton prénommé Didier ; il est pour eux le plus joli chérubin du monde.
Les Dupont ont tout ce qu’ils veulent. Le seul élément importun qu’ils possèdent, c’est un secret qu’ils redoutent plus que tout qu’il soit révélé un jour. Si l’existence des Potier doit être ébruitée, ils sont sûrs de ne pouvoir s’en remettre. Mme Potier est sœur de Mme Dupont, or les deux ne se sont plus côtoyées depuis quelques décennies. En vérité, elle et son loquedu d’époux sont le plus éloignés que possible de ce qui constitue un Dupont. Mme Dupont prétend même être fille unique.
Les Dupont tremblent d’horreur de seulement présumer ce que pourront bien dire les voisins si des fois les Potier se pointent sur le seuil de leur porte. Ils ont eu vent que les Potier eux-mêmes ont un fils, toutefois ils ne l’ont guère rencontré. Son existence constitue de surcroît un motif de tenir les Potier éloignés : il n’est nullement question que le petit Didier fréquente un mouflet comme celui-ci.
Lorsque M. et Mme Dupont s’éveillent, le jour où commence cette histoire, le ciel nébuleux, triste et gris, ne prélude guère des choses insolites et mystérieuses qui sont bientôt sur le point de se produire...


Réécriture libre en honneur d'une oeuvre d'exception
7
4
0
1
Défi
Sasha Grive

Chaque enfant s'est un jour interrogé sur ces hauts monuments annelés qui mutilent l'horizon. On leur répond que ce ne sont rien moins que les rouages du temps qui font tourner le monde. Inévitablement, l'enfant se demande ce qu'il se passerait si on pressait le bouton d'arrêt.
9
6
2
0
Défi
Sasha Grive

Le souffle de la vie, et toute influence extérieure, semblaient s’arrêter là, sur le perron abandonné. Au-delà, c’était une sombre mélancolie, un morne silence, qui avait pris possession des lieux. L’air y était moite et épais, presque tangible comme la poussière en suspension dressait un voile livide et latent. Le plancher vermoulu avait perdu sa constance rassurante et le bois gémissait sa vulnérabilité. Rongés et brunis par le temps, murs et plafond se déformaient sous le poids des souvenirs oubliés, laissant apparaître çà et là une ossature déchiquetée. Par les huisseries décrépites, béantes sur leurs gonds à l’instar des pages déchirées d’un livre, s’insinuaient une menue clarté qui faisait péniblement reculer l’ombre. Alors, rampant par ces voies blêmes, une nature sinistre avait repris ses droits, se faufilant entre les débris et les vestiges désuets, ces lambeaux de vie passée.
10
4
2
1
Défi
Sasha Grive

Le chemin lui avait paru bien banal, aussi le roulis sous ses roues la déconcerta. La route se mit alors à onduler, une houle souleva bientôt le revêtement, sa frêle bicyclette avec. Impuissante, elle dévala le flanc abrupt de la vague et le flot d'asphalte se referma sur elle.
11
8
0
0
Défi
Sasha Grive

Des trombes d’eau s’abattent sur mes fenêtres. Bien abrité derrière, je regarde les passant sous leur parapluie se hâter de rejoindre leur foyer. Mais personne ne semble remarquer, dans les torrents de pluies qui grossissent le long des caniveaux, cette sinistre ombre en émerger.
6
4
0
0
Défi
Sasha Grive


Il est là, je le sens ; insaisissable pourtant. Si je tends le visage comme ça, sa main malicieuse caresse ma joue, puis longe ma gorge avec audace. Sa poigne se fait soudain impérieuse. Son souffle effleure mes paupières, juste avant qu'il ne me pousse cruellement dans le vide.
8
1
0
0
Défi
Sasha Grive

Au coin de l’impasse de la Chéron, Monsieur le facteur, perché sur son vélo, fouillait dans sa sacoche usée. Il en sortit une liasse de courriers, puis après avoir parcouru les adresses d’un œil expert, il n’en garda finalement qu’un seul, adressé à un certain Monsieur Adaisse.
Le courrier était une de ces cartes postales de vacances mièvres, où figurait un chiot survolant des paysages maritimes et adressant « Des bisous de Noirmoutier » à son destinataire, qui ne manqua pas de faire sourire Monsieur le facteur. Que des personnes optent intentionnellement pour ce type de cartes le laissaient incrédule. Mais après tout, songea-t-il, il était vrai que les calendriers des services postiers, truffés de chatons et de chiots aux grands yeux attendrissants plantés dans de jolis décors fleuris, avaient toujours beaucoup de succès auprès de la clientèle. Au verso, le fonctionnaire apprit que le frère de Monsieur Adaisse passait d’excellentes vacances dans l’ensemble, exception faite de cet incident où il avait marché sur un oursin.
Le pied sur la pédale, Monsieur le facteur s’apprêtait à repartir lorsqu’un octogénaire le héla depuis son jardin.
« Pas là, Ernest ? » Demanda le vieil homme sans même un bonjour.
« En vacance, » répondit le facteur, ne s’embarrassant pas non plus de politesse. « Je le remplace pour les prochaines semaines. »
« Hmf. Pas d’courrier pour moi ? » Bougonna le vieillard en retour.
Monsieur le facteur vérifia le numéro de maison, puis secoua la tête. « Pas aujourd’hui ».
L’octogénaire grommela à nouveau, puis se détourna du fonctionnaire en lui adressant un bref signe de la main difficilement interprétable.
Monsieur le facteur haussa les épaules et s’élança lentement sur son vélo. Il remonta l’impasse en lorgnant la rangée gauche de maisons, trouva bientôt celle qu’il recherchait.
La demeure de Monsieur Adaisse, résidant au numéro 13, ressemblait presque à s'y méprendre aux autres pavillons de l’impasse. Cependant, le propriétaire avait fait le choix de se démarquer en couturant la lisière de son terrain, non pas de haies verdoyantes comme chez ses voisins, mais d’une barrière structurée en fer forgé. De même, le pavillon arborait des grilles de défenses aux fenêtres ainsi qu’une jolie marquise au-dessus de son entrée, toujours en belle ferronnerie d’ouvrage. D’ailleurs, et comme pour souligner cette bizarrerie qui était bien propre à la propriété de Monsieur Adaisse, celle-ci avait été très justement prénommée « En Fer » sur le devant de sa façade.
Monsieur le facteur demeura un instant perplexe devant ce choix extravagant non des plus accueillant. Enfin, si l’effet recherché était purement dissuasif, alors il devait bien reconnaître que cela était parfaitement réussi.
Mais le fonctionnaire se trouvait bien embarrassé, car il n’apercevait guère de boîte aux lettres le long de cette fameuse barricade en belle ferrure. Certes, la porte de la maison avait bien une entrée de boite aux lettres, mais le panonceau indiquant « Attention : chien méchant » n’engageait guère Monsieur le facteur à pénétrer dans la propriété. Pour couronner le tout, il n’y avait pas non plus de sonnette pour prévenir l'habitant des lieux.
Le fonctionnaire bougonna dans sa barbe, rouspétant après ce Monsieur Adaisse qui ne lui facilitait certainement pas la tâche. Il songea à déposer la carte derrière le petit portillon, il n’aurait eu certes aucun remords à la laisser à la merci du vent et des averses, mais si le propriétaire venait à se plaindre, il aurait des ennuis à coup sûr.
Poussant un soupir contrit, Monsieur le facteur descendit de son vélo. Une main hésitante sur le portillon, il promena son regard de droite à la gauche, à la recherche du molosse annoncé. Aucun aboiement surexcité, ni grognements hostiles ne vinrent l’accueillir cependant. Et après tout, au vu de la paranoïa présumée de Monsieur, il n’aurait guère été étonné que l’alerte ne fusse été placé là dans le seul but de décourager les curieux.
Armé de cette nouvelle conviction, Monsieur le facteur poussa le petit portillon qui s’ouvrit avec un grincement désagréable. Il fit un pas prudent dans l’allée et comme il n’y avait toujours pas trace du dit chien de garde, il s’avança plus allègrement jusqu’au perron où il glissa finalement le courrier de Monsieur Adaisse par la fente dans la porte.
Mais quand la trappe en laiton se rabattit avec un claquement sec, des jappements survoltés s’élevèrent aussitôt. Un petit bichon déboula soudain et fondit sur l’intrus avec une hargne disproportionnée comparativement à sa taille, épatant plus le fonctionnaire qu'il ne l'inquiéta. Avec ses poils blancs et duveteux virevoltants autour de lui, son petit corps parcourut de convulsions frénétiques alors qu’il s’égosillait furieusement, le roquet avait l’allure comique d’une boule de coton animé d’un courant électrique, songea l’homme.
Un nouvel étonnement frappa soudain Monsieur le facteur lorsque le chien fut assez près pour qu’il constata une bizarrerie exceptionnelle chez l’animal que, il en était à peu près certain, ne devait pas être un attribut commun à la race des bichons. Car le petit roquet n’avait pas moins de trois têtes, avec trois paires d’yeux vicieux, trois truffes noires et trois petites gueules bruyantes et grinçantes.
« Somme toute, trois fois plus agaçant qu’un roquet classique », résuma Monsieur le facteur avec une mine conjointement moqueuse et irritée.
Comme pour répondre à sa remarque, l’animal furieux se jeta sur lui. Deux de ses gueules s’attaquèrent à ses jambes, leurs petits crocs pointus déchirant le pantalon du fonctionnaire et s’enfonçant dans ses mollets, tandis que la troisième continuait d’aboyer hystériquement, haletant et bavant comme une bête enragée.
Monsieur le facteur émit un cri de surprise aigu devant cette attaque révoltante et entreprit aussitôt de détacher le roquet. Il n’aurait eu aucune pitié à l’envoyer balader à grand renfort de coups de pied, mais comme ses jambes étaient toutes deux prises d’assaut, il se résolut à y aller à main nu. Il empoigna la peau du cou de la tête du milieu, la tira sans vergogne, ses ongles s’enfonçant méchamment comme pour se venger de ces canines qui lui perforaient les chevilles, mais la troisième tête se tourna aussitôt et se referma sur son poignet en grognant. Monsieur le facteur poussa un nouveau cri de douleur.
« Saleté de clébard !» S’égosillait-il, rouge de colère. « J’vais te faire la peau ! »
« Cerbère ! Lâche » La voix de Monsieur Adaisse intervint soudain depuis le perron. L’animal hésita, mais ne relâcha pas sa prise. « Vas-tu laisser cet homme, Cerbère ? » Gronda de nouveau le propriétaire du chien en s’avançant dans l’aller. « Et vous là, lâchez cette pauvre bête, pour l’amour du ciel ! »
Avec réluctance, mais prudence, le fonctionnaire et la bête s’écartèrent finalement l’un de l’autre. Monsieur le facteur émit un gémissement plaintif lorsqu’il sentit les pointes des canines se déloger de sa chair meurtrie tandis que le petit bichon s’en allait joyeusement sautiller entre les jambes de son maître.
« Vous ne savez pas lire, idiot ? » Interpella ce dernier, sa main tenant la carte postale que Monsieur le facteur venait de livrer pointée en direction du panonceau d’avertissement. « Déguerpissez de chez moi avant que je n’appelle les autorités pour violation de propriété privée et acte de cruauté envers un animal ! »
Sourcils froncés et bouche béante, soutenant dramatiquement son poignet ensanglanté, Monsieur le facteur était scandalisé, mais il n’eut guère le loisir de riposter que Monsieur Adaisse pointa le bras dans sa direction :
« Cerbère ! » Appella-t-il et le bichon gronda aussitôt en montrant les crocs.
Monsieur le facteur prit ses jambes à son cou sans demander son reste, enfourcha son vélo et pédala comme un forcené jusqu’à l’extrémité de la rue. Il s’arrêta pour regarder par-dessus son épaule, poussa un soupir de soulagement en constatant que le roquet n'était pas à ses trousses. Finalement, résolu-t-il avec ironie, les chiens, ça n’était mignon que sur les calendriers et les cartes postales. Il quitta l'impasse, non sans se promettre que ce Monsieur Adaisse et son satané cabot allaient entendre de ses nouvelles.
Une seconde plus tard, toujours au coin de l’impasse de la Chéron, Monsieur le facteur, perché sur son vélo, reparut et fouillant à nouveau sa sacoche usée, en sortit une carte postale de vacance.
5
4
0
6
Défi
Sasha Grive

103 458e s’arrête brusquement, lève sa grande tête en forme d’enclume. Ses antennes, dressées sur sa tête, tressaillent mécaniquement.
Elle a cru entendre un cliquetis persistant, pourtant elle ne discerne aucune phéromone inhabituelle. Mais 103 458e se méfie : une petite brise comme celle qui souffle suffit à emporter la trace d’un ennemi si tant est qu’il se soit placé contre le vent. Elle sait pertinemment que le butin des fourrageuses qu’elle escorte est susceptible d’attiser la convoitise d'individus peu scrupuleux.
Si la soldate n’a pas pu détecter de présence étrangère à l’odeur, sans doute pourra t-elle l’entendre. Elle se concentre sur les vibrations dans ses tarses.
103 458e perçoit la foulée pressée du cortège de fourmis rousses, l’allure aguerrie de ses collègues sentinelles, et même le piétinement agacé d’une soldate qui ferme la marche derrière une ouvrière particulièrement lambine. Au-delà de leur cohorte, elle distingue l’agitation des créatures indigènes environnantes : le remue-ménage souterrain d’une taupe, le vrombissement d’un bourdon qui va et vient au-dessus de leurs têtes, la démarche pataude d’un scarabée.
La soldate s’attarde sur la bête à l’épaisse chitine bleue luisante qui flâne derrière le rideau de verdure. Serait-ce ce coléoptère que 103 458e a perçu un peu plus tôt ? Assurément non : son bouquet d’odeur est bien reconnaissable – un mélange de pin, de terre et de pétrichor – qui plus est, l’insecte ne leur accorde aucune attention. À vrai dire, leur récolte du jour – composée de chenilles grasses, de cadavres de guêpes et de monceaux de cochenilles – n’est guère à son goût.
103 458e délaisse le scarabée et reprend sa reconnaissance des environs. Elle sait que son ouïe est plus fine que celle de ses comparses, mais il lui est aussi plus ardu de s’affranchir du tumulte d’informations qui assaille ses sens.
Et voilà qu’une fourrageuse s’approche et vient lui tâter les antennes.
« Que se passe-t-il ? » s’enquiert la fourmi fébrile que la posture vigilante de 103 458e alarme.
La plupart des ouvrières chargées de ramener la nourriture à la cité sont bien trop concentrées sur leur mission pour faire la conversation, mais l’agitation de l’une a tôt fait d’inquiéter les autres.
« Rien d’important. Continuer d’avancer ! » les pressent 103 458e avant que l’affolement général ne se répande.
La soldate reprend sa marche et rejoint sa plus proche collègue. D’un tapotement d’antennes, elles s’échangent leur nom. 9 123e est plus âgée, bien entraînée et porte une balafre pâle qui court de son front jusqu’à ses mandibules. 103 458e reconnaît dans cette cicatrice un trophée de guerre que l’autre soldate exhibe avec superbe. La jeune soldate ne possède pas d’aussi impressionnant stigmate, mais elle est quand même fière des quelques cabosses qui déforment son armure de chitine. 9 123e lui inspire aussitôt confiance.
« Je pars en reconnaissance aux alentours » déclare-t-elle.
« Quelque chose te préoccupe » devine la vieille guerrière.
« J’ai l’impression que l’on nous suit depuis un moment déjà » admet la jeune fourmi rousse. « Ce n’est peut-être rien, mais mieux vaut s’en assurer. »
9 123e approuve et lui promet d’assurer son poste en attendant son retour. Elle veut s’assurer que 103 458e soit bien en forme pour sa mission et lui propose de partager un peu de nourriture. La jeune soldate accepte volontiers. Leurs bouches s’imbriquent et 9 123e régurgite un reste de miellat qu’elle avait stocké en cas d’urgence.
103 458e laisse finalement le cortège de fourmis rousses la distancer. Le scarabée s’est lui aussi éloigné. Attentive aux vibrations dans ses pattes, elle écoute. Le cliquètement ne se fait toujours pas entendre toutefois.
La soldate fait demi-tour, puis s’écarte de la route de phéromones que ses consœurs remontent. Elle zigzague dans les hautes herbes, s’arrête de temps à autre, puis finit par retourner sur ses pas pour rejoindre la piste principale. Elle se dit que si un individu les suit bel et bien, soit il l’aura devancé et alors 103 458e pourra le prendre par surprise à son tour, soit il sera toujours en arrière et dans ce cas, elle compte bien qu’il la rattrape.
La foulée dynamique de son cortège n’est plus qu’une rumeur lointaine désormais. 103 458e capte à nouveau ce bruit insolite qui l’interpelle. D’abord discontinu, comme hésitant, le son reprend un rythme soutenu. La soldate croit reconnaître le son caractéristique d’un pas quoi que celui-ci soit étrangement singulier.
Soudain, une bourrasque amène à 103 458e l’odeur de son poursuiveur. L’empreinte phéromonale appartient à une fourmi d’une colonie ennemie – les belliqueuses fourmis noires d’Ho-ka-Dinn. Le curieux cliquetis accélère aussitôt : l’individu se sait compromis et fonce dans la direction de 103 458e.
La soldate a tout juste le temps de faire volte-face lorsque l’ennemi déboule sur son côté. L’espace d’un court instant, les deux fourmis sont à la fois suffisamment prêt et encore assez loin pour se permettre de jauger l’autre.
103 458e reconnaît une guerrière tout comme elle. Sa tête et ses mandibules rouges sont massives, typiques des soldates. Elle est certes plus petite, mais 103 458e ne s’en méfie pas moins : les balafres laiteuses qui parcheminent le tissu de sa cuticule témoignent en faveur de sa hardiesse et de sa résistance. Plus impressionnant encore, deux de ses pattes sont réduite à des moignons torves ; 103 458e comprend pourquoi son allure sonnait si drôlement. Enfin, l’extrémité pointue de son abdomen noir dissimule un aiguillon et une poche de venin que la soldate sait mortel.
La fourmi rousse devine que sa poursuiveuse est une éclaireuse partie en avant de son escouade ; assurément, elle a flairé dans le cortège de 103 458e et le butin aguichant qu’il transporte une opportunité certaine. Les Ho-ka-Diniennes sont justement réputées pour être des profiteuses agressives : elles attaquent les cortèges de fourrageuses des cités voisines et pillent leur butin ; parfois même, elles s’en prennent directement aux cheptels de pucerons. Cette éclaireuse-ci a déjà délester ses phéromones d’alertes ; 103 458e se doute que ses comparses ne doivent pas être loin derrière, en train de remonter la piste en direction du cortège de sa colonie.
103 458e imagine ce que l’autre guerrière aperçoit à travers ses yeux composés. Une fourmi au buste roux, légèrement plus grande et plus robuste. Elle a l’avantage d’être jeune et en excellente santé – au moins, a-t-elle toutes ses pattes. Elle n’a pas d’aiguillon caché à l’arrière de son gastre, mais une poche d’acide capable de consumer la chitine. 103 458e est une tireuse hors pair : ses sens aiguisés lui permettent de viser avec une précision infaillible – du haut du dôme de sa colonie, elle a déjà atteint des cibles dans un rayon de 70 miles myrmécéennes.
Leur prompt, mais exhaustif examen réalisé, les deux guerrières s’élancent aussitôt à l’attaque.
Malgré son infirmité, la fourmi noire est très agile et 103 458e mise sur la force brute : après un affrontement sauvage, mandibules contre mandibules, la soldate rousse parvient à se glisser sous la tête de la plus petite et emprisonne son cou entre ses puissantes mâchoires. L’Ho-ka-Dinienne se débat, se tortille pour se défaire de l’étau formidable, mais 103 458e résiste. La guerrière rousse s’efforce de maintenir la fourmi à bout de pattes, car elle se méfie de ce dard qui pourrait bien la pourfendre du thorax à l’abdomen si elle n’y prend pas garde.
Soudain, le corps de la fourmi noire se contorsionne et son abdomen se relève à la verticale. Elle dégaine son éperon venimeux : la pointe frôle le front de 103 458e et taillade une de ses antennes avant qu’elle ne lâche prise.
L’agonie l’aveugle momentanément et la vicieuse Ho-ka-Dinienne profite de l’ouverture. Ses mandibules effilées se saisissent de son antenne blessée. 103 458e secoue sa grande tête, s’agite furieusement pour déloger son adversaire, mais la fourmi noire tient bon.
103 458e sait pertinemment quelles seront les conséquences de sa défaite : la piste de l’éclaireuse guidera les Ho-ka-Diniennes droit sur ses consœurs qui les attaqueront pour voler leurs provisions. En tant que soldate, sa mission est de protéger sa colonie coûte que coûte : elle y laissera la vie s’il le faut, mais 103 458e se jure que son ennemi ne repartira pas de leur combat vivante non plus.
Résolue, 103 458e bascule son gastre sous son thorax, l’extrémité braquée vers son adversaire. La soldate sait que son jet d’acide est redoutable, mais contrairement à l’aiguillon de venin de son assaillante, son arme à elle est efficace à distance. Sous cet angle et si proche de sa cible, la force de la salve la touchera à coup sûr ; 103 458e doit bien doser pour ne pas être transpercée en même temps que son adversaire.
La pointe de son gastre se dilate, une gerbe d’acide jaillit et vient s’abattre dans le dos de la fourmi noire. Celle-ci tombe au sol, convulsée de douleur. Le liquide formique liquéfie la couche superficielle de sa cuticule. L’acide éclabousse aussi le ventre de 103 458e ; elle y était préparée cependant et elle supporte avec bravoures les brûlures.
103 458e se relève et s’apprête à détaler lorsque les mandibules de la fourmi blessée se referment autour de sa patte arrière. La soldate rousse n’hésite pas un seul instant et préfère sacrifier son membre. Ses tarses cèdent, cisaillés par les mâchoires de l’Ho-ka-Dienne, et 103 458e poursuit sa course.
La sensation d’un membre en moins est d’abord étrange, mais elle s’y habitue rapidement – après tout, elle en a cinq autres sur lesquels s’appuyer. Son adversaire la talonne déjà ; son jet d’acide, quoique très douloureux, était trop faible pour l’immobiliser définitivement.
103 458e repère un curieux monticule – un vieux porte-monnaie tombé de la poche d’un promeneur – et improvise aussitôt un plan d’attaque. Le relief pourrait bien être à son avantage : avec sa blessure fraîche et ses pattes en moins, l’Ho-ka-Dienne devrait avoir plus de difficultés à escalader la butte. En outre, l’artilleuse est d’autant plus à l’aise en hauteur pour manier son canon mortel.
La soldate rousse s’empresse de gravir le monticule. Elle jette un rapide coup d’œil en arrière : son adversaire semble d’abord peiner à grimper à la verticale comme elle l’avait anticipé, mais ses foulées se font bientôt plus assurées. 103 458e a sous-estimé l’acharnement de son adversaire ; qui plus est, la petite taille et la légèreté de l’Ho-ka-Dienne s’avère en fait un atout.
103 458e ne compte pas attendre d’être à portée d’aiguillon. Elle puise dans ses dernières forces et accélèrent l’allure. Sitôt parvenu au sommet, elle fait volte-face et braque son abdomen vers la fourmi noire encore en ascension.
L’artilleuse fait feu. L’acide fend l’air et vient transpercer le front de l’Ho-ka-Dienne. Son corps inerte dévale la pente en sens inverse et vient s’écraser au sol.
Elle descend à son tour et vient tâtonner du bout de ses antennes le cadavre de son ennemi. 103 458e s’assure que l’Ho-ka-Dienne est bien morte, alors seulement elle peut baisser sa garde. La soldate est soulagée, mais elle sait qu’elle n’est pas pour autant tiré d’affaire. Les acolytes de l’éclaireuse ne sont sûrement pas très loin et elle n’a pas intérêt à se trouver dans les parages quand ils tomberont sur sa dépouille.
103 458e rejoint la route de phéromones de ses consœurs. Elle est épuisée, mais file aussi vite qu’elle le peut en direction de sa cité. Elle songe alors à l’Ho-ka-Dienne : elle admet que cette fourmi était exceptionnellement coriace et impétueuse pour une éclopée. 103 458e portera fièrement les cicatrices des blessures que lui a infligée cette terrible adversaire comme les trophées de sa victoire.

Inspiré de la saga Les Fourmis de Bernard Werber

mots : le porte monnaie, verdure, tissu, l'ouie, affranchir, pourfendre
thème : le combat entre deux fourmis
0
1
0
8
Défi
Sasha Grive

Au commencement, il n’y avait que des laves sulfureuses, fulminant sans relâche, qui finirent par se figer en un désert amer. Bientôt, depuis les tréfonds qui brûlaient encore, jaillirent des gerbes acides qui soulevèrent l’épiderme de basalte, l'enveloppèrent de brume moite. De ce jeune éther, de terribles cataractes s’abattirent, noyant l’écorce sous des océans infinis. Dans ces eaux prodigieuses, une particule éclot : d’abord médiocre, elle grandit, se nuance et se complique, déborde même, puis investit tous les vides. Arrive alors un être à la raison faillible qui, convaincu de son hégémonie, précipite la fin.
6
0
0
0
Défi
Sasha Grive


- Allô ?
- … Regarde dans le tiroir de gauche, je t’ai dit ! Oh, excusez-moi ! Je n’avais pas entendu le combiné décrocher... Oui, bonjour. J’aurais souhaité prendre deux rendez-vous pour ma femme et moi-même. Deux doses, s’il vous plaît. On ne s’est pas encore décidé pour laquelle par contre ; nous pourrons choisir sur place ?
- Oui bonjour, ... Oui, bien sûr, à partir de 13 heure, si vous voulez. Venez à l'adresse indiquée.
- Parfait ! J’avais essayé « Extase Psychotique » il y a quelques années ; je pensais la faire découvrir à ma femme.
- Ce ne sera pas possible Monsieur. Nous ne réalisons plus ce genre de prestation.
- Ah bon ? Mince alors ! C’était pourtant des plus grisant. Perturbant, j’en conviens, mais diablement satisfaisant.
- L’époque a changé Monsieur, les lois aussi.
- C’est quand même bien dommage. Vous n’en fabriquez plus du tout ? Non, parce que j’imagine que des clients fortunés sont prêts à débourser des sommes coquettes pour ce type d’expériences, d’autant plus si elles sont interdites à présent.
- Vous pouvez insister, mais c'est impossible.
- Vous êtes dure en affaires Madame, mais je suis sûr qu’un petit billet glissé sous la table vous fera bien changer d’avis...
- Non, je vous dis !
- Bon, bon, ça va. Je suppose que vous ne faites plus « Délire Instable » dans ce cas. Quel gâchis, je vous dis. Ce genre de sensations fortes faisait un tabac, à l’époque.
- Oui, peut-être, mais c’était il y a quinze ans.
- … Pas dans le tiroir ? Mais si, tu as dû mal regarder !
- Vous m'entendez Monsieur ? Allô !
- Excusez-moi ! Ma femme cherche votre prospectus justement. C’est vraiment dommage ; c’est notre anniversaire de mariage, vous voyiez, et je tenais à lui faire ressentir du sensasionnel, si vous voyiez ce que je veux dire...
- Dans ce cas, je vais être obligé d'annuler votre rendez-vous.
- Ne le prenez pas comme ça. Enfin, je suppose que vous devez bien avoir d’autres émotions à nous faire expérimenter. Après tout, ma femme était bien emballée par celles dans votre pub. Comment c’est déjà ? Ah oui ! « Désir Voluptueux » et « Curiosité Malsaine ». C’est un peu niais, mais bon, les goûts et les couleurs, comme on dit…
- Ah, bien. Je préfère comme cela. Vous redevenez raisonnable.
- Si vous le dites. J’espère au moins que vos Émotions sont à la hauteur de celles de l’époque. D’ailleurs, vous faites bien la totale ? Avec la séance de réalité virtuelle, j'entends ?
- Évidemment, la prestation est complète.
- Bon, c’est bien alors. Certains de vos concurrents ne font plus la séance de réalité virtuelle en sus de la dose, mais moi, je voulais absolument tester ça. Ça n’existait pas à mon époque, vous voyez ; ça doit drôlement être impressionnant. Ça aurait pu être grandiose avec « Extase Psychotique », mais bon, n’en parlons plus. Et le matériel est bien fourni sinon ?
- Oui, le prix s'entend avec les accessoires.
- Ah bon, tant mieux. J'avais entendu dire qu’il fallait amener sa propre seringue. Vous savez, à cause de ces foutues restrictions sanitaires.
- Si vous préférez apporter les vôtres, c’est possible, mais c’est à vos risques et périls. Nous demandons une assurance dans ce cas et nous nous déchargeons de toute responsabilité.
- Non, c’est très bien, c’est très bien ! Plus qu’à faire notre choix alors ! Ma femme vient de retrouver votre prospectus d’ailleurs. « Vertige Angoissant », ça a pas l’air mal. Ou « Dépression Solitaire », c’est original ; j’ai toujours été curieux de savoir ce que ça faisait... « Phase Terminale », c’est intéressant aussi dans le genre lugubre… Mais dites-moi, vous faites toujours la garantie au cas où il y aurait des effets secondaires avec ses prestations particulières ?
- Oui, bien sûr. Tout est écrit dans les CGV. Pardonnez-moi, mais je vais devoir vous laisser.
- Ah oui, bien sûr, bien sûr. C’est vrai que ça va faire un moment que je vous tiens la jambe. Juste une dernière petite question : j’ai votre prospectus sous les yeux, mais je ne vois pas vos tarifs pour vos hypnoses vocales ?
- Nous ne faisons plus non plus les prestations par téléphones.
- Ah mince ! Décidément, je n’ai pas de chances. Je me rappelle mon beau-frère l’avait fait à l’époque, pour arrêter de fumer ; ça avait bien fonctionné, paraît-il. Bon, il a repris après la naissance de sa fille, mais n’empêche. Mais c’est vrai que, de nos jours, tout doit se faire sur Internet… J’y pense justement, on peut réserver depuis votre site ?
- Oui c’est payable d’avance, sur le site, par CB.
- Je pensais offrir ça pour les 10 ans de ma petite-fille. Un truc un peu instructif dans votre gamme Initiatique : « Douleur Menstruelle » ou « Terreur devant le Recruteur » quelque chose comme ça… Vous faites bien des cartes cadeaux, n’est-ce pas ?
- Vous trouverez sur le site des propositions de couleur et des thématiques.
- C’est parfait ! Ah ! Ma femme s’est finalement décidée pour « Passion Coupable », je crois. Je suis encore indécis, mais je me laisserais bien tenter par quelque chose de plus extrême comme « Hostilité Injustifiée ». Oui, pourquoi pas…
- Très bien monsieur, nous vous remercions de nous avoir choisi.
3
5
2
4
Sasha Grive

Je tourne la clé dans le contact. La voiture ronfle, s'ébroue, se secoue, mais ne démarre pas. J'insiste ; pas plus de succès. Je soupire de lassitude : ce satané tacot me fait le coup au moins deux fois par semaine.
Je sors de l'habitacle, me poste devant la voiture, soulève le capot et découvre les quatre chevaux miniatures folâtrant jovialement. Je tente de les tempérer, d'abord gentiment, mais les canassons turbulents me dédaignent et poursuivent joyeusement leur cavalcade. Je m'impatiente et un des chevaux se cabre et rue.
Je soupire à nouveau, sonde mes poches à la recherche d'une friandise dans l'espoir d'attirer leur attention, mais celles-ci sont vides. Un passant s'arrête, me demande si j'ai besoin d'aide. Je lui montre d'un air dépité les animaux rétifs. C'est une vieille voiture, me dit-il, les chevaux ont tendance à devenir de plus en plus capricieux avec l'âge. Sur mon exemple, il fouille sa veste, y déniche une barre de céréales qu'il rompt en quatre.
Les minuscules animaux acceptent la gourmandise, l'engloutissent avec des hennissements de plaisir. Ils se montrent aussitôt plus attentifs et disposés à la besogne. Je remercie chaudement mon sauveur, puis me hâte derrière le volant avant de me mettre davantage en retard.
Presque craintivement, je tourne à nouveau la clé et souffle de soulagement quand le véhicule se met enfin en branle, le moteur s'ébrouant vigoureusement.
02/01: Poneys turbulents
4
3
0
1
Défi
Sasha Grive


Depuis le bord du lavabo, Tilk’it soupire avec lassitude alors qu’il observe ses congénères étaler consciencieusement le savon au fond de la baignoire, ricanant avec malignité de leur farce. Un follet mime la future chute d’un des humains de la maison : il fait mine de glisser et exécute une pirouette rocambolesque. À la réception toutefois, le fanfaron patine sur le fond glissant et atterrit sur les fesses avec une grimace douloureuse. L’hilarité enfle de plus belle ; Tilk’it sourit lui aussi, mais seulement de la sottise de son espèce.
Les follets sont fondamentalement sournois et querelleurs. Loin d'être particulièrement futés, Tilk’it reconnaît quand même que, lorsqu’il s’agit de tourmenter les humains ou de comploter contre les lutins des pièces voisines, ils se montrent vicieusement ingénieux.
Mais Tilk’it, lui, n’a l’âme ni espiègle ni chicaneuse. Tout au contraire, il est pacifiste et surtout, excessivement maniaque – trait de caractère peu compatibles avec la nature chaotique de son espèce qui lui valu moult railleries. Les plaisanteries malpropres, voire périlleuses, des follets de la salle de bain ne sont décidément pas à son goût.
Un follet l’accoste et lui indique que, s’il n’est pas occupé, l’équipe de l’armoire à pharmacie recherche du personnel pour permuter les médicaments d’emballage. Tilk’it dissimule tant bien que mal son effroi – la notion seule de perturber volontairement l’ordre le révolte – et refuse poliment. L’autre lui propose alors de rejoindre le groupe chargé de faire proliférer les colonies de moisissures le long des joints du carrelage. Tilk’it n’est pas plus emballé par l’idée. Il remercie le follet, promet de réfléchir à sa proposition, mais prétexte que, pour le moment, il est sur un autre gros coup.
Tilk’it songe qu’il est peut-être temps d’aller voir ailleurs. Même si les follets entretiennent des rivalités intestines envers leurs semblables des autres pièces de la maison, il est aussi de coutume que les jeunes lutins vadrouillent d’une pièce à l’autre pour trouver leur place idéale.
Résolu, Tilk’it se redresse, dévale le pied du lavabo et s’en va tranquillement par l’embrasure de la porte de la salle de bain. Dans le couloir, territoire neutre où les assauts sont formellement interdits, Tilk’it se dirige vers la pièce la plus proche : la chambre parentale. Il a entendu dire que ses habitants ont un tempérament poltron et douillet, car ils ne participent jamais aux perpétuelles discordes entre les clans. À l’inverse de ses comparses qui interprètent leur placidité comme de la couardise, Tilk’it y discerne plutôt un espoir de civilité et de sagesse.
Tilk’it se présente à l’entrée de la chambre où un follet taciturne le reçoit. Le gardien se montre ouvertement réticent, suspicieux d’une attaque imminente, mais Tilk’it le convainc qu’il est seulement las de la salle de bain et souhaite s’initier à de nouvelles activités. Le portier le confit alors aux mains d’un elfe à la mine grave qui entreprend de lui faire faire le tour des affaires qui font prospérer la chambre à coucher. Non sans arrogance, il lui explique que, contrairement aux follets des autres pièces, ils ont choisi de se spécialiser dans une activité unique : l’élevage d’arthropodes parasites.
Des cheptels de punaises de lit dodues dans les boiseries, des troupeaux d’acariens dans les draps et la moquette, de beaux étalons à huit pattes au plafond défilent sous le regard d’un Tilk’it livide. Le lutin à l'air sérieux lui confie que, aux beaux jours, ils ajoutent à leurs bétails quelques moustiques sauvages – dans l’entrebâillement de la fenêtre, ils agitent une lumière afin d’attirer les minuscules vampires à l’intérieur –, mais qu’ils ne savent pas encore bien les dompter.
Tout compte fait, Tilk’it préfère de loin les facéties crapuleuses de ses anciens comparses. Le jeune follet décide de s’éclipser avant de se retrouver mêler à la faune locale et retrouve avec soulagement le couloir.
Tilk’it poursuit son périple initiatique. Il dépasse la chambre d’enfant sans s’arrêter, certain qu’elle abrite la même ménagerie – voire plus exotique encore – que la chambre parentale. Il s’attarde devant la porte du salon et jette un coup d’œil à l’intérieur. L’ambiance à l’air bien plus calme dans cette pièce-là; à vrai dire Tilk’it trouve étrange de ne pas apercevoir un seul follet en train de préparer un mauvais coup.
Soudain, un cri nasillard s’élève dans son dos, reprit par une dizaine d’autres voix derrière et devant lui. Une troupe exaltée de follets armés de cure-dents le bouscule tandis que, dans le salon, des elfes parés de mines de crayons aiguisées surgissent du canapé et des fauteuils. Tilk’it passe son chemin sans demander son reste, dédaigne la cuisine d’où provient l’escouade assaillante, et file à la prochaine pièce.
Tilk’it pénètre presque craintivement dans le bureau, ne sachant guère à quoi s’attendre cette fois-ci. Un follet avec un fort strabisme l’accueille jovialement et entreprend aussitôt de lui montrer le meilleur de leurs farces.
Les follets bureaucrates apprécient l’humour léger et sans prise de tête – griffonner sur le coin des papiers, cacher les notes importantes, tailler les crayons jusqu’à ce qu’ils ne fassent plus que quelques centimètres – mais ce qu’ils aiment par-dessus tout, ce sont les canulars. Le follet au regard fou présente Tilk’it à deux de ses amis : l’un s’applique à ajouter des éléments saugrenus à la liste de course des humains tandis que l’autre sautille sur le clavier de l’ordinateur. Tilk’it n’est pas familier de l’instrument et l’interroge ; le follet lui explique qu’il est en train de pirater l’historique des recherches internet. Tilk’it n'en saisit pas l’intérêt de la manoeuvre, mais la jubilation des autres follets le convainc que les répercussions doivent être amusante.
Toutefois, tout n'est pas à son goût dans le bureau. Le caractère singulièrement désordonné des follets du bureau et l’anarchie qu’ils se faisaient un malin plaisir d’entretenir hérissent sensiblement Tilk’it. Lui aspire à perpétuer l’ordre et la symétrie : l’envie de ranger les crayons par dégradé de couleur, de nettoyer les marques de stylo sur le sous-main ou de trier les photos de vacance sur l’ordinateur le démange sérieusement.
Tilk’it ne veut pas paraître discourtois envers les sympathiques follets: il s’excuse timidement et indique qu’il souhaite élargir ses horizons avant de s’établir quelque part. Les elfes se montrent compréhensifs et le raccompagnent jusqu’à la sortie en lui souhaitant bonne chance.
Dans le couloir, Tilk’it s’assit en tailleur, ses doigts s’emmêlant aux boucles de la moquette, et étudie ses dernières alternatives. Il y a toujours dans la maison des pièces – sommes tout ingrates et disgracieuses, mais qui ont le mérite d’exister – que les follets dédaignent, car comme elles ne sont pas fréquentées par les membres du foyer, les lutins n’y ont donc personne à importuner.
L’idée de poursuivre son aventure en ascète dans le grenier ou dans la cave séduit Tilk’it l’espace d’un instant avant qu’il ne se rappelle que ces lieux-là sont probablement peuplés de créatures aussi sordides que celles de la chambre. Sans parler des commodités qui sont loin d’être idéales et Tilk’it tient particulièrement à son confort personnel. En outre, le jeune follet doit bien s’avouer que la compagnie de ses turbulents pairs, même s’il n’a pas grand-chose en commun avec eux, finirait par lui manquer.
Tilk’it pense soudain à une pièce à laquelle il n’avait pas songé jusque-là : le garage. Il se demande si on peut vraiment le considérer comme une pièce à part entière et s'il est vraiment occupé par des elfes de la maison. Mais qu’à cela ne tienne, Tilk’it n’a rien à perdre à le vérifier. Qui plus est, maintenant que sa curiosité est avivée, il se doit de pousser jusqu’au bout son exploration des confins de la maison.
Le jeune follet se met en route en direction du garage : il passe rapidement devant le salon où l’escarmouche fait toujours rage, traverse la cuisine heureusement désertée, passe la porte de la petite remise qui sépare le garage des autres pièces.
Tilk’it toque poliment à la porte de service pour annoncer sa présence, patiente un moment, commence à penser que le garage est peut-être bel et bien inhabité lorsque le battant s’écarte enfin. Dans l’embrasure, un follet échevelé apparaît, ses grands yeux fixant Tilk’it avec un ébahissement sincère. Comme lors de sa visite de la chambre, le jeune follet aventureux pense que son confrère se montre circonspect par défiance et se hâte de justifier sa présence pour apaiser ses troubles.
Le follet du garage bafouille aussitôt des excuses : ils n’ont pas l’habitude des visites – les follets des pièces de vie ou de nuit ne se hasardant jamais jusqu’à eux –, mais bien que l’incursion de Tilk’it soit inattendue, il est le bienvenu.
Le follet ébouriffé le guide à l’intérieur. Tilk’it découvre alors une pièce baignée dans une lumière tamisée, au mur et au sol bruts – somme toute peu esthétiques –, et encombrée de toute part. Ici, un amoncellement de cartons vides et une ancienne penderie où s’accumulent des vêtements à l'odeur de naphtaline ; là, un établi blindé d’objets divers, sauf des outils de bricolage, et une pyramides de bouteilles vides. Les follets ne semblent pas très nombreux, mais tous s’activent avec effervescence.
Le gigantesque capharnaüm fait grimacer le follet maniaque et commence à le faire regretter d’avoir quitter le bureau. Tilk’it n’avait pas imaginé trouver plus chaotique que les bureaucrates en s’aventurant jusqu’au garage.
Soudain, le jeune elfe aperçoit deux follets transportant une clé Allen. Pourtant, au lieu de la fourrer dans un endroit improbable ou de la laisser traîner au sol comme le ferait le commun des follets, les lutins la rangent consciencieusement avec les autres clés, dans une boîte spécialement prévue à cet effet.
Tilk’it s’exclame et s’étonne, n’en croyant pas ses yeux. Le follet échevelé hausse les épaules avec un petit sourire contrit : il comprend que cela surprend. Il explique à Tilk’it que, contrairement au reste de la maison, dans le garage, les membres du foyer se montrent négligents, comme indifférents au désordre. Le seul moyen que les follets ont trouvé pour ennuyer les humains est de ranger derrière eux, ces derniers peinant davantage à retrouver leurs affaires lorsqu’elles sont rangées à leur place plutôt que lorsqu'elles sont éparpillées aux quatre coins de la pièce.
Ravi, Tilk’it sautille sur place, impatient. Il donne une accolade à son guide, le remercie vivement et s’empresse de se mettre à la tâche. Tilk’it est heureux de pouvoir enfin trier, classer, ordonner et hiérarchiser tout son content. Le follet s’engage à ne prendre de repos seulement lorsqu’une voiture pourra rentrer dans ce garage.

01/01: Un garage
0
0
0
8
0