Purrgundy
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Défi
BANG !
Mon mari s'effondre. Je reste à ses côtés, le fusil encore fumant. Paralysée par mes muscles engourdis, je suis incapable de détourner mon regard de ce visage que j'avais tant de fois embrassé. Ses traits, tordus par la douleur et par la peur, se gravent dans mes yeux remplis de larmes. Je couvre ma bouche béante d'une main glacée, encore tremblante de ce qu'elle venait de faire. Quelques morceaux gluants se mêlent au sang et aux larmes qui s'écrasent sur la nouvelle robe qu'il m'avait offerte pour notre anniversaire. Mes poumons brûlent, consumés dans une chape de plomb qui alourdit mes épaules et mon âme : à mon tour. Je soulève mon jupon, teinté de sueur, de terre, de mousse, et sors mon revolver. J'y vois mon reflet déformé dans le chrome, flou et instable. Je n'ai jamais eu l'air aussi pathétique. Pourtant, je ne me suis jamais trouvé aussi belle. Je lâche un soupir chevrotant. Enfin, je vais retrouver ma famille. Enfin, nous allons être heureux. Je déglutis une dernière fois. Je ferme les yeux. J'appuie sur la gâchette.
Mon doigt ne répond pas. Sa voix me transperce les entrailles, ses supplications brisent un cœur que je ne soupçonnais plus. Mais il est trop tard pour reculer. Je ne peux pas le laisser continuer à me torturer avec ses murmures vides de sens, je ne peux pas vivre avec ce secret. Je ravale la bile qui chatouille mes cordes vocales, lui murmure un dernier « Je t'aime ». Jusqu'à ce que la mort nous sépare, j'honore la promesse qu'il avait oublié. Un frisson de sueur froide parcourt mon échine. Je tremble de tout mon être, mais je dois le faire. Je prends une grande inspiration, réunissant tout mon courage, les raisons qui me poussent à agir, mon enfant, la vie qu'on aurait pu avoir sans ses péchés. Les paupières closes, je colle le canon sur sa tempe. Je tire. La force de l'explosion me fait lâcher le fusil. Les chants des oiseaux se changent en sifflements stridents qui transpercent mes tympans. Le bruissement de leurs ailes fait écho aux battements de mon cœur. Moi aussi, j'aimerais m'enfuir. J'aimerais hurler toute ma douleur. Mais je ne le peux pas. Désorientée, je me laisse tomber de tout mon poids dans l'humus.
Mon cœur bat la chamade. Il est temps. Mon mari a fini son verre, presque bu la bouteille entière. Il buvait beaucoup ces jours-ci, beaucoup trop. Il voulait oublier tout ce qui s'était passé. Mais il ne le pouvait pas. Moi non plus. Il se lève, difficilement, chancelle entre les bosquets. Il se cale contre un arbre, essayant tant bien que mal d'ouvrir le médaillon de sa ceinture. Mais il ne contrôle pas les spasmes de ses poignets, et le métal glisse entre ses doigts. Il jure sur Dieu. Je fais un signe de croix. Le vent se lève, fait frissonner les feuilles et les poils de mes bras. Mon regard se pose sur son fusil, gisant là, devant moi, allongé sur les brins d'herbe sur lesquels nous avions choisi de pique-niquer. La lumière du soleil fait scintiller la poignée, comme si Dieu lui-même me donne son approbation. J'avale ma salive dans un bruit sourd, hésite une dernière fois. Mais il est trop tard pour faire machine arrière. Il faut que je le fasse. Je me lève, prends le fusil, le cache dans mon dos. Il s'enfonce dans le bois. Je le suis.
Ma cicatrice me gratte. C'est la ceinture de sécurité qui frotte contre mon ventre. Il ne faut pas que je pense à toi ou je vais encore me mettre à pleurer et ton père déteste ça. Je tripote le petit cœur doré qui pend à mon cou. Je sais que tu me regardes. Tu vois ton père poser sa main sur mon genou. Je ne le regarde pas. Je le laisse faire, mais je n'en pense pas moins. Il sait que c'est de sa faute. Nous avons tous payé le prix de ses erreurs, toi le premier. S'il n'avait pas... tu serais là, avec nous, sagement assis sur la banquette arrière. Car tu aurais été un gentil petit garçon, j'en suis certaine. Mais ne t'inquiète pas, mon bébé. Papa et Maman arrivent bientôt. Laisse-nous juste le temps de garer le pick-up. Et d'éteindre cette maudite radio que ton père écoute toujours trop fort depuis qu'il a commencé à chasser.
J'ai mal. Une douleur insupportable me déchire les tripes. Je pose une main sur la cicatrice qui lézarde mon ventre dans un réflexe, un souvenir gravé dans ma chair, une torture qui me suit où que j'aille. C'est tout ce qu'il me reste de toi : une cicatrice, comme si j'étais réparée, comme si tout était fini. La vérité, c'est qu'ils m'ont arraché le cœur quand ils t'ont arraché à moi. Mes mains sentent encore le poids de ton petit corps immobile, mon sang qui t'enveloppait, tes yeux clos, ta bouche ouverte. Je vois ton visage partout, dans le moindre enfant qui se promène dans la rue. Ses rires sonnent comme les tiens. Parfois, je ressens encore tes coups de pieds tordre mes boyaux comme si rien ne s'était passé, comme si rien de tout cela n'était réel, comme si je fermais cette porte tous les soirs après t'avoir bordé. Tu aurais été à l'école maternelle, tu aurais joué avec tes copains. On aurait ri ensemble, comme la famille unie qu'on aurait pu être, parfaite. Un autre coup, mon cœur sursaute ; ne sois pas si impatient, mon chéri. Maman arrive. Papa aussi. Je ravale mes larmes, soupire, me calme. Je descends les escaliers, retrouve la réalité malgré moi. Avant d'arriver au rez-de-chaussée, la portière du pick-up claque, m'injecte un frisson d'effroi. La dernière fois que j'avais entendu ce bruit, c'était cette nuit-là. Ma paume protège ce qu'il me reste de toi, ta cicatrice. Ton père sort du garage. J'essaie de dissimuler mon souffle saccadé. Prête ? Oui.
Je monte les escaliers jusqu'à ta chambre. J'aime rester ici, assise sur le tapis, pendant que ton père est au travail. Je sais que tu entends tout ce que je te dis. Tu sais tout. J'ouvre le tiroir de la table à langer. Là, entre les lingettes et les couches aplaties, je sors un petit pistolet argenté. C'est bon, il est chargé. Je le glisse contre l’élastique de mes sous-vêtements. Il n'a aucune chance de le trouver à cet endroit. Il préfère explorer les dessous de la voisine. Jamais je ne lui pardonnerais. Je ne sais pas si je tremble de panique ou de colère, sûrement des deux. Je n'aurais pas d'autre chance : c'est aujourd'hui ou jamais. Je sors, referme la porte. Mon attention est happée par les grosses lettres colorées qui épellent ton nom, ce nom coincé dans ma gorge et qui ne peut en sortir qu'en sanglots. C'est pour toi que je fais tout ça.
Le temps presse. Je sors de la poche de ma robe un petit sachet en plastique rempli d'une fine poudre blanche que je verse dans le vin. Je secoue le tout, espérant que le verre de la bouteille cache les particules qui flottent à la surface de l'alcool. J'ouvre un grand tiroir, y sort un bouchon noir et une nappe à carreaux. Je jette le sachet à la poubelle et le recouvre du film alimentaire qui contenait la viande des sandwiches. Je referme la bouteille, la dépose à l'intérieur de la glacière.
Il faut faire vite. Je fais claquer les semelles de mes pantoufles en velours jusqu'au garage où je croise mon mari, vêtu de sa fidèle veste camouflage. Sa carrure impressionnante ne laisse transparaître que la crosse de son fusil. Il est encore en train de l'entretenir comme si c'était la chose la plus précieuse au monde. Il dit que ça l'aide à ne pas penser. Je me demande comment il fait. Moi, je ne peux pas m'en empêcher, constamment. Les bruits de l'échographie hantent chacune de mes nuits, chacun de mes jours. Je passe derrière lui, caressant son dos d'un geste familier. Il ne sait pas que je sais tout. Malgré son air naturellement renfrogné, il sourit, éclairant son visage d'un air un peu benêt, et embrasse le sommet de mon crâne. Je me demande s'il fait ça parce qu'il m'aime, ou bien si c'est par habitude. Il me dit que je devrais m'habiller comme ça plus souvent. Je serre les dents et lui offre mon plus beau sourire par politesse avant de me diriger vers une étagère. De quoi se mêle-t-il ? Il ne me regarde plus de toute façon, plus comme une femme. Moi non plus. Je me tends autant que je le peux pour atteindre un cubi de vin et le traîner de toutes mes forces jusqu'à la cuisine. Je sors l'une des nombreuses bouteilles en verre qui traînent sous l'évier, en attendant d'être jetées dans les bacs à ordures. Une fois lavée, j'en transvase l'alcool du carton lourd. Une bouteille sera largement suffisante. Je regarde autour de moi : je suis seule. Dehors, il y a des policiers qui discutent entre eux. Ils ne vont sûrement pas tarder à sonner à ma porte.
« Du nouveau sur l'affaire de la disparition du petit Sam, 2 ans. En effet, d'après une source proche de l'enquête, certains témoins auraient vu le petit garçon monter à bord d'une camionnette de type 4x4 de couleur blanche peu de temps avant l'heure présumée de sa mort. Personne n'a encore été interpellé, mais l'étau se resserre autour du meurtrier. »
Je fais un signe de croix, éteins le poste de radio posé sur le comptoir de la cuisine. Je reprends mon couteau tartiné de beurre et l'enfonce dans une demie-baguette. C'est le minimum pour rassasier mon mari qui venait de repartir. Il est du genre costaud, et a l'habitude d'avoir beaucoup de force sans même s'en apercevoir. Et quand il chasse, son appétit se démultiplie. Je dépose alors deux tranches de jambon au creux du pain, referme le tout. J'enroule le sandwich dans du papier aluminium quand une voiture de police attire mon attention sur le perron de la voisine. Ils vont vite faire le rapprochement, c'est sûr.
L'une de ses mains glisse sur ma taille. Je frissonne, non pas de désir mais de dégoût. Ses doigts sont sales, tachés par l'encre indélébile des tatouages de la voisine. Elle qui voulait détruire ma famille, c'est elle qui pleure dans les bras de l'inspecteur, les pieds ancrés dans son parterre de marguerites. Pauvre petit Sam. Il a payé le prix de la trahison. Il fallait qu'elle souffre comme moi j'avais souffert. Le fruit de son péché n'allait pas prendre ta place, ça, jamais. Elle sait ce que ça fait de perdre un enfant maintenant.
Il m'embrasse dans le cou. Il lui ressemble tellement. Je suis sûre que tu lui aurais ressemblé, toi aussi.
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Je ne sais pas depuis combien de temps je suis dans cette foutue cellule. J'ai bien demandé une montre mais la pute qui m'apporte à grailler m'a dit d'aller me faire foutre. Le temps est un privilège, faut croire. Quand on est là-dedans, sous la surface, les journées ressemblent aux nuits et toutes les nuits se ressemblent. Il n'y a pas une lumière, pas une fenêtre ; Seulement le plic ploc des gouttes d'eau qui s'échappent du tuyau d'évacuation pour aller s'écraser bruyamment contre le béton. Avec un peu de chance, goutte après goutte, je vais bien finir par me noyer, avec le temps qu'il me reste à passer ici.
L'écho d'un grincement résonne dans le noir. De lourdes bottes descendent les marches, une à une : c'était l'Eléphant. A force de ne rien voir, je sursautais au moindre bruit, au moindre frisson de vie qui traversait le couloir ; Aujourd'hui, c'était le choc sourd d'un plateau en carton sur le sol. Je me redresse en râlant, avec l'espoir de faire un brin de causette à l'Eléphant... Mais un vertige me fait m'agripper au petit lavabo fermement cloué au mur. Il était vraiment temps que je mange quelque chose. Mon bras s'étire jusqu'au bout de carton, un vague rectangle d'une teinte de gris plus claire que le reste. Du bout des doigts, j'essaie de deviner ce qu'il y a pour le déjeuner - le dîner ? Aucune idée. Il y a une boule sur le côté ; Sûrement une pomme, comme d'habitude. Le blanc éclatant de la fourchette en plastique me ferait presque chialer. Peut-être allait-il y avoir de la viande ? Je ne me souviens même plus du goût que ça avait, mais je sais que j'aimais ça. L'espoir aura été de courte durée, comme souvent en prison. Il n'y avait ni viande, ni poisson, mais du riz, simple, sans sauce ni épices, même pas une pincée de sel. Entre deux bouchées fadasses j'essaie de voir le bon côté des choses : au moins, je ne dormirais pas l'estomac vide ce soir. En plus, il y avait une bouteille d'eau ; Noël, déjà ? Non, je me serais gelée les miches si on était en Décembre. On se pèle toujours un peu ici, mais quand la météo est pourrie... Je vous laisse imaginer. On attraperait la mort ! C'est sans doute ce que le dirlo doit espérer en nous envoyant là-dessous. Enfin... Au moins, je ne risque pas d'entendre sa voix de crécelle et ses messages de prévention à la con. Je vous jure que si je le choppe, il l'ouvrira moins, sa grande trappe, c'est moi qui vous le dit ! Un bon coup de fourchette dans la jugulaire, ça vous calme un homme ! Je suis déjà en taule de toute façon, qu'est-ce qu'on pourrait me faire de pire, hein ? La chaise électrique ? Mes chaussettes sont tellement trempées que ma mort sera rapide au moins !
Alors que j'essayais de croquer dans ma pomme - dégueulasse au passage, je me demande s'ils me prennent pas pour la poubelle de service - je suis prise d'un bâillement à m'en décrocher la mâchoire. Putain, ce que j'ai sommeil... J'ai l'impression de dormir pendant 24h parfois. Peut-être que c'est le cas, mais je n'ai aucun moyen de le savoir à cause de l'autre pétasse de gardienne. Ah, elle fait la fière tant que je suis là-dessous... Mais croyez-moi, une fois que je serais de retour là-haut, elle me le payera cette garce. Elle ira rejoindre sa copine, celle qui s'était foutu de ma gueule. Ah, ça, elle ricane moins six pieds sous terre ! Moi aussi, remarquez. Quoique, j'en sais trop rien. Parfois ça me plait ici. C'est calme - les gouttelettes vous rendent folle au début mais elles finissent par vous bercer. Il y a bien quelques rats de temps en temps mais bon, on est pas si différents, eux et moi. On cherche juste à survivre. Sauf qu'eux, au moins, ils sont libres. Il peuvent aller et venir comme ils le souhaitent ; Les avantages de l'innocence. Ils doivent passer par les égouts, à la Shawshank... Oh, je vous vois venir. Maintenant que je suis tranquille en isolement, vous ne croyez pas que je vais vouloir retrouver l'odeur des chiottes alors que je peux juste supporter ma propre puanteur ici, toute seule, sans avoir de compte à rendre à personne ! Non, je ne ramperais pas à la surface comme une anguille pathétique, surtout si c'est pour me faire jeter dans la même cellule encore et encore. Je me ferais griller, comme tous les autres. On n'est pas dans un film ici, et même si les surveillants n'ont pas la lumière à tous les étages, ils ont barricadé toutes les sorties et patrouillent les moindres recoins. Tout ça pour que le dirlo de mes deux puisse ajouter « prison de très haute sécurité » sur la porte d'entrée... Quel tocard. Il n'est pas mieux que tous ces connards qui jettent les impôts des honnêtes gens par les fenêtres, c'est eux qui devraient être à ma place derrière les barreaux. Ce sont eux, les criminels dans l'histoire, eux que je suis sensée remercier pour les pommes pourries et le riz à l'eau. Mais ils peuvent aller se faire mettre bien profond, parce que c'est à cause d'eux que je suis là, au fond du trou. C'est à cause de vous qui faites d'eux ce qu'ils sont, vous qui leur donnez un pouvoir qu'ils ne méritent pas, une confiance qu'ils s'acharnent à trahir encore et encore, depuis des années. Eux, c'est vous. C'est vous qui m'avez faite. C'est pour vous que j'ai volé, pour vous que j'ai tué. Tout ce que j'ai toujours fait, je l'ai fait pour vous, pour vous protéger. Et c'est comme ça que vous me remerciez d'avoir rendu service à la nation... Bande d'ingrats, pourris gâtés à la paix que vous ne méritez pas.
La honte du pays, c'est moi.
La honte du pays, c'est vous.
La honte du pays, c'est nous.
Nous tous, mes amis.
La honte du pays, c'est ici.
La honte du pays, ce sont eux : Les autres.
Toujours, les autres.
C'est qui les autres ? Moi ou vous ?
On s'en fout.
C'est triste.
Ou peut-être que je suis crevée, je sais pas.
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Quelques explications contextuelles : j'avais écrit ce petit quelque chose pour tester un logiciel d'écriture sans distraction, sans ambition aucune, après un documentaire sur le sous-sol d’Alcatraz (pas de jugement svp, je suis insomniaque et sans wifi, c'était ça ou la pêche à la truite). Je n'ai pas réutilisé le logiciel depuis mais j'ai retrouvé ce petit texte que je me suis amusée à éditer hier soir (ce matin ?) dans un élan d'ennui absolu. Et voilà le résultat !
P.S. Je n'ai jamais insulté autant de monde de toute ma vie. C'est une entrée en matière un peu abrupte, je vous l'accorde, mais je ne pouvais plus attendre : j'avais trop envie de tester le côté édition de Scribay ! (promis, je serais plus polie la prochaine fois)
Spéciale dédicace à la concordance des temps, partie trop tôt (Rest In Bescherelle, petit ange).
La bonne journée/soirée !
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Défi
Je sue à grosses gouttes, comme une stalactite décongelée par la fournaise qui me chatouille le dos. Je vais vraiment y passer cette fois-ci. Enfin, je l'espère. Je hurle aussi fort que je le peux mais leurs rires recouvrent ma voix. L'un d'entre eux s'approche, tourne la broche. Je gémis, le supplie de me tuer, mais il sourit et fait neiger du sel sur toute ma longueur, jusque dans mes cheveux. Il me jette des épices au visage. Quelques herbes aussi, mais la plupart tombent dans les flammes. Ses dents blanches et aiguisées salivent. Ses yeux de plomb me filent des sueurs froides. Un autre avec son pinceau me recouvre la peau d'une sorte de gel comme si j'étais un canard laqué. Si j'avais su, j'aurais été un brave type. Maintenant, je ne suis plus qu'un buffet à volonté pour toute l'éternité.
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Défi
Brr, ça caille dans ce patelin de merde. Je serre les poings, le cuir de mes gants couine. Je serre les dents. J'ai pas intérêt à me peler les couilles pour rien. J'espère pour lui qu'il a l'argent... Sinon, les ordres sont clairs.
Le pathétique bout de bois qui lui servait de porte ne fait pas long feu face à mes coups d'épaule. Pour 10 000 balles, il aurait pu s'en offrir une décente quand même. La sécurité, ça ne se néglige pas.
Au moins, il y a du chauffage, c'est déjà ça. Je détache lentement mon manteau. Un bouton, un pas ; personne à l'horizon. Je regarde l'heure sur la comtoise qui cliquetait à chaque seconde : pile à l'heure. Je ne suis jamais en retard, surtout pour le boulot. Il ne devrait pas tarder ; du moins je l'espère pour lui. Mon regard se perd sur le va-et-vient du disque doré. Les cliquetis qui s'en échappent m'hypnotisent, mais ma patience s'envole avec les secondes. Histoire de penser à autre chose, j'enlève mes gants et allume une clope. J'ai le temps d'en griller une avant qu'il arrive. Mais un grincement de porte résonne à l'étage. Mon corps tout entier se fige, à l’affût, un vrai chien de chasse. Quelqu'un est là. Cette petite merde se planque, j'aurais dû m'en douter. C'est ce qu'ils font tous.
Mes grosses godasses font un bruit monstre sur les escaliers. Il doit chier dans son froc, je parie. Arrivé en haut, mon souffle se fait court ; je devrais peut-être arrêter la clope. C'est ce que je me dis tous les ans, mais je ne le fais jamais. Tant pis, il n'y a que la mort qui puisse me faire arrêter.
La porte est entrouverte. J'y passe mon silencieux, mes gants, un œil. Il n'aura jamais les couilles de m'attaquer, arme au poing, mais j'aime bien faire peur à mes proies, surtout celles qui n'ont pas le cran de me regarder en face. Je pousse la porte du bout de ma botte, et découvre une chambre d'ado. Je ne savais pas qu'il avait des mômes... En même temps, le patron ne demande pas de livret de famille. Si je pouvais choper sa gosse, peut-être que ça le motivera à payer plus vite.
La chambre semble vide, mais elle ne l'est pas. Je le sais, je le sens, j'ai le flair. La gamine est ici. Sa couette est froissée, un portable posé dessus ; il vibre dans ma main. Je regarde : ce n'est pas son père, c'est une certaine Manon qui lui envoie une vidéo. Rien à foutre. Je jette le téléphone sur le lit et en profite pour regarder dessous, au cas-où elle s'y planquerait. Rien, à part des moutons de poussière... Dégueulasse. Je me relève, une main sur le genou. Il ne reste plus qu'une seule planque.
Ce n'est pas l'envie qui me manque d'aller écraser ma clope sur le bois de la vieille armoire et de brûler sa gamine et sa baraque. Ca lui apprendra à me faire poireauter comme un con. Mais la vie de cette petite pétasse vaut son pesant d'or. Alors je rode. Je guette. J'écrase mon mégot sous ma semelle. La gamine subira le même sort quand j'en aurais fini avec elle.
J'ouvre les deux battants de l'armoire d'un coup sec. On s'amuse comme on peut quand on fait ce métier. La petite est recroquevillée entre les robes de toutes les couleurs ; ça en serait presque beau. Je la domine de toute ma hauteur, elle essaie de se défendre en hurlant à pleins poumons. Pourquoi faut-il qu'elles fassent toutes ça ? Mon charme, sans doute.
Son bras est si fragile, je sens presque ses os se briser sous le cuir. Elle essaie de se débattre, comme c'est mignon. Elle ne fait pas le poids. La poupée de chair virevolte à ma guise, réduite en un tas de peau et de larmes, la voix enrouée d'avoir trop gueulé. Elle semble sonnée par notre petite valse : juste à point, comme je les aime. Je lance son corps frêle et poisseux par-dessus mon épaule – qui, aujourd'hui, aura bien bossé – et je commence à descendre quand le parquet du rez-de-chaussée craque. Ça doit être lui. J'aime quand mes plans se déroulent sans accros, surtout quand ils sont improvisés. C'est mon côté artiste.
« J'ai ta fille, j'veux mon oseille.»
Ce n'est pas lui. C'est un mec au téléphone, il parle avec un officier. Ce salop a appelé les poulets ?! Ça ne se passera pas comme ça. S'il croit que je vais me laisser cueillir comme une pâquerette, il se fourre le doigt dans l’œil jusqu'au coude.
Je me rapproche, il raccroche ; Courageux mais pas téméraire, hein. Je vais te faire passer l'envie de cafarder, espèce de connard. Je largue la gamine sur les dernières marches et fais claquer mes semelles épaisses jusqu'au rat. Regarde-le, avec sa tête de déterré... Qu'est-ce qu'il y a ? T'as jamais vu un homme ? Je vais te donner une bonne raison d'avoir peur, moi.
Je sors la lame de mon canif et la dirige vers lui. Il essaie de reculer, de me supplier. Il tremble, craque comme une feuille morte... Pathétique. Il ne mériterait même pas que je me donne la peine de lui trancher la gorge s'il n'avait pas appelé les flics. Mais c'est qu'il a de bons réflexes, ce con. Il évite ma lame comme un ninja. Il va, à gauche, à droite, comme cette putain de pendule qui cliquette encore ; ça commence à me gonfler. Une boule gronde dans mes tripes, fait bouillir mes veines. Il a de la chance que j'aie laissé mon calibre à l'étage, ou je lui aurais offert un deuxième trou de balle. Ma mâchoire est tellement serrée que je n'arrive même pas répondre à ses provocations. Il va voir de quel bois je me chauffe, le cabri.
Je plante le couteau dans le mur, frustré de ne pas avoir eu son crâne. Il est coincé. Tant pis, je le récupérerai plus tard. Plus rien ne compte. Rien d'autre que lui. Je me fous de la gamine, je me fous du flouze. Je me fous de cette maudite horloge. Je n'entends plus rien, rien d'autre que le tambourinement de la lave qui explose dans mes tempes. J'ai juste le temps de voir son pied contre mon genou : c'est un homme mort. Plus de douleur, plus rien.
Je veux. J'exige. Sa vie. Il va payer.
Hulk. Ce n'est pas mon vrai nom, mais c'est comme ça que les collègues m'appellent. Il va savoir pourquoi.
Je l'ai eu. Il n'aura pas couru longtemps. Tu vas voir ce que ça fait de me prendre pour un con. Je ne vois même pas ce qui gicle sur mon visage. Je reconnais le goût métallique du sang sur mes lèvres. J'en veux plus, plus, plus. Je laisse la colère me contrôler. Les coups pleuvent, mes poings s'enfoncent dans son bide comme dans du beurre. Je veux le briser en deux, lui montrer qu'il n'est rien. Il n'en reste plus grand chose, mais tant qu'il respire encore, je ne peux pas être satisfait.
J'ai chaud, je suis à bout de souffle mais bon sang que c'est bon ! Ca fait un bail que je ne me suis pas senti aussi vivant. Je laisse échapper un sourire, caché derrière mes gants qui essuyaient la goutte au bout de mon nez d'un revers de poignet. Je me sens plus léger. Je devrais faire ça plus souvent. Je m'arrête quand la poucave n'est plus qu'une ombre. Il ne bouge plus ; il n'est pas drôle. Des battements réguliers percent mes tympans. Pourtant, à travers ce boucan, une sirène retentit. Merde. J'ai pas le temps de prendre la gamine. Bon, tant pis, je reviendrais plus tard pour l'oseille. Shooté à l’adrénaline, je me barre aussi vite que je le peux. Je ne m'arrête pas. Je ne me retourne pas. Jamais. Je croise une ruelle avec une grosse benne à ordure. Parfait. Une de plus, une de moins... Accroupi derrière, encore haletant, j'allume une cigarette. Le tabac recouvre la puanteur. J'ai du mal à tenir quoi que ce soit au creux de mes mains, mais mon portable vibre. Je vois flou, mais je sais que c'est le patron. Mon doigt a la tremblote. Je dois répondre.
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Défi
Mon clavier dénonce. Complot ? Machinations ?
On nous ment.
On nous ment.
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Défi
Les taxis jaunes de New York City...
Ils appartiennent à la ville et la ville leur appartient.
Mais eux, que veulent-ils ?
Ils appartiennent à la ville et la ville leur appartient.
Mais eux, que veulent-ils ?
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Défi
Une mélodie
Résonna dans la vallée
Le vent la suivit
Le soleil rayé
Accompagnait le gracile
Tempo de nos pieds
Nos orteils agiles
Célébraient dans la fraîcheur
Les matins d'avril
Soudain le bonheur
Souvenir de notre vie
Arracha mon cœur ;
Tu es bel et bien parti.
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Défi
I feel stupid, and contagious
Here we are now
Entertain us
Yeah
J'arrive pas à articuler quand je fais mon eyeliner, mais mon corps bouge tout seul. L'anglais, c'est pas mon truc, mais on s'en fout. La musique, ça se ressent. Et c'est pas parce que je comprends pas tout ce qu'il dit que je peux pas partager sa rage, son ras-le-bol de cette société de merde et de tous ceux qui en font partie. Je me sers de mon khôl comme d'un micro, secoue mes cheveux en rythme, hurle en yaourt. Ce mec avait tout compris. C'est pour ça qu'il s'est pendu.
Le solo de Kurt m'emporte, j'ai soif. Puis d'un coup, silence. Le reflet du visage de mon père me transperce ; c'est chaud, je vais encore me faire engueuler. Les bras croisés, le regard noir, on ne tape pas du pied pour les mêmes raisons. Il fout les jetons, j'ai failli me foutre du crayon dans l’œil. J'attends qu'il me fasse la leçon, comme d'hab.
« Je t'ai déjà dis mille fois de mettre la musique moins fort. »
Je roule des yeux avant de rajouter encore un peu de noir autour. Mon frère va encore m'appeler son « petit panda ». Je fais genre j'aime pas mais en vrai, il ne pourrait pas me faire plus plaisir. Dans un soupir, je crache :
« C'était pour pas t'entendre baiser ta pétasse. »
Son visage change de couleur, devient encore plus blanc que le mien. Je ne pensais même pas que c'était possible. J'ai peut-être été un peu trop loin sur ce coup-là, mais c'est trop tard pour reculer. Il faut que je me barre, et vite.
« Retire tout de suite ce que tu viens de dire ! Laisse-moi passer, j'ai cours. »
Je tire sur la bretelle de mon vieux sac à dos, décorée de messages au blanco et de pin's, qui dépasse de sous mon lit. J'essaie de garder la tête froide, il me suit du regard. Je balance le sac sur mes épaules. Le daron n'a pas l'air de capter qu'il est trop léger pour qu'il y ait quoi que ce soit à l'intérieur. Il ne me quitte pas des yeux, il sait que ça me fout le seum. Il a envie de me frapper, mais il ne le fera pas. Il a trop peur de perdre la garde alternée du seul gosse qui lui reste. Cheh. Je fais gaffe d'avoir mon portable : c'est bon, je peux y aller. Je passe devant lui, il ne dit rien. Il n'a rien besoin de dire, je sais qu'il est en mode Cerbère. Je dévale les escaliers à toute vitesse, prends mes clés. J'ai pas le temps d'ouvrir la porte que la pétasse me saute dessus avec une boite plastique mal fermée.
« Tiens, je t'ai fais des cookies ! Tu peux les partager avec tes amies à la récré, si tu veux ! »
Je lui réponds par une pokerface. Je la regarde de la tête aux pieds. Elle croit j'ai 4 ans ou c'est comment ? Elle fait pitié. J'en peux plus.
« Tu... peux aussi les manger toute seule, hein. Non mais tu te prends pour qui, sérieux ? T'es pas ma mère et tu le seras jamais, t'entends ? Jamais ! »
Je sors en claquant la porte. Fais chier, putain. Vas-y j'ai trop la rage. Je m'éloigne de plus en plus sur la route du collège. J'arrive pas à me calmer. Je cherche mon paquet de clopes dans mon sac : rien. Merde, la pétasse a dû fouiner pendant que j'avais le dos tourné. Et après, ça s'étonne que je prenne mon portable jusque dans les chiottes... La vérité, ça me fume. J'ai les mains qui tremblent tellement je suis soûlée, mais j'arrive quand même à démêler le sac de nœuds qui pendouillait de ma poche. J'enfonce les écouteurs dans mes oreilles, ma playlist se lance toute seule. Dave Grohl est le seul à pouvoir me calmer, je marche à son tempo. Si j'ai plus de souffle, c'est parce que ce mec a trop de talent. Je passe devant le Casino, m'y arrête. J'achète une canette de bière fraîche, un paquet de chewing-gum à la menthe et une mandarine. Le mec à la caisse a l'habitude, il ne s'étonne plus de me voir traîner ici. Il ne lève même pas les yeux sur moi. C'est dommage, il est bg. Pas comme ces tocards du bahut... Berk. Rien que d'y penser, ça me fout la gerbe.
Je planque tout ça dans la grosse poche de ma boge, passe devant la boulangerie et monte les trois marches du bureau de tabac d'à côté. Je craque mon dernier billet pour une boîte de roulées et un briquet. Les autres les roulent eux mêmes, c'est moins cher, mais bon ils n'ont pas Big Brother à la maison. J'aime bien rouler des cigarettes, ça me détend. Et puis, je suis douée, c'est ma mère qui me l'a dit. Elle, au moins, elle me comprend. Enfin, quand on n'est que toutes les deux. Mais ça n'arrive plus aussi souvent qu'avant.
Je remercie la petite vieille et m'en grille une devant sa vitrine. J'en peux plus d'attendre. La chaleur me brûle les poumons, ça me fait du bien. A chaque latte, je me sens mieux, plus légère, comme si ma colère partait en fumée, elle aussi. Enfin, je ne pense plus à rien, ni au daron et sa pétasse, ni à la madre et son vieux pervers de copain. Putain, ça fait du bien. Faut que je bouge. Mais j'ai trop la flemme. Ugh.
Ding, ding. Je sors mon portable de ma poche, ouvre le message : c'est mon frère. Il veut savoir si je suis en cours. Je regarde l'heure, il faut que mon alibi soit crédible. Je passe devant une poubelle, écrase mon mégot sur le rebord, et pianote une réponse.
« Pas cours ce matin, prof malade. »
Que j'y aille ou pas c'est la même. La sorcière qui nous apprend la physique peut pas me voir, ça l'arrange, et moi aussi. Personne ne se rendra compte que je ne suis pas là – même quand je suis là, personne me voit de toute façon. Tant mieux, comme ça je peux sécher pépouze. Puis je m'en fous, j'irai cet aprem. On a français, j'aime bien. Le prof, c'est mon gars sûr, il est trop beau, et puis en ce moment on étudie les poèmes de Rimbaud. Lui au moins, il parle avec le cœur. Lui, au moins, il en a un. Et puis c'est teeeeeellement vrai ce qu'il dit. Il y a sa photo en couverture. Il était beau gosse, on a les mêmes yeux. Il voit ce que je vois, il dit ce que je pense. Il parle de spleen, c'est plus joli que « depression »... Moi, je le crois plus que la psy qu'ils m'ont flanqué. Elle est encore plus tarée que moi, elle analyse tout ce que je dis, c'est badant de ouf. Je sais qu'elle raconte tout aux parents en plus, alors je lui raconte pas tout non plus, faut pas déconner. Elle est de leur côté. Moi, je suis toute seule. Rimbaud aussi il était tout seul quand il a écrit le bouquin. Lui, il sait ce que ça fait, d'être mélancolique. Moi aussi mais je ne sais pas aussi bien le dire. Comme Kurt, il avait tout compris. Comme Kurt, il est mort jeune. Coïncidence ? J'pense pas.
« Ca te dit d'aller faire les boutiques ? »
Sami sait que je pourrais jamais lui dire non. Bolosse. J'déc', je l'aime trop, c'est le sang. Je lui réponds d'un « oki » en évitant un tronc d'arbre de justesse. Ma playlist reprend. Je sais déjà quelle va être la prochaine chanson. C'est la seule habitude qu'il me reste de ma vie d'avant. Je marche jusqu'à un arrêt de bus. Je suis toute seule, mais vu l'heure qu'il est, c'est pas étonnant. Je lève les yeux ; 16 minutes jusqu'au prochain bus. Ça va, j'ai le temps. J'en profite pour ouvrir ma canette et boire quelques gorgées. Avant que je m'en rende compte, elle était vide ; ils mettent vraiment rien dans ces trucs-là, quelle arnaque, j'te jure. Sami m'a dit d'arrêter l'alcool, je lui ai répondu que c'était pas mon père et que je faisais ce que je voulais. Je sais qu'il a peur que je finisse comme Amy, mais je ne suis pas à son niveau quand même, abuse pas. Tiens, en parlant de la sister, faudra que je demande de ses nouvelles au fraté. Son portable passait mal la dernière fois, j'ai rien capté de ce qu'elle me disait. Quelle idée d'aller se paumer dans les montagnes au fin fond du Canada aussi... En France, elle aurait eu du réseau. On aurait pu se voir. Mais elle a préféré se barrer loin des problèmes, loin de nous, loin de moi. Traîtresse. Je devrais la détester mais j'y arrive pas. Elle aussi, c'est une bolosse, mais c'est ma vie wesh, comment j'l'aime.
Je soupire. J'aime pas penser à elle comme ça. Je préfère me rappeler le temps où maman nous appelait ses « trois mousquetaires », où on pouvait jouer dans le jardin et faire les cons sur le canapé sans se faire gueuler dessus par un vieux réac' parce que « mettre les pieds sur la table, ça ne se fait pas, gna gna gna ». Sale bourge. J'le déteste. Ma mère c'est trop un aimant à bouffons, t'façon. Je me demande si elle sait qu'il me mate le cul quand je suis chez elle. Faudra que je lui dise, elle finira peut-être par le quitter et on pourra enfin être tranquille toutes les deux. Les mecs, c'est tous des connards, sauf mon frère.
Les 10 minutes les plus longues de ma vie, ugh j'en peux plus. J'allume une clope, me sers de la canette comme cendrier. Une grand-mère vient s'assoir à côté de moi. Elle a pas l'air rassurée... Je fais si peur que ça ? Son caniche me monte par la jambe, avec sa petite queue qui frétille. La mémé lui ordonne de se calmer, tire sur la laisse pour qu'il me foute la paix. Il est trop choupi avec ses gros yeux noirs. Je gratte le haut de sa tête, il en redemande. Arrête de me faire sourire, boule de poils. La vieille me laisse faire mais me juge du regard. Ça va, c'est bon, c'est pas parce que j'ai les cheveux décolorés et un hoodie de Rammstein que je vais sacrifier ton clébard à Satan. Il me lèche le genou. Je n'aurais pas dû mettre un jean aussi destroy aujourd'hui. Il me chatouille. Arrête de me faire sourire j't'ai dit, sale clebs.
Le bus arrive enfin. J'écrase ma cigarette, la fait glisser dans le trou de ma canette et jette le tout dans le sac poubelle qui pendouille sur le côté du banc. Je sors ma carte d'abonnement, la passe sur la machine, bip. Je trouve une place au milieu, il n'y a pas grand monde, mais vu l'heure qu'il est, c'est pas étonnant. A peine assise qu'un mec se glisse sur le siège à côté de moi. Il me sourit. Non, mais sérieusement ?! Me regarde pas, là, qu'est-ce t'as ? T'as la cinquantaine, t'as pas le droit de sourire à une ado, sale pédo. Heureusement que ma mère n'est pas là, elle se serait maquée avec, lol. Je le pousse avec mes genoux pour pouvoir descendre. Sami est là. Il m'attend avec un grand sourire. Dès que je m'approche de lui, il m'embrasse le front. J'ai l'impression d'être à la place du caniche. Je comprends pourquoi il était content. Ça me fait sourire. Mon frère le sait, je ne peux jamais rien lui cacher. C'est flippant des fois.
« Alors, t'as une idée de ce que tu veux ? Hein ? Bah, ouais, pour ton anniversaire ! Rien de trop cher, je te préviens. Je suis étudiant, je suis fauché, mais au moins j'ai 10 % de réduc' pour t'acheter des fringues ! »
Ah oui, l'anniv, j'avais zappé. La semaine prochaine, j'aurais 15 ans. Il savait très bien ce que je voulais. Il savait très bien qu'il ne pouvait pas me l'offrir.
« Mon émancipation. On en a déjà parlé. T'as pas l'âge. Je sais. Encore 372 jours à attendre. Et puis t'irais où, hein ? T'as pas d'argent j'te rappelle. Chez toi ? »
Sami sourit, baisse la tête, embarrassé. Il galère, lui aussi, je le sais. Il essaie de me le cacher mais entre la fac, son boulot, sa copine, il ne sait plus où donner de la tête. Et pourtant, il a réussi à trouver un créneau pour être avec moi, ici, tout de suite. Il est là pour moi. C'est le seul sur qui je peux compter, le seul qui ne m'a jamais abandonné, le seul qui est resté le même. Heureusement qu'il était là. Sans lui, je me serais déjà coupé les veines.
« Fais pas cette tête, j'te fais marcher. »
J'aime bien le faire râler, c'est marrant. Il croit toujours à mes conneries, en plus. Ça ne l'empêche pas de me gâter comme une princesse. On s'arrête pour grailler un kebab vite fait avant que j'aille en cours. J'ai envie de pleurer. Plutôt crever que de lui montrer les larmes qui montent. En plus, j'ai pas envie de ruiner tout mon make-up. Heureusement, il ne remarque rien tant que je suis dans ses bras. J'évite de le regarder en face, et je m'éloigne dans la rue piétonne. Je vais retrouver Rimbaud.
Il pleure dans mon cœur comme il pleut sur la ville, qu'il disait.
J'essuie mes larmes dans le reflet d'une vitrine. Wouah, le look de panda est on point. Sami se fouterait bien de ma gueule s'il me voyait. Je frotte comme je peux les traces de mascara avec ma manche.
372 jours.
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