Tom Men
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Défi
Vous trouverez ici quelques haïkus qui, j'espère, vous donneront des idées ;)
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Défi
Lorsqu'une déesse à la beauté inégalée se prend d'amour pour un empereur de l'Empire du milieu, un seigneur japonais déclenchera une guerre pour la récupérer.
Suivez le voyage de la déesse de la beauté, Tsuchimikado Aiko vers le pays de son amant, l'empereur chinois Shao Yin, tandis que le seigneur japonais Kagenobu Kamei la poursuit après avoir été trahi...
Suivez le voyage de la déesse de la beauté, Tsuchimikado Aiko vers le pays de son amant, l'empereur chinois Shao Yin, tandis que le seigneur japonais Kagenobu Kamei la poursuit après avoir été trahi...
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Recueil des défis du Bradbury Challenge 2020/2021 !
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Défi
Il faisait nuit noire lorsque Quentin entra dans son petit appartement du dix-huitième. C'était un minuscule deux pièces avec une salle de bains sur le palier, commune aux cinq autres logements de l'immeuble. La moisissure s'étendait à vue d'œil sur des murs épais comme du papier. Si quelqu'un se masturbait, tout le monde était au courant. Si quelqu'un pétait, le bâtiment tout entier tremblait.
Quentin ne vivait pas dans ce taudis par choix. Personne, d'ailleurs, n'en avait envie. Mais il y avait plusieurs mois de cela, le trentenaire avait tout perdu. Sa fiancée était partie du jour en lendemain, sans laisser de traces. Anéanti, il avait été renvoyé par son patron. Sans travail, payer ses factures était devenu mission impossible. Les impôts avaient fait saisir sa voiture suite à trois impayés. Et pour couronner le tout, ses deux parents étaient décédés dans un accident sur le périphérique le mois suivant.
Rien n'aurait pu détruire plus le moral du jeune homme. Sa vie actuelle consistait à manger des céréales devant Netflix de neuf heures à midi, puis de jouer aux jeux vidéo jusqu'à minuit. Dernièrement, il ne sortait même plus de chez lui pour faire les courses. Sa voisine, concernée par l'odeur que dégageait son logement, lui apportait un sac de vivres par semaine.
C'était un soir comme les autres. La lumière filtrait à travers les persiennes moyen-âgeuses du taudis, donnant à l'appartement un air de studio squatté de la banlieue de New York City. Quentin regardait pour la énième fois un film dont le titre lui échappait encore et toujours. Sa sonnette retentit comme un gong, secouant les fondations même de l'immeuble. Son voisin du dessus ne tarda pas à taper du pied. Quentin avait peur qu'un jour, il passe à travers le plafond à force de marteler le sol de ses sabots.
Le trentenaire n'avait pas souvenir d'avoir un jour entendu sonner chez lui. Ni chez les autres d'ailleurs - exception faite de la concierge, qui avait des clients le soir venu. Il se rendit rapidement à l'interphone, à la fois anxieux de savoir qui venait le voir, et inquiet que son visiteur ne sonne une seconde fois. L'interphone manqua de se décrocher du mur quand il prit le combinet.
— Oui ?
— J'ai un colis pour vous.
— J'ai rien commandé.
— Vous êtes bien monsieur Cordonnier ?
Après un silence, Quentin annonça qu'il descendait. Il s'aspergea de déo et enfila un vieux t-shirt sale de la semaine passée. Non sans oublier ses clés - sa porte ne s'ouvrait pas de l'extérieur - il se rendit à l'entrée où un garçon l'attendait. Il portait un casque de scooter à moitié défoncé et était habillé comme pour un défilé de mode trash/visionnaire. Le livreur lui tendit un paquet de la taille d'un gros livre avant de le saluer.
— Pas de signature ? demanda Quentin.
— Non, je fais de la livraison privée. De particulier à particulier. Aller, salut.
Le jeune grimpa sur son bolide débridé et fila comme une flèche sur le trottoir en klaxonnant les piétons qui ne bougeaient pas. Intrigué, Quentin retourna dans son appartement et déposa le paquet sur le lit. Il déplia sa table de camping, qui ne lui servait plus depuis longtemps, et installa sa lampe de chevet dessus. La seule ampoule de sa chambre/salon avait grillé trois semaines plus tôt et il ne l'avait pas mentionné à sa voisine. Les persiennes étaient coincées depuis qu'il avait emménagé.
Le colis ne mentionnait aucun nom, à part le sien. Le bon de livraison était en réalité une simple enveloppe découpée et colée sur le carton, et le destinataire était imprimé, non manuscrit. Quentin chercha un couteau et s'attela à ôter le scotch. Retord, il finit plutôt par l'arracher. Une odeur nauséabonde s'extirpa soudainement du colis et déclencha un haut-le-coeur au jeune homme.
— Mais putain...
En prenant une longue inspiration, il retira le papier cartonné qui dissimulait le contenu. Le malaise se transforma alors en maladie. Quentin découvrit un doigt, nécrosé et rongé par des vers, enroulé dans une feuille de journal. Il régurgita aussitôt son déjeuner et s'éloigna de sa macabre découverte.
Pris de panique, il se rapprocha de la fenêtre et, dans un élan paranoïaque, se mit à chercher quelqu'un qui l'observait. Quelqu'un qui serait à l'origine d'un tel paquet et qui, dans une forme lugubre de perversité, contemplerait son méfait. Ne dénichant aucun espion, Quentin se retourna vers le colis. Son coeur se mit à battre plus fort à mesure qu'il se rapprochait. Tout lui sembla alors plus sombre.
Le trentenaire jeta un nouveau coup d'œil à l'intérieur du carton. Le membre sectionné était toujours là, et ses habitants aussi, bien vivants et vigoureux. Quentin remarqua un papier, plié en quatre, qu'il n'avait pas vu au premier coup d'œil. Il le saisit du bout des doigts, en veillant à rester le plus loin possible.
Il s'agissait en réalité d'une photo. Alors que l'atmosphère était devenue lourde et chargée, Quentin éprouva un frisson glacial en dépliant le cliché. C'était une image de son unique fenêtre, prise de nuit depuis l'immeuble d'en face. Quentin se distinguait à travers les persiennes et au contre-jour de son écran d'ordinateur. Au dos de la photo, écrit à la plume avec du sang :
Pas de police, ou elle meurt
Ne comprenant pas, Quentin lâcha le cliché. Il se dirigea instantannément vers son téléphone et s'apprêta à composer le 17. Il s'arrêta d'un seul coup, comme si une terrible vérité venait de le frapper. Il tourna lentement la tête vers le colis, toujours au centre de la table, et seulement éclairé d'une lampe de chevet vieillotte. Quentin s'approcha et jeta un nouveau coup d'œil à l'intérieur, plus effrayé que jamais.
Autour du doigt se trouvait une bague. Un anneau que Quentin connaissait bien : c'était la bague de fiançailles de la femme qui l'avait quitté.
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Défi
Il fait nuit. Il fait frais. La lune est bien ronde. J'entends des moustiques voler autour de moi. Je vois deux lapins, au fond du jardin, qui passent sous le grillage. Je m'approche. Un crapaud crôasse, un hibou lui répond. Dans le plus grand silence, je longe la clôture. Très vite, j'arrive près du muret, tout au bout du terrain. A travers les plantes sauvages, je les distingue en train de me fixer, la bouche pleine de chou et de laitue. Je les aurai la prochaine fois, c'est certain.
J'habite à la campagne, dans une maison près d'un fleuve. Ma mère et moi vivons ici depuis deux ans, car la vie urbaine ne me convenait plus. Être enfermé entre quatre murs, à regarder les gens déambuler sans but dans la rue, dans les gaz de la ville, ça me rendait fou. J'avais commencé par courir pour me défouler, mais l'exercice a aussi ses limites. A la maison, je cassais la vaisselle, j'arrachais les rideaux. Une véritable boule de nerfs poussée à bout. D'où le déménagement.
Crôassement, hululement. Je remonte vers la terrasse. Je passe près du puits : je sais que le crapaud n'est pas loin, mais je ne l'ai encore jamais vu. Peu importe. Je travaille de nuit, je suis dans la sécurité. Gardiennage, contrôle d'accès, surveillance essentiellement. Il m'arrive d'avoir à faire régner l'ordre par la force mais c'est rare. Mère nature a bien fait les choses : j'ai un petit côté d'intimidant. Le recours à la violence est souvent évité.
La lumière de la cuisine s'allume. Il doit être six heures. J'ai pris l'habitude de faire un tour du jardin avant de rentrer prendre le petit-déjeuner. Comme d'habitude, lorsque la lumière s'allume, c'est le hibou qui hulule en premier, et le crapaud qui vient après. Je me demande s'ils se parlent vraiment. Le tour du jardin effectué, je vais à la cuisine. En me voyant arriver, ma mère ouvre la porte.
"Bonjour Azur, ça va ?
- Bien, un peu fatigué."
Je n'aime pas vraiment mon nom. Azur. Ma mère était peu inspirée à ma naissance, alors comme j'ai les yeux bleu clair, elle n'a pas cherché plus loin. Enfin, ce n'est pas handicapant. Le petit-déjeuner est servi. Je commence sans elle, qui finit de préparer son horrible café corsé. Ma mère travaille beaucoup, elle est médecin urgentiste. Réveillée tôt, couchée tard. On ne se voit plus souvent depuis le déménagement. Le repas se fait dans le silence, sans compter le ballon d'eau chaude qui se remplit lentement, à quelques pièces de la cuisine, et cette vilaine mouche qui bourdonne d'on-ne-sait-où depuis plusieurs jours.
Je m'allonge sur le canapé. J'ai toujours détesté les lits, trop mous. Le salon est la seule pièce de la maison avec une vue d'ensemble sur l'extérieur. Déformation professionnelle. Avant de partir travailler, ma mère m'embrasse sur le front.
"Ne dors pas toute la journée, mon loulou, d'accord ?"
Elle n'attend pas vraiment de réponse. Une bonne nuit réparatrice, sans rêve, quelques heures de sommeil et je suis opérationnel. Le soleil est déjà au-dessus de la maison. Mi-journée. Ma mère fait une fixation sur le temps qui passe, si bien que je n'ai jamais vu une seule horloge, une seule montre chez nous. Il n'y a que son téléphone, qui ne sonne qu'une fois le matin pour qu'elle se lève. Même pour moi, le temps a un côté très abstrait.
Comme j'ai un peu faim, je me retrouve sans réfléchir dans la cuisine. Ma mère m'a déjà tout préparé. C'est tous les jours la même chose, je n'ai qu'à me servir. Ça fait bien longtemps que je n'ai pas vu l'intérieur du réfrigérateur. Peu importe. Je mange et retourne dans le salon, près de la fenêtre. Il y a des pies qui volent nos prunes. Tant mieux, je n'aime pas ça. Derrière les arbres, quelques voitures passent à grande vitesse. On habite à la sortie d'une petite ville, les gens ne font pas attention à leur vitesse. Je sors.
Le ciel est bleu. Il fait chaud. Le soleil brille fort. J'entends des abeilles dans le parterre de fleurs, à côté de l'entrée. Je vais sur la terrasse, m'allonger sur mon transat pour prendre un bain de soleil. J'ai tellement peu la notion du temps que je me dore la pilule pendant deux bonnes heures avant d'être réveillé en sursaut. Il y a du bruit dans le jardin, que je ne reconnais pas. Ou plutôt que je reconnais, mais qui n'est pas le bienvenu. Je me rend silencieusement à la serre.
La structure a un trou à l'arrière, qui permet à n'importe quel animal de s'introduire. Mais plus gros qu'un lapin, et un petit bout de bois cogne contre l'arrosoir en aluminium de ma mère. C'est ça que j'ai entendu. Et ça veut surtout dire que les lapins sont de retour. Je me positionne à l'extérieur. Entrer les fera paniquer, je ne veux pas risquer de voir le potager saccagé par de simples lapins, et ils pourraient fuir. Mon métier m'a appris que dans ce genre de situation, il faut tendre une embuscade. Avant ça, je jette un oeil à l'intérieur : les deux lapins sont là. Mais cette fois, je suis prêt. Ne reste qu'à attendre qu'ils sortent.
Je m'assois sur une souche, juste à côté. Le premier pointe le bout de son nez rapidement, en laissant son caramade derrière lui. Le deuxième sera donc ma victime. Lorsqu'il sort, encore en train de mastiquer une branche de chou, je n'attend pas une seconde pour lui sauter dessus. Il bondit en avant : il est vif, mais moi aussi. Après quelques enjambées, je l'attrape par les flancs et l'arrête dans sa course. Vol terminé, coupable arrêté. Il se débat un peu, mais rapidement il n'émet plus aucune protestation. Je le ramène sur la terrasse, à côté du transat, où j'attend patiemment le retour de ma mère. Le soleil se couche derrière la maison du voisin lorsqu'elle rentre.
"Attend, un lapin cette fois ? Tu es incroyable...
- Il vole dans ton potager, je lui ai donné une bonne lecçon.
- Arrête de miauler comme ça, monsieur Chat !"
Elle rit. Après un tour dans la cuisine, elle me ramène une petite assiette de pâté. Mon plat préféré, contre un lapin. Franchement. J'aime mon métier.
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Défi
La femme parfaite est une arnaque. Vous pouvez la chercher, messieurs, mais je vous le dis : vous ne la trouverez pas.
Lorsqu'on parle de perfection, il faut faire très attention. Si deux personnes se disent parfaites, alors l'une des deux ment. C'est comme l'Histoire : il ne peut y en avoir qu'une version véritable. Voilà la raison pour laquelle deux manuels scolaires venant de deux pays différents proposeront chacun un récit unique.
Sur les presque quatre milliards de femmes qui peuplent la Terre, il n'y en a donc qu'une qui soit parfaite. Vous avez littéralement deux-cents fois plus de chance de toucher le jackpot au loto. Alors comment faire pour la trouver ? Si tout le monde devait donner ses préférences, nous tournerions en rond. Par exemple, beaucoup diront que la beauté n'est pas un critère de perfection. La femme parfaite universelle ne peut alors pas être jugée sur son apparence. Sur la même lancée, lorsqu'il s'agit de définir les caractéristiques de l'excellence, il faut être bien sûr que personne ne soit écarté de la sélection finale : un rien offense les communautés en ces temps troublés.
Je me rappelle quand je faisais la tournée des bars, étant jeune. Je cherchais la fille aux cheveux les plus clairs des environs. Quant à Romuald, mon acolyte de l'époque, il ne s'intéressait qu'aux jolis minois sud-méditerranéens, région du monde où règne en maître les chevelures sombres. Comme quoi...
Dans ce cas, pourquoi faire une sélection si cent pour cent des inscrites doivent participer ? N'y a-t-il pas des moyens de réduire leur nombre ? Ne pas compter les enfants et les personnes âgées ? Je vous demanderais :
"Pourquoi ? Une fille de neuf ans ne peut pas être la femme parfaite ? Personne ne va l'épouser sur le champ à la fin du casting ! Et si la femme parfaite avait passé soixante ans de sa vie dans l'ignorance ? N'aurait-elle pas envie de le savoir ?"
De toute façon, la question ne se pose pas. Des exhibitions ont déjà été établies, comme Miss Univers. Il s'agit cependant de concours de beauté, et comme sus-mentionné, le physique ne peut pas être pris en compte. La femme parfaite a une plastique de rêve ? Peut-être. La femme parfaite a le plus beau sourire du monde ? Pas forcément.
Il n'existe qu'un seul moyen : que tous les hommes du monde passent toutes les femmes du monde en revue et surtout, que tous se mettent d'accord. Le vote doit se faire à l'unanimité. Nouvelle question cependant : une telle entente est-elle possible ? J'en doute.
Nous devons alors prendre le problème autrement. Qu'est-ce qui vous fait dire, messieurs (et mesdames ! il n'y a pas de raison) : "Cette femme est vraiment parfaite" ? Sa personnalité, en effet. La manière dont elle parle, son rire, ses petites habitudes, tout autant de détails qui rendent un individu unique. Mais attention, ici aussi, la prudence est de mise. Car un rire cristallin peut faire sourire ou agacer, un regard appuyé peut séduire ou mettre mal à l'aise, une maîtrise de l'art de la cuisine peut satisfaire l'estomac ou blesser l'égo.
J'ai connu, pendant mes études à l'étranger, un jeune homme dont la passion était de peindre. Il était très doué et projetait d'en faire son métier. Mais il aimait une artiste, tout comme lui, et la bourse d'étude ne pouvait être octroyer qu'à une seule personne. Croyez-vous que leur amour a survécu à cette concurrence acharnée ? Eh bien demandez à leur quatre enfants. Me concernant, une telle rivalité aurait aisément tuer mes sentiments.
Quoi qu'il en soit, un trait de caractère est aussi touché par la subjectivité que le physique. Suite à tout cela, je me fais la réflexion suivante. Si quelqu'un a trouvé la femme parfaite, ne croyez-vous pas qu'il l'ait déjà épousé ? Rechercher la femme parfaite universelle est une quête de légende, et j'aimais me comparer à Perceval, pourchassant inlassablement le Graal.
J'aimais. Car aujourd'hui, j'ai compris une chose. Simple, et pourtant si difficile. J'ai écrit plus haut : "La femme parfaite est une arnaque". J'aimerais corriger ces quelques mots :
La femme parfaite universelle est une arnaque. Après de nombreuses années de réflexions, je me suis rendu compte que l'Amour ne se quantifie pas, et que la perfection absolue n'est pas de ce monde. Il y a quelques années, j'ai trouvé ma femme parfaite, et c'est de cette manière que j'ai mis fin à ma quête. Car la femme parfaite est mariée à celui qui la trouve parfaite.
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Défi
C'était dans un petit village de la Beauce, enfin pas vraiment. Situé à une heure de Vierzon, à une heure de Chartres, entre les départementales interminables, les lieux-dits aux airs de patelins abandonnés, et les denses forêts de l'Orléannais. Gary venait de passer quatre heures en voiture, direction la maison familiale, en déshérence depuis... Trop longtemps. Ses parents n'avaient jamais voulu vendre la demeure. Trop grande mais trop pleine d'histoires. Ils y avaient vécu la moitié de leur vie. Lui y avait ses plus anciens souvenirs.
1997, un anniversaire devant un dessin animé sur un tube cathodique, avec des ballons jaunes et rouges. 1998, le seul Noël où la famille s'était déplacée, et non l'inverse. 2000, son premier gros achat, la Playstation 2 qui venait de sortir, et son premier jeu vidéo. 2001, son premier baiser pour ses onze ans.
En y repensant, Gary fut bien incapable de se rappeler du nom de l'élue. Même son visage était d'un flou indéchiffrable. Il ne se souvenait que de ses deux couettes, qui ressemblaient à des queues de rat, et d'une étrange odeur de madeleine au citron. Il sourit en enclenchant le frein à main.
La maison avait vraiment mauvaise mine. Les volets fermés et décolorés par la pluie, la pelouse haute d'un bon mètre, le tag ridicule sur la porte d'entrée, et à première vue, la vingtaine d'escargots qui courait sur le crépis beige. Le camion de déménagement avait laissé deux profondes empruntes dans le chemin en gravier. Gary remonta ses lunettes en plissant le nez : personne ne voudrait acheter un bien dans un état aussi piteux. En tout cas, lui ne le souhaitait pas.
Il fouilla dans les poches de son manteau et y dénicha un énorme trousseau de clés. Vingt-deux, il les avait compté de nombreuses fois. Il y avait celles de la porte d'entrée, du garage, de la boîte aux lettres, celles des deux portes vitrées donnant dans le jardin, les clés des chambres, de la buanderie, tous les doubles, et bien évidemment, les dernières dont il n'avait jamais su à quoi elles servaient. Un mystère absolu qui ne serait plus jamais rien d'autre.
Gary entra par le porche. Un nouveau souvenir lui vint à l'esprit. 2006, il avait seize ans quand il avait claqué la porte pour la première fois. Il s'était juré, à l'époque, qu'il ne remettrait plus jamais les pieds ici, et que de toute façon, ses parents étaient des cons. Il était revenu dans la nuit, car la température était passée en négatif et qu'il avait oublié de prendre une polaire. Le lendemain, personne n'avait rien dit, et tous firent comme si rien ne s'était passé.
Dans le salon, la présence des vieux meubles avaient laissé des traces sur les murs. La peinture était ternie, abîmée par endroits pendant le déménagement. L'immense buffet, qu'il avait toujours connu, avait fini à la déchetterie, faute de repreneur, et cela lui avait fait un petit quelque chose. Il existait quelque part dans un album photo, un polaroïd de lui, enfant, enfermé à l'intérieur. C'était en 95, ou 96, peut-être...
A l'étage, il y avait trois chambres. Une d'elles servaient pour les invités. Sur le palier de l'escalier, il y avait une mezzanine, où Gary avait passé des centaines d'après-midis à lire Asimov, King et Tolkien, ses trois auteurs fétiches. Et tous les livres pour ses cours de français, aussi. La littérature classique française et européenne ne l'avait jamais attiré, comme neuf enfants sur dix, et encore. Ce dernier ne découvrait l'art des lettres qu'après le bac. Petite mention spéciale pour Shakespeare, Gary avait beaucoup aimé Othello.
Avant de redescendre, il s'attarda quelques instants sur la rembarde, à contempler le vide. Bien caché derrière la peinture, il savait qu'il y avait un trou de la taille d'une tête, à environ un mètre cinquante du sol. 2004, il s'était énervé contre son frère parce qu'il voulait garder la manette de sa console pour lui, malgré le planning des parents pour qu'ils jouent chacun autant que l'autre. Gary avait alors piqué une crise et, au paroxysme de la colère, avait frappé le mur de toutes ses forces avec son crâne. De cet événement, il en gardait un souvenir assez vif, et une jolie cicatrice en plein milieu du front.
L'escalier en bois grinçait un peu. Surtout la quatrième marche, en montant. Gary s'était toujours dit que ses parents cachaient quelque chose dessous. Pour vérifier une ultime fois, il essaya en vain de la soulever ou de la faire coulisser. Rien à faire. Si elle recelait un secret, il ne le connaîtrait jamais. Sous l'escalier qui menait à l'étage, il y avait celui qui menait au sous-sol, et c'était sa prochaine destination.
Il n'avait jamais aimé ces pièces-là. Il y faisait froid, sombre, et encore aujourd'hui, Gary fut pris d'un frisson. Il en était persuadé, un monstre habitait ici. Avant, il se cachait sous les piles de linge sale, ces vieux vêtements que sa mère ne lavait jamais parce que personne ne voulait les porter, et qui s'entassaient là. Maintenant que tout était vide, qui sait où le monstre vivait. Peut-être avait-il aussi pris la poudre d'escampette, histoire d'aller hanter un autre sous-sol.
A côté de la buanderie, il y avait le garage. Gary n'avait aucun souvenir d'avoir déjà vu une voiture ici. L'endroit servait à l'origine de rangement pour les vélos, la tondeuse, et tous les outils de son père. Jardinnage, bricolage en tout genre, et sa collection de cannes à pêche et d'appâts. Dans un coin, son établi était toujours là. Bien trop lourd pour être déplacé, Gary avait du se résigner. Il avait deux souvenirs forts ici.
2001, son père l'avait aidé (ou plutôt l'inverse) à fabriquer son premier meuble en bois. Gary s'était découvert une passion pour le travail manuel, et il avait passé beaucoup de temps ici plus tard, à jeter régulièrement des coups d'oeil par dessus son épaule pour empêcher le monstre de lui sauter dessus. Et il y avait l'autre souvenir, beaucoup plus important. 2007, la première fois qu'il avait fait l'amour. Ça n'avait duré qu'une trentaine de secondes, quoi que pas sûr, et il en avait été fier ! C'était avec sa première copine, Mélanie, qui l'avait quitté quelques jours plus tard pour son meilleur ami. Un véritable crève-coeur.
En sortant par la porte du garage, Gary envoya un message à son frère. "Tout est vide, ça y est. J'arrive dans un quart d'heure". Il regagna sa voiture, jeta un dernier coup d'oeil à cet autel de nostalgie qui lui faisait face, et avec un chagrin non dissimulé, laissa la maison familiale dans son rétroviseur.
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Défi
Il est 23 heures passées quand je tourne enfin la clé de mon appart. Après cette journée exténuante, je n'ai qu'une envie : m'affaler sur mon lit et dormir pendant une journée entière. Mais le repos ne suffit pas, et depuis le début de l'année, j'ai déjà perdu quatre kilos à force de sauter des repas. Je n'ai pas de cuisine donc ce soir, pour changer, c'est sandwich. Enfin c'est vite dit : une tranche de jambon dans du pain de mie, basta.
Je n'ai pas la télé non plus, la box me coûterait trop cher. Je regarde les dernières news sur mon téléphone pendant que je mange. Arrestation d'un producteur de cinéma proxénète, attentat au Moyen-Orient, retrait et rappel de tonnes de fromages impropres à la consommation dans les supermarchés... Je me surprends que ce genre d'informations sont devenus banales et que seule une poignée de personnes en ait quelque chose à faire. Demain j'aurai oublié qu'un baron de la drogue mexicain vient d'être tué pendant une fusillade entre cartels.
Alors je zappe. Comme tout le monde. Je recherche vainement un article qui va me surprendre, parce qu'au final, c'est tous ce qu'on attend. Quelque chose qui nous anime. Qui nous fait rêver. Et ce soir, c'est mon jour de chance. Dans une petite ville du sud de la France, un accident entre une voiture et un scooter de livraison fait débat. Deux blessés et une pizza remboursée. Je suis moi-même livreur à mi-temps, alors je clique sans réfléchir.
D'un côté on a le restaurant qui prend la responsabilité de son employé qui a malencontreusement grillé un STOP. Ça me fait rire : on nous oblige à respecter le code de la route. S'il a grillé le panneau, soit il était pressé, soit c'est un nouveau. Dans les deux cas, il ne gardera pas son poste très longtemps. De l'autre côté, on a un conducteur sous l'emprise de stupéfiants. L'accident a eu lieu hier et une enquête est en cours. Aucun autre communiqué.
En finissant mon repas de fortune, je passe en revue les commentaires. Je manque de m'étouffer en lisant le premier.
Voilà ce qui arrive quand on donne du travail à un immigré qui ne parle pas français. Si j'étais agent de police, je me ferais une joie de faire une descente dans tous ces restos à la con. Je ferais mon quota pour le mois, c'est évident. C'est pas comme ça qu'on fera baisser le chômage en France d'ailleurs. Et en plus vous leur filez des pourboires ? Ils sont déjà suffisamment payé pour ce qu'ils font.
Je regarde autour de moi : mon appartement fait 15m², j'ai un bureau, une chaise et un lit comme seul mobilier, et les toilettes sont communes à l'immeuble. Rien que payer le loyer me coûte les trois quarts de mon salaire, et j'ai à peine de quoi manger pour tout le mois. En réponse au commentaire, je lis d'autres horreurs. Que les livreurs sont des branleurs qui ne font rien de leur journée. Qu'ils sont des dangers publics qui n'ont sûrement pas le permis de conduire. Qu'ils sont une bande de profiteurs qui gagnent suffisamment pour vivre à l'aise mais pas assez pour payer des impôts.
Ce qui m'énerve le plus, c'est que tout le monde attaque, mais personne ne défend. Comme si le monde se liguait contre cette espèce de rebus de la société : le livreur. J'ai déjà vu ça plusieurs fois sur internet. Avant d'en être un moi-même, ce genre de réfléxions ne m'intéressait pas. Maintenant, j'ai l'impression de faire face à de la discrimination. Ce n'est pas mon genre de répondre à ce type de commentaire, mais comme il n'y a pas besoin de s'inscrire sur le site pour y répondre, alors je décide de me faire plaisir.
Espèce de connard, est-ce que tu penses vraiment que...
Peut-être un peu extrême comme entrée en matière. Je lui donnerais raison. On efface, on recommence. Pour calmer les haineux, c'est bien connu, il faut être plus intelligent qu'eux.
Cher monsieur, sachez d'abord qu'il existe en France des règles sur le travail au noir, en faisant une pratique totalement illégale depuis 1940.
Merci les cours de droits. Pour une fois que vous servez à quelque chose...
Quand bien même le livreur mentionné dans l'article serait un immigré, il n'est pas proscrit par la loi de le faire travailler. Je ne comprends donc pas l'intérêt de s'en prendre directement à tous les demandeurs d'asile. Il a grillé un STOP ? Très bien, il aura une amende pour ça. Mais dîtes-moi, connaissez-vous quelqu'un qui soit irréprochable vis-à-vis du code de la route ?
Plus je tape, plus je m'énerve. Je pose mon téléphone pour me calmer. Ma fenêtre se met à claquer : le vent se lève. Je ne vais encore pas beaucoup dormir cette nuit. Après quelques minutes, je reprends ma rédaction.
Ensuite, à une exception près, tous mes collègues livreurs sont étudiants. J'espère que vous savez que profiter d'un enseignement supérieur n'est pas gratuit, et que le logement non plus. Avoir un travail à temps partiel est une nécessité pour beaucoup. Le travail de livraison est simple et ne requiert pas de compétences particulières, et est donc privilégié par les 18/25 ans.
Même si j'espère qu'à 25 ans, j'aurai trouvé un travail plus intéressant. Livrer des pizzas n'est pas franchement intellectuellement stimulant. A force de taper ma réponse, j'ai réussi à m'énerver. Je voulais vite conclure, mais tant pis. Une dernière petite phrase pour la route, je remercierai l'anonymat plus tard.
Pour finir, quelqu'un mentionnait notre absence d'amabilité. Sachez donc que nous ne sommes pas toujours heureux de voir un gros porc torse nu, s'il n'est pas à poil, nous ouvrir la porte sans même nous adresser la parole. Ne cherchez pas plus loin si, parfois, nous avons fait une "erreur" en vous rendant la monnaie. A bon entendeur...
Commentaire publié. Il ne se passe pas deux minutes avant que les premières insultes ne tombent. Je ferme l'application, désespéré. Un ancien professeur avait un jour dit : "Plus le chien est petit, plus il a tendance à aboyer fort pour s'imposer. C'est étrange de voir à quel point les humains sont pareils."
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Défi
Mathieu est allongé sur un banc. Il souffre très clairement de la gueule de bois. Aux alentours, il y a très peu de passants. Alors qu’il regarde le ciel, Ramen entre brutalement dans son champ de vision.
RAMEN
C’est moche, ce que t’as fait cette
nuit.
MATHIEU (ALARMÉ)
Putain, me fais pas peur comme ça !
Mathieu se redresse et Ramen s’assoit en tailleur à côté de lui.
MATHIEU
Qu’est-ce que tu fiches ici ? Je
croyais que tu pouvais pas sortir.
RAMEN
J’ai changé d’avis. Et puis, tu es
le seul à pouvoir me voir, donc si
tu ne veux pas que tout le monde te
prenne pour un fou, utilise ta
tête.
Mathieu est surpris, il regarde autour de lui.
MATHIEU (OFF)
C’était pas voulu. Je me souviens à
peine d’avoir foutu les gars
dehors.
RAMEN
Tu fais ce que tu veux, je suis pas
ton père. (après un silence) Bon,
trouve-moi un client.
Mathieu cherche un client du regard.
MATHIEU (OFF)
Pas de leçon de vie, aujourd’hui ?
RAMEN (AMUSÉ)
Pourquoi ? Tu as quelque chose à te
reprocher ?
MATHIEU (OFF)
Tu as l’air de savoir ce qui c’est
passé chez Inès, t’as pas envie de
me faire la morale ?
RAMEN (RIANT)
Tu ne sais même pas de quoi tu
parles. Tu sais ce qu’est la
morale, petit scarabée ?
MATHIEU (OFF)
Pff. Aller... C’est la balance
entre le juste et l’injuste pour la
nature humaine ?
RAMEN (SURPRIS)
Ouh, bien tenté ! Mais non. La
morale est un ensemble de règles
qui définissent ce qui est bien et
mal. Laissons la justice aux mains
du Droit.
MATHIEU (OFF)
C’est pareil !
RAMEN
Ne dis pas de connerie. Un homme
tue un autre homme. Ton avis ?
MATHIEU (OFF)
C’est mal et injuste. Le tueur n’a
pas à décider de la vie d’un autre.
RAMEN
Ce que tu ignores, c’est que le
tueur est un bourreau et le tué, un
assassin. Est-ce toujours mal et
injuste ?
MATHIEU (OFF)
Alors le fait que ce soit un
assassin justifie sa condamnation ?
C’est bien ET juste ?
RAMEN
Pas tout à fait. C’est une mort
juste. On appelle ça "le mal
nécessaire". Le meurtre n’a rien de
bien. Vraiment.
MATHIEU (OFF)
Mais le bourreau est responsable.
Pourquoi il a le droit de tuer ?
RAMEN
Il n’est pas responsable puisqu’il
agit par devoir. C’est son taf, ce
qui rend son attitude "moralement
acceptable". Un couple divorce. Qui
y trouve son compte, l’homme ou la
femme ?
MATHIEU (OFF)
Facile. L’avocat.
RAMEN
(imite un buzzer) Mauvaise réponse.
L’avocat n’a rien à voir là-dedans
puisqu’il travaille pour la
Justice. Tu es sûr d’arriver à
suivre ?
MATHIEU (OFF ; EXASPÉRÉ)
Je sais pas alors.
RAMEN (COMME UNE ÉVIDENCE)
L’amant !
MATHIEU (OFF)
C’est débile...
RAMEN
L’homme travaille beaucoup, gagne
plein d’argent, mais sa femme est
une croqueuse de diamants. Comme
elle ne travaille pas, Monsieur
doit lui verser un petit tiers de
son capital suite à un accord sur
les droits d’habitation de
l’appartement, dans le IIIe
arrondissement de Paris, qui
revient à Madame. Seulement voilà,
Madame est au chômage, s’est arrêté
après le bac qu’elle a raté et ne
peut pas s’acheter les dernières
bottes à la mode parce que son
avocat prend 50%. Monsieur perd sa
maison, Madame perd sa carte bleue.
MATHIEU (OFF)
J’ai compris. L’amant récupère
Madame. C’est tout bénèf pour lui.
Ok, je suis chaud. Pose moi en une
autre.
RAMEN (APRÈS UN SILENCE)
Un gars vient de tromper sa copine.
Où est la morale ?
MATHIEU (OFF)
Connard...
RAMEN (AMUSÉ)
C’est toi qui as demandé.
MATHIEU (APRÈS UN SILENCE)
Ce qu’a fait le gars est mal, je
suppose.
RAMEN
C’est vrai. Mais du point de vue de
qui ?
MATHIEU (OFF)
Quoi ?
Ramen se lève et commence à faire les cent pas. Puis il prend une pose comme pour faire un discours.
RAMEN
Le bien et le mal sont des
concepts. Ça n’existe pas. Tout est
subjectif. Pour la fille, c’était
bien. Et crois-moi, elle a
apprécié... Pour le gars, c’était
bien aussi.
MATHIEU (À VOIX HAUTE)
Parce que j’étais bourré !
RAMEN
Exactement. Le lendemain, ce qui te
paraissait bien parce que tu avais
le point de vue de ton amie est
devenu mal parce que tu as repris
celui de ta copine.
MATHIEU
Si la morale est subjective,
comment on peut savoir si elle est
bonne ?
RAMEN
Des gens se posent la question tous
les jours, depuis des milliers
d’années. Ca s’appelle la philo. On
étudie ça au lycée, je crois.
La morale évolue au fil des
siècles. Ce qui est mal aujourd’hui
ne le sera peut-être pas demain.
C’est magique.
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Défi
Petit texte descriptif d'une image trouvée sur internet, exercice que je pense réitérer de temps en temps :)
L'image en question :
http://magspace.ru/uploads/2009/04/27/09-0018_7458522.jpg
L'image en question :
http://magspace.ru/uploads/2009/04/27/09-0018_7458522.jpg
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Défi
J'ai un super-pouvoir. Bon, je suis loin de Superman ou de Captain America. Mais j'avoue qu'il me sauve bien la vie, à défaut de sauver celles des autres. Je peux, d'un simple mot, annuler n'importe laquelle de mes décisions et revenir à un moment plus tôt. Exactement comme la fonction "Annuler" sur un clavier.
Du coup, j'en ai pas mal profité. D'abord avec les filles. J'ai fait des tests sur mes amis et ma famille. J'annulais chacune de mes phrases tant que je ne parvenais pas à atteindre mon objectif. L'avantage, c'est que je suis le seul à garder mes souvenirs de la précédente réalité. C'est bien pratique dans le domaine de la drague. J'étais au lycée quand je me suis découvert ce pouvoir, autant dire que je suis rapidement devenu quelqu'un. Quelqu'un.
Vous pensez que c'est horrible de faire ça ? Que c'est littéralement de l'abus de pouvoir ? Si vous aviez la chance de pouvoir réussir tout ce que vous entreprenez, sans aucune contrepartie, vous la saisiriez ? Moi oui.
Alors j'ai triché au bac. J'ai épousé la fille de mes rêves. J'ai décroché le métier de toute une vie. Ça fait de moi quelqu'un d'égoïste, et je m'en fous. Quand mes enfants feront une bétise, la punition sera appropriée. Quand je ferais une erreur au travail, personne n'y verra rien. Si j'ai bu un peu trop, mon propre corps ne s'en souviendra pas après avoir prononcé ma formule magique.
On m'a toujours pris pour un fou, à tenter n'importe quoi avec une assurance que certains qualifierait d'arrogance. Puis un jour, mon meilleur ami m'a lancé un défi.
— Ah ouais ? Bah vas-y, gagne au loto ! Tu n'as qu'une seule chance.
— Quand j'aurais gagné, compte pas sur moi pour partager.
Voilà comment Jules et moi, accompagnés de sept autres personnes de notre entourage, nous sommes retrouvés à boire une bière dans un bar-tabac un samedi soir. Je n'avais jamais essayé de parier : mon père était un addict et s'était suicidé pour ne pas avoir à rembourser ses dettes, laissant une mère et son fils dans une situation financière terrible. Une grille, un gros lot, et je ferais un doigt d'honneur au karma.
— Pour que ça marche, j'attendrais cinq minutes avant la clotûre des enregistrements. Vous allez voir.
Pintés à 19h30, ma petite feuille au milieu de la table, mon plan était déjà parfait : je cochais des numéros au petit bonheur la chance et je ne touchais plus à rien jusqu'au tirage. Une fois les six numéros sortis, je n'avais qu'à les retenir, tout effacer et recommencer. J'en viens même à me demander si tous les gagnants à des jeux de hasard ont le même pouvoir que moi.
— Il y a tellement peu de probabilité de gagner, c'est pas impossible ! disait l'un.
— Si j'avais le pouvoir de revenir dans le temps pour gagner au loto, je ne le dirais à personne ! lançai un autre.
Ils avaient raison, en vérité. 19h55, stylo en main, paré à cocher. Tout le monde me balance son numéro favori. Mon premier billet n'est qu'un leurre, alors je leur fais plaisir en prenant six d'entre eux, et c'est Jules qui va valider mon ticket. L'important après ça, c'est d'attendre le tirage sans prendre de nouvelles décisions.
J'avais beaucoup expérimenté mon pouvoir et ses limites. Je n'ai jamais pu annuler que ma dernière décision. Cela pouvait être de choisir d'aller fumer une cigarette ou pas, de répondre à une question, ou même le simple fait de prendre le contrôle sur sa respiration. À force d'entraînement, ce genre de petit mouvement parasite, comme se passer la langue sur les lèvres, se recoiffer, cligner plusieurs fois des yeux pour chasser une poussière... n'affectaient plus mon pouvoir. Pour gagner au loto, j'avais donc établi quelques règles avec mes invités.
— Vous me demandez de gagner au loto, alors je ne vous demande qu'une chose : ne posez aucune question, et ne me proposez rien. Jules prendra ma commande et parlera toute cette soirée en mon nom.
Ils voient tous ça comme un jeu, alors ce fut facile à accepter. Il n'y a qu'une demi-heure à attendre, c'est largement faisable. J'avais déjà fait un test beaucoup plus long : j'avais cassé un jouet exprès juste avant de m'endormir. Le lendemain matin, avant toute chose, j'avais activé mon pouvoir : de retour neuf heures plus tôt, juste avant de briser le sujet de mon expérience. Peu importait le temps qui passait, tant qu'il s'agissait de ma dernière action.
Le tirage télévisé ne tarde pas et sans surprise, je n'ai aucun numéro. Enfin devrais-je dire que "maintenant, je les avais tous".
— Contrôle Z.
De nouveau 19h55, stylo en main, paré à cocher. Tout le monde me balance son numéro favori encore une fois. Je prend la fiche et coche les six numéros gagnants dans le plus grand secret, puis Jules va valider le ticket.
— Pour fêter ma victoire, je paie un coup à tout le monde !
Réjouissance générale, trente minutes de plaisir jusqu'au tirage. Etrangement, les numéros tirés sont tous différents des précédents. Un ou deux n'auraient pas changés grand chose, mais là, je suis face à six nouveaux numéros.
— Ah pas de chance !
Jules a bien fait de dire ça, parce que je m'apprêtais à utiliser mon pouvoir. Mon pouvoir n'affecte que mes propres décisions, pas celles des autres. Je peux influencer des personnes avec ce que je dis, mais convaincre des boules de faire ce que je veux relève de l'impossible. Le loto est définitivement un jeu de hasard.
Conclusion : il y a des jeux auxquels on ne peut pas tricher, même quand on est un super héros.
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