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Ainhoa

Ainhoa
Une intersection est un croisement qui permet de poursuivre son chemin ou de le changer.

Que se passe-t-il quand cinq personnes se rencontrent à un dîner et que rien, absolument rien ne se déroule normalement ?
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Ainhoa
Je suis une éponge en fin de vie. Certains parleront de sagesse. Je parle d’un défaut d’absorption. J’ai trop épongé par le passé. Trop ramassé de miettes.
Pour aborder un avenir serein, il me fallait affronter le passé. Affronter est un grand mot. Il n’y a pas de guerre. Pas de bataille. Juste moi, paumée entre elles deux. Entre une mère et une fille, avec un témoin à la main. Je prends quoi de ma mère et je donne quoi à ma fille ? Trois générations, trois éducations, et des maux imperceptibles.
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Ainhoa
Nouvelle - TERMINEE

Chronique d'un été.

Histoire d'une jeune fille de 17 ans.

Attention, certaines scènes risquent de choquer - violence sexuelle.

Photo de Mourenx
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Défi
Ainhoa


8 juillet 1999
Tu écorches mon prénom. Tu es grand. J’ai mal au cou.


11 juillet 1999
C’est mon anniversaire : treize ans et une lettre de toi déposée sur la table de chevet. Es-tu venu pendant mon sommeil ?


25 juillet 1999
Je repars chez moi. Dans mon sac, je compte : trois lettres, deux poèmes ratés, ta casquette, une adresse. Je ne peux y glisser l’étreinte que tu m’as offerte avant mon départ. Je sais que tu as pleuré.


26 juillet 1999
J’ai déjà oublié le goût des glaces à l’italienne, du vent iodé, de la crème solaire et de tes yeux bienveillants. C’était un joli rêve.


11 août 1999
Eclipse solaire. Tu proposes qu’on aille la voir ensemble. Je refuse. J’ai peur sans connaître la raison.


22 décembre 1999
Tu m’écris des mots : des mots cotons, des mots génoises. Je n’écris que des mots pointus. Mes parents divorcent.


4 mai 2000
Double ration de pensées affectueuses. Je t’écris une lettre de sept pages recto-verso. Ma main est douloureuse. Joyeux anniversaire.


18 juillet 2000
J’embrasse David. Il a un goût de cigarette et ses lèvres sont gercées. Je n’irai pas chez mon père en août. Je n’irai plus.


14 septembre 2000
J’ai lu Le monde de Sophie. J’ai beau regarder le tour du lapin dans le haut de forme, je ne comprends toujours pas le truc. Puis-je être spectatrice et lapin à la fois ?


4 avril 2001
Je me demande. Je me pose. Ma pensée est confuse. Si.


13 juin 2002
Invisible, je te vois tout de même. Je vois en toi quelque chose qui me remue. Sans identité, sans nom, sans code, sans règle. Je crois que. Je pense que. Oui. Et toi ? Entends-tu mes mots génoises ?


24 octobre 2002
Un jour nous irons nous installer sur une terrasse et nous regarderons le ciel à la recherche d’un nuage. Un jour je sentirai à nouveau ta chaleur près de moi. Un jour est plus long qu’une éternité.


16 mars 2003
Tu ris de mes questions, de mes réflexions. J’aime ton rire. J’en rajoute pour masquer ma peur de grandir. Tu as eu peur aussi ? Les adultes sont effrayants. Dis-moi que je ne serai jamais comme ma mère.


11 août 2003
Un jour se transforme en demain. Demain je te vois. Demain j’aurai chaud. J’ai les mains moites.


12 août 2003
Je garde en moi tes secrets, tes lèvres sur les miennes, tes yeux posés sur ma peau halée. J’existe et disparais dans la seconde. Un jour devient demain, un jour devient un instant. L’instant qui avoue tout, même ce que l’on ignore. Je chuchote à ton oreille des mots cotons.
En regardant Palavas-les-Flots s’éloigner, je me dis que la vie ressemble à des vagues, à un mouvement de balance, à une succession de répétitions. Puis je me suis endormie, grandir ça épuise.


9 septembre 2003
Je sens encore ton regard sur moi, comme une empreinte brûlante, un tatouage. J’aimerais t’aimer, mais je le rencontre lui, le garçon qui me parle d’un cinéaste que je ne connais pas — Miyazaki. J’oublie alors de t’aimer. Tu oublies de répondre à mes appels. Tu oublies jusqu’à mon adresse. J’ai peur de comprendre le tour de magie.


Eté 2004
Les excuses sont des mots pointus déguisés en mots cotons. Tu les débites jusqu’à n’avoir plus besoin d’un déguisement. Je pars de chez moi.


Printemps 2005
Je regarde les gens attablés aux terrasses en m'imaginant à leur place avec toi. J’ai un goût de cendre dans la bouche. Tu me manques. Les baisers de mon chéri ne sauraient combler ta perte.


Automne 2006
J’avance accompagnée de ton fantôme, de tes lettres. Je continue à t’écrire sans aller jusqu’à la boîte postale. J’ai acheté un casier plus grand pour les accueillir.


Hiver 2007
Les souvenirs ne sont plus que des images instantanées, tout au plus des secondes cristallisées dans une mémoire fragile, des émotions floutées, un fil détendu porté par le vent, un mot perdu sans ses compagnons. Le souvenir est traître.


Un soir assez tard en 2008
Je t’écris via Messenger. Juste comme ça. Sans attente. Lu. Tu as lu mais tu ne réponds pas. J'ai envie de balancer mon ordinateur.


Janvier 2009
Tu réponds à un ancien message par un long — très long — texte. Tu me résumes ta vie : deux enfants, une femme, une maison, des rêves utopistes, une passion pour l’enseignement. Je m’étouffe. Mon écran se brouille. Puis tu disparais.


2010
Nous sommes des baleines, qui remontons à la surface de temps à autre, pour respirer et replonger dans les profondeurs aquatiques. Tes apparitions me font espérer à chaque fois un retour. Ton fantôme a gardé ta place. Tu n’en veux pas.


2011
Tu es un oiseau migrateur qui revient chaque année sur le même poteau avant de repartir vers une autre destination. Je ne sais pas comment t’obliger à rester un peu plus longtemps. Quel tour de magie pourrais-je exécuter ?


2012
Naissance de ma fille. Tu l’aurais trouvée jolie.


2013 - 2014 - 2015 - 2016
Les années s’enchaînent à une vitesse hallucinante. Je continue de grandir. Je pense moins à toi. Le temps fait enfin son travail. Nous nous écrivons une fois dans l’année, afin de prendre des nouvelles, d’entretenir un lien que ni toi ni moi n’arrivons à vraiment couper.


27 décembre 2016
Je joue aux cartes, ma mère désigne mon cou. Je caresse une boule puis mon ventre rond. Je souris.


18 novembre 2018.
Je n’ai rien écrit pendant deux ans. Rien ne pouvait sortir de moi, hormis mon garçon et mon nodule cancéreux. Il me faut ce temps nécessaire pour digérer. Ce matin, je me réveille avec la volonté de m’envelopper de l’essentiel. Je fouille partout chez moi. Je jette le superflu, l’inutile, les parasites bouffeurs de temps. Je trouve tes mots génoises. Je te veux dans mon quotidien, dans cette nouvelle version de moi. Je t’écris une lettre, une vraie, à la main, à l’ancienne, même que je tremble en apposant le timbre. Je te propose un deal simple : être amis, s’attabler à une terrasse, partager nos réflexions.


13 décembre 2018
Tu déclines ma proposition. Tu dis que nous avions scellé un contrat d’âme là-haut mais que tu as le sentiment que ce contrat est achevé. J’ai rangé ta lettre avec les autres. Je dois avancer sans toi.


15 avril 2019
Notre-Dame brûle et je prends sur moi pour ne pas pleurer. L’oncologue m’a appelée : j’ai toujours des cellules cancéreuses. Mes enfants chahutent. J’ai envie de vomir. Je dois paraître forte sans l’être. Je t’écris. Ni ma famille ni mes amis ne doivent le savoir. Toi ce n’est pas pareil. Tu es une sorte de boîte vocale.
« Ma très chère » depuis quand n’avais-tu pas employé ces mots ? Je me sens apaisée de te savoir de l’autre coté de l’écran.


16 avril 2019
Ma messagerie est pleine de tes mots cotons. Tu me bombardes de photos de livres médicaux sur la thyroïde. Tu dis que c’est quelque chose que je n’ose pas dire, qui reste bloqué dans ma gorge, qui peut me tuer à petit feu.
Je réfléchis. Je m’examine et j’écris des mots. Une foule de mots. Un chapitre puis un deuxième.


15 juin 2019
J’ai écrit un livre qui parle de nous, de toi, de moi, de ce qui me ronge et qui peut se transformer en une petite mort. J’ai écrit jusqu’à en être essoufflée. J’ai pleuré sur des mots pointus, sur des mots génoises et des mots cotons. J’ai mis à jour les mots secrets qui ne voulaient pas se dévoiler.
Mes cellules cancéreuses sont toujours là, mais elles n’ont plus de quoi se nourrir.


13 juillet 2019
Je t’ai envoyé mon roman avec ces mots simples : lis et parlons-en après. J’espère avoir laissé assez de pierres sur ton passage pour que tu ne t’égares pas.


10 novembre 2019
Je suis à Sarlat. Mon téléphone vibre. Un message de toi. Tu dis être prêt — à quoi ? Tu veux que je t’aide à dépoussiérer ta mémoire. Tu t’excuses d’avoir failli m’oublier. Failli : je tremble. Tu évoques un rouleau compresseur social qui t’aurait happé et malmené. J’ai attendu ces mots si longtemps que j’en suis effrayée. Je prends un verre à une terrasse. Un sourire ne me quitte pas. Je relis encore et encore tes mots cotons jusqu'à les imprimer en moi.


2 janvier 2020
Je te souhaite la bonne année sans originalité. Tu me souhaites des rires et des sourires et m’écris des mots génoises. Pourtant je ne lis que des mots cotons. Puis tu plonges dans les profondeurs.


16 février 2020
J’ai compris que le silence est aussi une forme de lien. Et ça me va. Alors restons silencieux. Restons des baleines qui remontons à la surface de temps à autre pour respirer, des oiseaux migrateurs qui se posent chaque année sur le même poteau pour une étape. Et retournons au silence, dans ce que l’on maîtrise le mieux.
Tout ne doit pas avoir de définition, de raison, d’explication. J’ai tout avoué et même plus, tout ce que j’aurais dû te dire autrefois, mais que je cachais. J’avais peur de te décevoir, d’égratigner l’image que tu avais de moi.
Oublions la terrasse. Oublions les nuages. Laissons la place à d’autres. Le ciel nous appartient, nous sommes libres d’y attraper des pensées et de nous les envoyer en silence. J’abandonne ce rêve égoïste. J’abandonne.
Reste alors le silence. Juste le silence. Plus que le silence. Je souris au silence et t’envoie une dernière fois mes mots cotons.
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Ainhoa


Anton est le genre de type qui peut intimider par sa taille. Grand et sec, visiblement mal dans ce corps qui flirte avec le ciel, qui oblige ses interlocuteurs à se rompre le cou, il s’affaisse. Trop. Mal. Au point de provoquer des douleurs lombaires chroniques qui l’empêchent de trouver le sommeil après une journée à l’usine. Les copains l’ont surnommé le roseau à cause de ce corps qui courbe sans casser.
Il est le seul gars à qui ça plait de travailler à la chaîne, même si aucune machine n’est adaptée à sa stature. Dans la douleur, le roseau s’acharne à garder la cadence. Une pièce, puis deux, puis trois et bientôt des centaines, puis des milliers et un dos en compote. Le roseau aime compter. Tout et n’importe quoi — le nombre de bouchées qu’il ingurgite le midi, de bouffées de cigarettes, les pas menant aux WC, les marches de son immeuble, les sourires qu’enchaîne la vendeuse quand il récupère son pain. Tout est prétexte à compter.
Un cahier l’accompagne systématiquement pour y griffonner des mots, des chiffres, des choses sans importance pour les autres. Des détails, des presque rien, des futilités — dix heures vingt-trois.
Il s’assied toujours au même endroit, à neuf pas de l’entrée de service, sur un rocher. Pendant la pause, il fume deux cigarettes, soit seize bouffées. Les copains ne viennent pas le voir, de toute façon il n’est pas causant le Roseau. Entre deux cigarettes, il écrit frénétiquement sur son carnet — deux gosses, l’un avec un bermuda rouge, l’autre bleu à rayures — bouffée — trois pigeons, deux maintenant — bouffée — une moto et un couple qui s’embrasse — bouffée— un papy avec un bouquet de fleurs, dix roses rouges — bouffée — la cantinière écrit le menu du jour, sauté de veau, tarte aux pommes, six mots et une faute d’orthographe — bouffée — le gosse au bermuda rouge est parti, l’autre à fait fuir les pigeons avant de rentrer au numéro 22 — bouffée.
Le roseau balaye la rue avant de se plonger dans son carnet, la clope dans une main, le stylo dans l’autre. Il jongle habilement, forme une danse mécanique, facile pour l’ouvrier qu’il est.
Trois clients qui entrent dans la boulangerie d’en face— bouffée — un qui sort avec deux baguettes— bouffée — elle — elle — elle — bouffée.
Trois fois — elle. Gribouillé sans s’en apercevoir, en sautant des lignes.
Il jette sa clope et ne quitte plus des yeux ce visage inconnu.
Deux — sacs
Un — chapeau à bord large avec un ruban rouge qui flotte
Quatre — chiens en laisse
Un — sourire
Dix heures vingt-cinq — elle.
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Ainhoa


Tu aurais pu demander la permission. Au moins t’annoncer mais ça ne te ressemble pas.
Tu t’incrustes au sein de ma famille, à table autour du diner, le soir au moment des histoires, et au petit matin, tu es encore là, joufflu avec une multitude de bouclettes en guise de chevelure. Tu ne dis rien, ne fais rien, à part me regarder avec tes yeux d’enfant. Sais-tu ce que tu vas devenir ? Est-ce que j’ai le courage de t’avouer l’homme que tu seras ?
Dis-moi Jona. Dis-moi.
Dis, p’tit frère, à quel moment nos trajectoires se sont séparées ?
Le jour, tu prends l’apparence de l’enfant avec lequel je jouais aux LEGO durant des heures — seul jeu où nous arrivions à nous amuser sans nous disputer avec Adri. Par moment, je te revois t’étriper avec lui pour une petite voiture cabossée, me demandant d’arbitrer vos altercations. Je vous laissais faire et retournais dans ma chambre. Tu m’ennuyais, enfant. Ta présence m’irritait sans que j’en comprenne la raison. Je n’ai pas été une sœur aimante. J’évitais tes câlins et tout contact physique. Je l’ai regretté, et tu le sais. J’ai toujours eu une préférence pour les boucles blondes d’Adrien. C’est honteux de l’avouer mais c’est ainsi. Être au centre d’une fratrie n’a pas dû être une position facile et en tant qu’ainée, j’ai échoué dans mon rôle envers le petit garçon que tu étais.
La nuit, tu es toi, l’adulte à la tignasse bouclée poivre et sel d’à peine trente ans. Tu as maigri, encore plus que tu ne l’es. Tu as les cheveux plus blancs que gris.
Je t’ai rencontré en bord de mer, dans un box à ciel ouvert, au milieu d’une foire étrange. Tu attendais qu’un visage familier s’asseye face à toi, et ce fut le mien. Etais-tu déçu ?
Il n’y a pas eu de mot, juste un frère et une sœur, l’un en face de l’autre. Je me suis levée pour partir, tu es resté assis — forcément.
Je n’ai jamais pleuré ainsi. Mes sanglots ressemblent à des spasmes brutaux. Ils me prennent par surprise, et sont refoulés en moins d’une minute. Ils me font mal, là, dans la poitrine. Ils remontent dans la gorge, se bloquent, gonflent et durcissent. La nausée me gagne mais rien ne sort. Je reste barbouillée.
Jona.
Je suis en colère contre toi. Tu as merdé. Je te le dis, d’une sœur à un frère, tu as merdé. Je lutte pour que l’émotion ne prenne pas le pas. Je corrige. Les émotions au pluriel.
Jusqu’à mes 17 ans, j’étais plus grande que toi, puis tu m’as survolée. Tu es devenu une grande brindille, aux veines saillantes, à la tignasse rebelle, et aux mots rancuniers.
Ta famille n’était plus ta famille, digne de tes attentes. Elle t’avait déçue, à tort ou à raison, alors tu as migré dans une autre cellule familiale, celle de ta copine du moment. C’est ainsi que tu as dessiné les prémices d’un schéma que tu réitéreras.
Je ne suis toujours pas bon juge, p’tit frère, mais je te comprenais. Après des années de mésentente, nous nous entendions enfin. Il nous fallait fuir notre famille mais nous l’avons fait séparément.
J’ai fui sans aide.
Tu as fui avec l’aide du shit.
Le monde était contre toi. Rien n’était à la hauteur de tes exigences. Au départ tout avait un éclat singulier à tes yeux, avant de se ternir inéluctablement. Les histoires avaient toutes le même début : conditions de travail au top, job de rêve, patron hyper cool et se terminaient ainsi — escroquerie, gros connard de menteur, démission. Un cycle perpétuel d’illusions accompagnées de désillusions.
L’aigreur est avide. Tu t’es nourri d’elle, de coca, de malbouffe et de drogue.
Tu as semé autour de toi des dettes, dans les commerces de proximités, dans les restos de quartiers, auprès de tes rares copains, de ta famille d’adoption, et de papa.
Pas auprès de moi. Nous avons très rapidement convenu d’un contrat : pas de prêt d’argent donc pas de mensonge entre nous. Nous nous sommes promis de l’honnêteté et du soutien. Une bulle où nous pourrions parler librement. Un deal vertueux qui m’a demandé des efforts pour le respecter, et toi, Jona, as-tu vraiment respecté notre pacte ?
Tu me crois si je te dis que j’ai essayé de tenir aussi fort que je le pouvais ? Bon nombre de fois, j’aurais voulu — dû ? — te secouer de toutes mes forces, te gifler, te gueuler dessus, te crier que tu merdais à tous les niveaux. Je n’ai rien fait. J’ai hoché la tête en t’écoutant me raconter tes dernières mésaventures. Les autres continuaient à te nuire, les dettes s’accumulaient et les prêts florissaient. Je te disais calmement de ralentir sur les joints, te conseillais d’aller voir un psy, de te renseigner sur des organismes pouvant t’aider… tu me souriais et répondais « je vais le faire, sœurette, ne t’en fais pas pour moi ».
Tu revenais me voir, regonflé, avec de belles promesses, ah oui c’est bien de te mettre au sport, ah oui, c’est bien pour cet entretien d’embauche, ah oui, c’est bien de diminuer ta consommation… des paroles seulement. Je suis devenue comme toi, au départ j’apercevais un éclat singulier dans ton regard avant d’être confrontée à la désillusion d’un frère qui s’autodétruisait.
Quand tu passais quelques jours chez moi, tu vivais la nuit pour ne te lever qu’à midi minimum le lendemain, jouais aux jeux vidéos, faisais des aller-retours en bas pour te fumer un joint en appelant ta copine du moment, Camille. Le matin, je retrouvais ta bouffe un peu partout, et même une fois ton shit posé sur la table à manger alors que mes enfants déjeunaient.
Tu t’es retrouvé une fois sans conso alors tu m’as demandé où t’en procurer dans mon bled. Je n’en savais rien. Tu m’as embarquée dans une expédition hallucinante avec mes yeux de maman trentenaire. Pendant deux heures nous avons sillonné les rues de Montauban au ralenti, passant de quartier en quartier, demandant à des passants où il était possible de se procurer du shit. Totalement zen, sans filtre, tu m’as fait un cours particulier sur "comment détecter les vendeurs". Sur le siège passager, j’aurais voulu me fondre de honte.
Le soir même, tu m’avouais devoir passer devant un juge début janvier à cause de Mathilda, ton ex. Tu l’as frappée. 10 min où ton cerveau s’est déconnecté. C’étaient des claques ? non tout au plus des cheveux tirés.
Je me suis mordue la lèvre. J’étais abasourdie par ton aveu. J’ai refoulé encore une fois ma colère pour te laisser dans un monologue qui tournait sur une seule obsession : à quel moment Mathilda avait commencé à te mentir ? Tu ne pensais qu’à cela. Et entre deux phrases tu disais que ton acte était impardonnable avant de repartir de plus belle dans tes questions sans réponses. Tu étais le trahi dans cette histoire sordide.
J’étais horrifiée en t’écoutant silencieusement. Horrifiée de voir que ton acte ne te rendait pas misérable mais en colère contre ton ex. Encore une fois, tu te sentais lésé, pris pour un con et peu importe qu’elle ait eu 8 jours d’ITT. Peu importe les coups que tu lui as portés du haut de tes 1m80. Le monde était à nouveau contre toi.
Avant Noel, tu m’as dit avoir perdu ta vingtaine dans un nuage de fumée. Un soir tu as pleuré, alors que nous fumions en bas de chez moi, toi un joint et moi une cigarette. Tu as chialé comme un gosse, et je suis restée figée. Incapable de faire un geste envers toi. Tu disais que ton cerveau était à la ramasse, que tu étais dans un cercle vicieux où pour oublier toute tes merdes, tu fumais et qu’ainsi tu n’avais pas vu passer ces dix dernières années. Nos trois années de différence me semblaient être immenses.
C’est à ce moment-là qu’une vision s’est imposée à moi. Je me suis vue à ton enterrement, j’ai imaginé les mots que je dirais à ton propos. Je me préparais à ton suicide mentalement alors que tu te tenais à mes côtés. Le suicide ou la prison. Je n’avais plus d’espoir. Tu es devenu un Peter Pan fané, toxico, menteur, et violent envers les femmes.
Tu m’en veux d’avoir pensé à cette horreur ? De l’avoir imaginée dans les moindres détails pour mieux m’y préparer ? C’est honteux de vivre dans l’attente de recevoir un coup de téléphone m’annonçant ton décès ?
A noël, tu nous as inondés de cadeaux tous plus chers les uns que les autres. Pourtant je t’avais demandé de ne rien acheter, que nous comprenions ta situation financière. Tu n’en as fait qu’à ta tête, comme toujours. Ces fêtes ont été l’illustration de tous tes excès. Tu voulais paraitre comme nous, offrir un visage rassurant, montrer que tu allais rebondir mais plus personne ne te croyait.
Un an de silence s’est écoulé. Le lien que je tenais si fort depuis des années s’est détendu. Je n’avais plus assez de ressources pour faire la messagère avec le reste de la famille. J’étais un point d’ancrage qui n’était pas assez fort face à tes addictions et ta colère.
Par sms d’un ami à toi à qui tu devais de l’argent et qui tentait de le récupérer auprès de moi, j’ai appris ton incarcération. Depuis samedi, tu es à la maison d’arrêt de Saint Étienne. Je n’ai rien ressenti à la lecture du sms. Des années à me préparer à ce moment là précis.
J’ai prévenu papa puis Adrien. Cette après-midi je devrai appeler maman alors que je ne lui parle plus depuis deux ans. Je joue le rôle de messagère auprès de tous, à rapporter les informations que j’obtiens auprès du service de probation, à essayer de comprendre pour quelle raison tu te retrouves en prison. C’est lourd Jona de respecter notre contrat, c’est dur de tenir le lien à bout de bras.
Récidive. Le sursis se transforme en prison ferme. Tu prends 9 mois. Une mesure d’éloignement est actée auprès de Camille, que tu as de nombreuses fois battue. Une autre femme. Je l’ai appelée pour savoir si elle allait bien, pour connaitre la gravité de tes actes. Tu lui as fendu les lèvres, fait des yeux au beurre noir, asséné des coups provoquant des hématomes.
Je l’ai écoutée, profondément désolée pour elle, je me suis excusée en tant que femme, en tant que sœur, pour le mal qu’elle avait subi à tes cotés. Elle m'a confié qu’elle rebondira, difficilement, mais que ses études lui offrent une échappatoire salvatrice. Elle va faire un dossier de surendettement à 22 ans et retourne vivre chez son père. Il reste tes affaires. Personne ne souhaite faire le déplacement pour les récupérer, ni payer les frais de box. Ça représente dix cartons de fringues et deux vélos. J’ai dit à Camille qu’elle pouvait les vendre et se garder l’argent. Elle était prête à stocker tes affaires pendant ton incarcération dans le garage de son père. J’ai refusé.
Tu aurais pu tomber pour la drogue, pour conduite sans permis, pour vol, mais tu es en prison parce que ta rage contre le monde s’est portée sur plus faible que toi. Tu as merdé à répétition.
Je tiens à bout de bras un lien fragile mais j’ai peur qu’au bout, il ne reste plus qu’un monstre.
Alors, Jona, à ton avis, dois-je dire à ce petit frère qui me hante ce qu’il va devenir ?
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Défi
Ainhoa


Le vent d'avril est un doux souvenir comparé à celui des nuits d'hiver sur le pavé bordelais. Le vent attaque sans relâche. Il s’infiltre partout dans les tissus, plus vicieux qu'un huissier, pique les peaux humides, les larmes abandonnées, il souffle, encore et encore, jusqu'à balayer mon ombre. Mais j’tiens bon. Il ronge mes os, pénètre chaque cellule, glace mes espoirs et mes révoltes. Un corps froid est un corps presque mort. J’ne crèverai pas de froid, moi. J’crèverais de faim, ça oui. C’est notre dernier luxe, choisir comment crever.
Tony nous appelle les ombres, mi-hommes, mi-spectres, nos visages barbus se ressemblent tous. Notre crasse se confond aux murs. Nous disparaissons ton sur ton, comme une putain de coloration de bonne femme. Contre la Basilique Saint-michel, à même le sol, nos corps amoncelés ne forment qu'un amas gris. Nous hantons cet endroit prisé des touristes, des aveugles qui nous transpercent la peau. Nos estomacs vides subissent l’assaut des marchés quotidiens, juste là, devant chez nous. Chez nous, c'est cet assemblage de matelas défoncés récupérés dans une décharge sauvage et ces trois caddies dégueulants nos vies entassées.
Nos muscles ne se relâchent jamais, la dalle maintient éveillée. Faut oublier l’odeur de pisse, de tabac froid, de goudron, et oublier aussi, les marrons chauds du lundi, le parfum des crêpes du restaurant d’à côté, et qu’un jour nous aussi avons été des aveugles. Faut ignorer les étalages de marchandises, les couleurs qui scintillent, l’agitation des badauds du matin, et le silence du parvis le soir venu. Faut s’habituer à voir le monde au niveau des mollets des gens. J’vois comme un gamin de trois ans avec l'acidité d'un vieux débris.
Le corps finit par s’habituer aux privations, ma tête n’y arrive pas. Je muscle mon ventre vide à la fraîche, le gonfle d’eau et de bière avant l’arrivée des premiers marchands. Le déballage de nourriture en devient plus supportable. L’ivresse préférable à l’acuité. La bouche est moins pâteuse et l'esprit plus docile. J’me fais une raison, qui n’en est pas vraiment une. J’me caille sévère. J'crève la dalle. J’bois pour supporter les crampes d’estomac et les nausées, les cons qui bouffent devant nous, et ces brioches parfumées à la fleur d’oranger qui disparaissent dans de jolis paniers.
Tony s’agite, piétine à quelques pas de chez nous, sans dépasser la frontière imaginaire qui nous sépare du monde humain. Il braille des mots confus pour rappeler aux gens que nous aussi on existe. Pas de réaction. J’le laisse faire. J’crois plus à ce ramassis de conneries. Les gens s’en foutent de nos gueules, mais lui, ne l’a pas encore compris. Nous resterons des ombres. Il revient s’avachir sur le matelas le plus retranché et se mure dans le silence. J’crois qu’il est déjà mort mais qu’il le sait pas encore. J’l’envie au fond.
Parfois, on nous donne des fruits gâtés invendables qui deviennent un trésor entre nos mains affamées. Tout notre corps a faim. Souvent il n’y a rien: juste les déchets écrasés à nos pieds et des tours de cagettes éventrées.
Les premiers véhicules municipaux nettoient la place lorsque j’aperçois sa démarche, aussi légère que mon p'tit dej’. Je la reconnais à ses jambes minces et à ses baskets jaune fluo. Je ne regarde jamais son visage. J’veux pas croiser ses yeux. Pour y lire quoi ? J’suis qu’une ombre.
Monde de merde.
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Je calcule constamment. J’additionne les calories, les multiplie à coup de cuillères dans le pot de Nutella, les soustrais devant la cuvette des WC, mais j'ai beau faire et refaire encore le calcul, je n'atteins jamais le zéro absolu. La note reste salée. Tout coûte cher. Je vis pour manger, me vide pour me resservir. Je suis le pire cauchemar des Flunch, des woks et des buffets à volonté. J'y reste des heures, quitte à vomir trois fois durant. Jusqu'à ce qu'on me vire à coup de radio interrompue, de lumières éteintes et de serpillières déballées.
Mon corps est un contenant qu’il faut gaver comme une oie. Je ne suis pas difficile, tout convient pour satisfaire mon appétit, mon besoin d’être pleine. Je dois combler le manque. Mon estomac est un trou sans faim. Je peux, tour à tour, engloutir des paquets de gâteaux, une baguette ou deux, les restes du repas du midi, du fromage et du soda pour bien faire glisser le tout. L’estomac s’étire, mon diaphragme se compresse. J’enchaîne avec des tartines beurrées, des chips, du jus de fruits et des céréales. J’atteins le sommet de la plénitude. Bourrée de sucre, d’édulcorants, d’additifs, ma honte est étouffée, ma culpabilité noyée. Il ne reste plus aucun espace vide mais je mange encore des raviolis en conserve avec de la mayo à même le pot. J’ai du mal à respirer. Je suis en haut d'un grand-huit. Le monde est à mes pieds. Encore quelques bouchées de crème glacée. La nausée me gagne.
Je calcule comment remplir ce corps plus vite, plus longtemps, jusqu’à la surdose. Les emballages envahissent la table, certains sont tombés par terre, des miettes partout, de tout, de glace fondue, un couteau et une cuillère mais pas d’assiette. Ça remonte dans ma gorge, et me brûle la trachée. Je ferme la bouche. Je ferme les yeux. La descente est brutale. Ce monde est pourri et j'en suis le pur produit de consommation.
Je me gerbe. Je vomis la malbouffe et les calories, la honte et les regrets, eux, restent accrochés aux parois. Vouloir exister pour disparaître la seconde suivante. Pour un instant de flottement. Je ne suis plus qu'un pot de Nutella vide, raclé et léché consciencieusement, prêt à être réutilisé. Le chiffre zéro est à portée de main. Je l’effleure. Le manège repart pour un tour gratuit. Je ne peux pas rester le ventre affamé de mon dégoût.
Quand le tour de manège prend fin, j'enfile mes baskets jaunes et je sors. Je ne calcule plus les gens. Dans ce monde pourri, tout n'est que trahison et mensonge. Je cède aux tentations, aux paillettes, aux lumières hypnotiques d’une fête foraine. Pouvoir se faire peur en tout contrôle ; je suis addict à l’adrénaline, aux loopings, aux variations d’altitudes : des montagnes de bouffe jusqu'au fond des chiottes. Je me réfugie dans les confins de mon esprit, à la recherche d’une petite fille qui n’a pas appris à dire non. Elle erre dans les allées d’un parc à sensations à la recherche d'une main offerte.
Dans la rue, je rencontre une foule oppressante. J'accélère le pas, la peur au ventre d'être dévorée. Je m’enfonce dans les ruelles de Bordeaux en espérant qu’elle me vomira à son tour.
Monde de merde.
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Défi
Ainhoa


À des amours mortes, on offre des fleurs fanées. On dirait le début d’un poème d’Edgar Allan Poe. Il se réveille avec ces mots à la bouche. À peine un murmure et un drap froissé empoigné. Son corps à lui seul ne réchauffe plus le lit. Il répète cette phrase, et la répète encore sous la douche puis en s’habillant. Le miroir esquisse le reflet d’un homme bien vêtu, mais il ne sourit pas à son reflet.
Il ne mange presque rien, mais boit assez pour tromper son corps. Le canapé l’accueille. Les jambes repliées, les bras croisés autour d'un coussin, il ne cligne presque pas des yeux. À des amours mortes, on offre des fleurs fanées. Encore ces mots. Les seuls qu’il prononce. J’attends une suite qui ne vient jamais.
Une sonnerie retentit, mais il ne sursaute pas. Quelqu’un frappe à la porte, mais il ne se lève pas. Il reste prostré, habillé de son costume sombre, dans cette position fœtale. Il répète les mots : À des amours mortes, on offre des fleurs fanées. L’appel de son prénom à travers la porte n’y change rien. Les coups et les voix se multiplient. Il resserre son étreinte sur le coussin, murmure sa phrase magique et ferme les yeux.
Le silence s’installe sans qu’on l’entende arriver. Il fait perdre toute notion de temps. Des larmes roulent sur ses joues ; il ne s’en rend pas compte. Le coussin s’humidifie de ces larmes ignorées. Je voudrais les essuyer. À des amours mortes, on offre des fleurs fanées. La bouche en cœur, il cligne des yeux et se redresse d’un seul coup.
La porte d’entrée claque. Il disparait puis revient chargé de quatre bouquets de fleurs. L’un est composé de roses rouges, l’autre de pivoines, grosses et pleines, de renoncules, et de germinis colorés. Il les dépose délicatement sur la table de la cuisine, les libére de leurs papiers argentés et de leurs ficelles rosées. Personne ne possède quatre vases. Pas lui en tout cas. Il dispose les fleurs dans des contenants improvisés : un pichet, un saladier, une bouteille en plastique qu’il découpe, et le seul vase en sa possession. Des contenants sans eau. La table est tirée au milieu du salon. Il installe une chaise devant cette composition insolite. À des amours mortes, on offre des fleurs fanées, souffle-t-il.
Les fleurs sont belles et délicates, si différentes les unes des autres. Il reste assis longtemps. Sans manger ni boire. Les fleurs le fascinent autant que son début de poème. Il se nourrit des couleurs chatoyantes des renoncules, du parfum enivrant des roses, de la rondeur des pivoines, de la folie des germinis. Il ne les touche pas. Non, il ne les touche pas.
Toujours le silence et un temps suspendu. L’air est parfumé, doux comme une caresse innatendue, jusqu'à devenir entêtant. Des maux de tête apparaissent. Il se masse les tempes. Les couleurs éclatantes ternissent. Les chairs se flétrissent. Le galbe net et soyeux des roses s'efface. Les tiges des renoncules se courbent. Il lutte contre le sommeil. À des amours mortes, on offre des fleurs fanées. À des amours mortes, on offre des fleurs fanées, martèle-t-il en observant, fiévreux, ce tableau de nature morte.
Restent les pivoines. Elles luttent comme lui, sans eau ni terre. Le rose s’assombrit, la fleur s'offre pleinement, mais garde sa beauté. De toutes, elles meurent le plus dignement. Les rayons de soleil s’éclipsent et réapparaissent. Il est toujours sur sa chaise. Des pétales de rose parsèment le sol. À des amours mortes, on offre des fleurs fanées. Ses mots sont confus, ses larmes asséchées, son corps douloureux.
Il faut attendre la décomposition. Attendre la folie. Attendre que cessent les coups de téléphone répétitifs, les coups de poings et les voix inquiètes à la porte d’entrée. Attendre que le silence s’impose. Il attend autant qu’il le peut, jusqu’à ses dernières forces. Il saisit le bouquet de pivoines flétries, les caresse et les embrasse, les lèvres tremblotantes, et s’échappe de l’appartement.
À des amours mortes, on offre des fleurs fanées, déclame-t-il une dernière fois face à la tombe fraîchement fleurie. Il dépose son bouquet de pivoines parmi les chrysanthèmes et les cyclamens. À toi, mon amour, je t’offre des fleurs fanées. Il vacille. Encore un instant et il quitte le cimetière, le pas fragile et les bras ballants.
Il me dit adieu, moi son amour, en m'offrant des fleurs fanées.
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Ainhoa


Une fois dans les toilettes, les jambes de Lucie vacillent dangereusement. Elle s’appuie contre la porte après avoir vérifié trois fois qu’elle l’a bien fermée. Personne ne viendra l’embêter ici – la planque parfaite. Dans cet espace confiné, elle puise un réconfort inattendu. Ses pensées ne peuvent s’enfuir. Elle se laisse glisser le long de la porte et s’assoit à même le carrelage. La jeune femme pose ses mains au sol, apprécie le contact froid, écarte les doigts et respire profondément. Les WC lui font face - duel au sommet. Quand elle aperçoit une tache jaunâtre sous la cuvette, ses doigts se crispent. Elle refoule son dégoût en déglutissant. Lucie détourne son regard de la trace, mais elle finit par y revenir et l’observe sérieusement, telle une scientifique : une forme ovale, d'un orange plus soutenu dans la couronne extérieure, pas plus grosse qu’une pièce de vingt centimes, à côté d’une grosse vis. Sa texture séchée, terne, comme figée dans le temps, lui indique qu’elle est ancienne. Cachée, si l’on se tient debout, elle est néanmoins bien visible pour Lucie, assise. Ce qui semble parfaitement propre n’exclut pas les secrets. C'est toujours une question d’angle de vue. En effet, le toilette a belle allure, d’un blanc éclatant, une lunette verte accueillante, du papier à disposition et en réserve sur l’étagère. Notes florales dans l'air. Debout, aucun doute n’est permis, il est parfait. Qui irait se mettre par terre pour vérifier les recoins inaccessibles ? L’apparente propreté est gage de qualité, la surface nette et vierge de trace suffit à rassurer. Et pourtant.
Cette tache interpelle Lucie. Son existence elle-même, si longue, si discrète, la rend digne d’intérêt. Et si je la touche du doigt, s’effacera-t-elle facilement ? Peut-elle avoir survécu si longtemps sans que personne ne suspecte sa présence ?
Lucie tend la main pour dérouler le papier toilette. Elle en arrache un bout et se met à genoux, le nez sur la tache, elle s’apprête à frotter la feuille de papier rose dessus. D’abord doucement. Elle retire sa main. Toujours là. Lucie y retourne. Plus vigoureusement. Le papier s’effrite et tombe en pluie sur le carrelage. Lucie s’acharne, la tache disparaît progressivement. Il ne reste que le contour de son ovale. Le cœur est vaincu. Le papier s’est désintégré sous les frottements successifs. Lucie renifle. Tout doit disparaître. Coûte que coûte. Le WC doit être à la hauteur des attentes que l’on place en lui. Il doit être un gage de qualité, de fiabilité. Lucie jauge ses ongles. Son pouce fera l’affaire. Elle le racle contre la paroi. Le contour durci saute en petits éclats. Ça y est, elle est partie. La tache n’existe plus. Lucie recule jusqu’à s’adosser contre la porte. Elle admire son œuvre. Le toilette est blanc comme neige. L'honneur est retrouvé. Il n’y a plus tromperie sur la marchandise. La jeune femme esquisse un sourire après avoir ramassé les vestiges de son acte héroïque au sol.
Pourtant, le sourire s’éteint progressivement à mesure que le souvenir de la tache lui revient. Une envie de pleurer soudaine l'attrape à la gorge. À cause d’une tache, d’une putain de tache jaunâtre ridicule sur un chiotte !
La voix de Martin lui parvient à travers la porte. Ses poils se hérissent. Il la cherche. Merde. Elle se relève avec difficulté. Avant de sortir de cet antre protecteur, elle en profite pour se regarder dans le miroir et se laver les mains avec frénésie, en insistant sur l’ongle du pouce. Son reflet lui retourne l’estomac : des yeux fous, des joues rouges et des lèvres tremblantes. Est-ce bien moi ? Elle peine à se reconnaître tant la vision est éloignée de la femme qu’elle est habituellement.
Elle se rafraîchit le visage, en prenant soin de ne pas se le tapoter pour ne pas aggraver ses rougeurs. Sa main posée sur la poitrine, elle constate que son cœur bat encore trop vite. Elle inspire et expire lentement, ferme les yeux pour se concentrer sur sa respiration, une méditation expresse pour retrouver une contenance. Exercice difficile, presque impossible. Elle craint le regard inquisiteur de son mari. Que va-t-elle lui répondre quand il lui demandera si elle va bien ? Lucie doit trouver des réponses convaincantes qui ne laissent aucune place au doute.
Manger, sourire, partir. Juste ça. Rien de plus. Tu arrêtes tes délires tout de suite et tu te comportes comme une épouse digne de ce nom. Tu rentres, tu dors, et demain seulement tu prendras le temps de repenser à tout ça. Uniquement demain, compris ?
Lucie hoche la tête, son reflet approuve. Elle tire la chasse et regarde, fascinée, l'eau s'évacuer dans un tourbillon fou. Elle évacue en même temps l'impression de saleté qui s'était glissée sous sa peau.
Elle ouvre enfin la porte et traverse le couloir en direction du salon, chargée d’une confiance nouvelle. Tout le monde est autour de la table. Les convives l'attendent pour le plat principal. Lucie s’excuse de son retard. Martin se lève et s’approche pour prendre son épouse dans ses bras. Surprise,  la jeune femme reste sans voix pendant quelques secondes. Juliette détourne les yeux.
— On passe à table, chéri ? se force Lucie en essayant de dégager Martin.
— N'ai-je pas le droit de faire un câlin à ma splendide femme ?
Lucie se fige dans ses bras. Son mari est méconnaissable dans cette étreinte. Elle qui déteste se donner en spectacle a toujours été pudique dans les marques d’affections. Aucun des deux n’a pour habitude de se comporter ainsi. Cette partie-là est réservée à l’intimité du couple. Elle voudrait décoller son corps sans ménagement, mais les regards des convives l’en dissuadent. Tu es sa femme. Il n’y a rien d’anormal à cela.

— Vous êtes beaux ! s’exclame Arnaud. Chérie, tu nous imagines au bout de seize ans de vie commune, nous faisant des câlins comme au premier jour ?
— C’est beau, oui... répond Juliette en regardant sa main jouer avec le verre à vin. Eluard disait après la mort de Nusch : « J’étais si près de toi que j’ai froid près des autres ». C'est un peu cela, n'est-ce pas, Lucie ?
Lucie reçoit ce vers en plein cœur. Elle en est sûre : ces mots lui sont destinés.
— J’avoue ne pas voir le rapport, intervient Martin, avant que sa femme ne puisse répondre quoi que ce soit.
— Ouais, c’est pas faux, comme dirait le célèbre Karadoc, conclut gaiement Arnaud. Mais si tu as froid je peux te réchauffer quand tu veux !
Arnaud ouvre ses bras, Juliette mime un refus poli. Quant à Lucie, elle s’efforce de ne rien montrer mais elle fixe les mains d’Arnaud qui cherchent celles de Juliette. Il semble déçu que Juliette se tienne loin. Il lance, avec dépit :
— Dites-moi votre secret ! C’est si rare de nos jours qu’un couple tienne si longtemps en continuant à s'aimer comme cela !
Quel secret ? Il n’y en a pas. Le nombre d’années ne veut rien dire. Il n’a de sens, de force, de puissance, de beauté, que lorsqu'il est exhibé devant un public. En coulisse, il écrase les rêves, tasse les élans, fabrique l'amertume. Le temps ne se vit pas de la même façon d’une personne à une autre. Pour Lucie, il ressemble à un après-midi qui s’étire sans fin. C’est doux, et pourtant, le soleil lutte pour ne pas céder sa place. Reviendra-t-il demain ? Le temps est incertain.
Martin affiche un sourire conquérant. Alors, je ne suis qu' un trophée ? Il n’est pas comme ça, d’habitude. Il passe de l’ours mal léché au prince charmant. Au lieu de la ravir, cela l’embarrasse profondément. Martin se détache, mais retient la main de son épouse et l’accompagne jusqu’à sa chaise, qu’il écarte pour qu’elle puisse s’asseoir.
— Quel homme galant, siffle Arnaud, admiratif.
Martin se contente de sourire, visiblement fier de son effet et prend place entre Lucie et Hélène, qui commence à manger.
— Alors, dis-moi tout ! C’est quoi le truc ? relance Arnaud.
— Il n’y a pas de truc. J'ai rencontré la femme idéale. J'ai eu de la chance !
— C'est une pluie de mots d'amour ce soir ! Et toi Lucie, tu peux en dire autant, c'est ça ?
Manger, sourire, partir. Lucie avait pourtant un plan ! Un plan qui ne comportait pas de déclarations d’amour à son mari, ni un soudain comportement d’adolescent démonstratif à supporter. Elle doit pourtant faire bonne figure.
— Je pense qu’une bonne communication aide beaucoup, répond-elle timidement.
On peut changer de sujet ?
— Ah la communication, c’est le socle de n’importe quelle relation. N’est-ce pas, Juliette ?
L’intéressée se contente d’acquiescer. Lucie n’ose même pas la regarder, ni imaginer les pensées qui la traversent. Cela ne fait qu’augmenter son malaise. Hélène mange silencieusement, buvant une gorgée de vin rouge de temps à autre, sans s’impliquer dans la conversation.
— Tu oublies l’admiration, ma puce, relance Martin. J’ai toujours été fier du parcours de ma femme, et de tout ce que qu’elle a pu entreprendre jusqu’à présent. Elle est une femme et une mère fabuleuse.
D’où sors-tu ces mots trop neufs pour paraître naturels ? Même le jour de notre mariage, tu n’avais réussi à aligner deux phrases sans bafouiller. Alors que se passe-t-il ?
— Arrête Martin, somme Lucie.
— Nous avons une fille géniale, une jolie maison, et nous nous aimons comme au premier jour, enchaîne Martin en ignorant la remarque de son épouse.
— Ça y est, je suis envieux ! Mais c’est rassurant de voir que l’amour avec un grand « A » existe encore.
— Arrête tout de suite, Martin !
— Quoi, ma puce ? Je dis des bêtises ? Ce n’est pas la vérité ?
Martin saisit la main de sa femme et la porte à ses lèvres pour l’embrasser. Lucie se dégage rapidement.
— Tu peux arrêter de dire des conneries pareilles ? lâche-t-elle, s'attirant les regards surpris de la tablée, sauf celui d'Hélène qui poursuit son repas.
Lucie ne peut plus se contenir. Trop c’est trop. Même pour elle. Surtout pour elle.
— Comment ça ?
— Ton beau discours, là ! Personne n’y croit, pas même toi !
— Mais…
— Non, arrête !
Martin affiche la même expression que s'il venait de recevoir une gifle. Il oscille entre la douleur, l’étonnement et la honte. Lucie ignore son air de chien battu, c’est au-dessus de ce qu’elle peut supporter. Elle vide son verre de vin d’un trait avant de s’adresser à Arnaud, perplexe.
— Tu veux savoir quoi exactement ? Est-ce qu’il me fait encore rire ? Est-ce qu'on baise encore après seize ans de mariage ? Est-ce que ça me fait chier de faire à manger tous les jours et de n'avoir jamais un « merci » ? Si ça ne m'exaspère pas de passer des heures à chercher une ceinture oubliée sur un pantalon ? À vider les poches avant de lancer la machine à laver ?
Je viens de dire « baise » … Devant tout le monde ?
— Ce n’est pas la peine…. Je ne veux pas savoir … C’est votre vie…
Arnaud ne parvient pas à la calmer. Personne n’ose affronter le déluge de mots assassins qui se déverse sur la table. Seule Hélène continue de boire par petites gorgées son verre de vin.
— Quoi, tu ne veux pas connaître ton avenir avec Juliette ? Tu peux tirer un trait sur les mots doux au réveil, les petits cadeaux, les fleurs, les baisers. Tu ne seras bon qu'à être père, à avoir peur qu’il arrive quelque chose à ton enfant, à payer la facture d’eau, à penser à la prochaine révision de la bagnole, à nettoyer le frigo avant de faire les courses de la semaine, à ramasser les chaussettes dépareillées… Puis tu recommenceras, encore et encore, et c’est sans fin ! C’est toujours la même chose qui se répète. Tu ne peux pas y échapper. Les années nous enchaînent si facilement ! Tu n’as pas idée comme c’est simple de rester ensemble. Il suffit de ne rien attendre, de ne rien espérer, de se laisser bousculer, de ne surtout pas demander d’explications…
Lucie n’est plus tout à fait elle-même. Son vocabulaire la choque autant que sa colère. Jamais elle n’avait employé de tels mots, ni formulé de telles pensées. Rien ne semble pouvoir l’arrêter.
— On a compris, se risque Martin au prix d’un grand effort.
Lucie le regarde avec défiance.
— Ah bon ? Tu as compris quoi, dis-moi ?
Martin ne dit rien.
— C’est bien ce que je me disais. Elle est belle la communication. Tu vois Arnaud, mes mots ne sont peut-être pas dignes d’être écrits pour un serment de mariage, mais ils sont la réalité. C’est le quotidien d’un couple marié. C’est pas bandant, hein ? Je vois à ta tête ta déception, je te comprends. Pour être un couple, il faut faire le deuil de soi, de l’autre aussi, et d’un nous fantasmé. Moi non plus je ne pensais pas que ce serait comme ça. Si j’avais su…
La voix de Lucie se meurt. J’ai dit « bandant » … J’ai bien dit « bandant » …. Moi…
— Si tu avais su ? relance Martin.
La jeune femme plante ses yeux dans les siens.
— Si j’avais su, je n’…
— Arnaud, tu vois ce qu'est un vrai couple, couvre d’une voix profonde Hélène. Lucie a raison. C’est trop facile de ne parler que d'amour sans aborder les travers d'une relation qui dure. Un couple, c’est du travail au quotidien. Ça se construit à deux. L'amour tout seul, cela ne veut rien dire. L'amour, c'est peut-être se frayer un chemin pour se rejoindre encore, de temps en temps, dans l'usure de la réalité. N'est-ce pas ce que tu voulais dire, Lucie ?
La jeune femme approuve, reconnaissante. Sa colère est redescendue aussi vite qu’elle était montée. Sans l’intervention d’Hélène, elle aurait pu dire le mot de trop. Ou l’a-t-elle déjà prononcé ?
— Oui, c’est vrai ! Juliette est déjà prête à me tuer parce que je mets les casseroles dans le lave-vaisselle, lance Arnaud en souriant. Qu'est-ce que ce sera dans dix ans ?
— Parce que ça ne les nettoie pas ! Je suis obligée de repasser derrière ! Autant les laver à la main tout de suite, rétorque Juliette sur le ton de la plaisanterie tendre.
Tout le monde se veut maintenant léger et gai, mais personne n’est dupe. Lucie le sent bien. Il y a des vérités qui ne peuvent être évoquées au cours d'un dîner entourés d’inconnus, ni dans un serment de mariage, ni jamais d’ailleurs. Les vérités sont comme des poisons qui rongent lentement. Les assiettes sont à peine touchées. Manger, sourire, partir. Recalée, Lucie. Copie à revoir.
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La douleur fait partie de la condition féminine. Pour être belle, tu dois souffrir. S’épiler les sourcils, le maillot, les jambes... Tu dois supporter les talons et les collants qui te scient la taille. Pour être une mère, tu dois endurer les sciatiques, les nausées, observer ton corps qui se transforme, qui s’étire jusqu’à te déposséder de toi-même. A l’accouchement, tu dois te contenir, gémir tout au plus, par dignité, alors que ton intimité est exposée sans que tu puisses avoir le contrôle. La douleur s’invite tous les mois lors de tes règles. Tu as des crampes douloureuses qui t’obligent à rester allongée. On te rappelle que c’est normal, que tout cela est parfaitement normal. Être une femme c’est douloureux. Tu acceptes cette vérité car aucun autre choix n’est possible. Tout peut justifier la douleur. Dès lors, tu ne poses plus de questions. Tu ne t’interroges plus sur ce qui peut se passer en toi. Car il y a toujours une bonne raison : tu es une femme. Nous sommes des millions de femmes, unies par ce lien invisible. La douleur nous réunit toutes et pourtant, tu es seule dans ta salle de bain à observer ton ventre anormalement gonflé. Tu es seule à ressentir ta chair se déchir
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