- Evans, combien de shots ?

Hilare, ses cheveux dessinant une crinière flamboyante autour de sa tête sous la lumière des torches, je la regarde signer son arrêt de mort d’un geste, impassible derrière mon bar.

Trois doigts levés, le pouce et l’auriculaire repliés dans la paume. Trois doigts levés, comme seule la caste des héritiers, aujourd’hui éteinte, en avait l’habitude. Une caste que les miens ont juré de garder six pieds sous terre, il y a de cela plusieurs décennies. Le peuple a la mémoire courte. Exceptés les descendants de ma famille, les héritiers ont été effacés des mémoires. Et la dernière représentante se tient devant moi, comme chaque jeudi depuis maintenant trois ans, accoudée au comptoir de la taverne où règne un mélange disparate de fumée, de rires et d’effluves d’alcool, à faire tourner la tête aux moins entraînés.

- Je t’ai connue plus prudente, lancé-je.

Je fais glisser les verres dans sa direction, imperturbable. Naturel. Elle ne comprend pas le sous-entendu, tout à sa commande qu’elle va déposer sur une table à l’arrière où se trouvent deux de ses acolytes. Des Conteurs. Une existence simple, insignifiante pour la plupart, considérés comme des saltimbanques pour d’autres. Les Conteurs sont nombreux dans les villes, à écumer les routes entre les villages, ne réclamant que peu de choses pour avoir le plaisir de raconter des histoires sans intérêt. Plus personne ne fait attention aux histoires. Sauf ceux qui savent écouter.

Elle s’envoie son verre de rhum en même temps que les deux autres, d’un trait, les yeux pétillants. A-t-elle seulement conscience de ce qu’elle est, de ce qu’elle encourt ? Ou est-elle sous couverture, sachant que la mort la poursuivra si elle dévoile sa nature ? Et si c’est le cas, sait-elle qui je suis, moi ?

- Je t’ai connu plus guilleret, Lockwood. Qu’est-ce qu’il y a, tu as avalé un citron ?

Elle me charrie en me rejoignant derrière le comptoir, en passant par-dessus évidemment. Je n’arrive à lui adresser qu’un faible sourire, les yeux rivés sur le torchon et le verre dans mes mains, sans répondre. Je pose le verre et prends celui qu’elle me tend, mécaniquement.

- Tu n’as pas le droit d’être là, Evans. Si Cooper te voit, je suis dans le pétrin.

- Tu vois cet ivrogne quelque part ? Moi non plus. Et je ne fais que te passer des verres, je ne touche pas aux bouteilles du patron, rétorque-t-elle avec une œillade.

Elle m’arrache un rire, malgré moi – rire qu’elle partage. Pendant quelques instants, tout est normal, léger. Pendant un instant, j’oublie ce que j’ai vu, ce signe de la main proscrit depuis des lustres. J’oublie que je vais devoir éliminer la fille qui fait battre mon cœur depuis notre première rencontre.