Lisette et Soazick
En attendant son repas au restaurant de l’hôtel, assise face à sa gouvernante, Lisette s’ennuyait. Chaque soir, les dîners lui semblaient interminables et elle cherchait comment s'occuper. Alors qu'elle essayait de s’intéresser au lustre à pendeloques du hall qu’elle entrevoyait derrière la vieille dame de la table voisine, son regard fut attiré par l’éclat du collier que celle-ci portait et qui brillait à chacun de ses gestes. C'était probablement des diamants et ils devaient valoir une fortune ! Face à cette dame, un homme, son mari sûrement, mangeait sans dire un mot. Lisette s’interrogea : était-ce une comtesse ? Une duchesse ? Quelle était la différence d’ailleurs ? Un comte et une duchesse pouvaient-ils être mariés ensemble ? Est-ce qu’ils s’aimaient ? Lisette n’aurait jamais osé poser la question à Marie-Aurore, assise devant elle, silhouette fluette vêtue de noir et de blanc, impeccable et discrète. Intimidante cependant.
Bientôt on apporta à la table voisine une superbe part de tarte meringuée. Au citron peut-être ? La région en produisait. La vieille dame ne sembla pas plus contente pour cela, elle prit avec grâce sa fourchette à dessert et ses pierreries brillèrent de plus belle. Lisette décida de les compter. Elles étaient disposés sur deux rangs : des petites d’abord, près du cou et, plus bas, de plus grosses, un peu ovales, qui brillaient comme des larmes. Après s’être trompée à plusieurs reprises, elle divisa mentalement le collier en deux et réussit à dénombrer douze petits diamants et six gros. Elle en était à se demander combien de pierres étaient invisibles sur l’arrière du cou de la dame et même s’il y en avait quand celle-ci la foudroya soudain d’un regard incroyablement dur qui la fit sursauter comme si elle recevait un coup. Au même moment, Marie-Aurore interrompit soudain les allers-retours de sa fourchette pour murmurer :
— On ne dévisage pas les gens ainsi, mademoiselle Lise, ce n’est pas correct et tenez-vous droite, s'il vous plaît !
Lisette rectifia sa position, évita désormais de fixer sa voisine et se résigna à l’ennui. Mais soudain, juste au moment où on déposait devant elle une portion de homard entouré de légumes inconnus, un bruit de voix s’éleva derrière elle, brisant net le murmure feutré des convives. À la table voisine, la vieille dame avait levé la tête. Elle jeta un rapide coup d’oeil rapide vers le fond de la salle à manger et elle dit à son mari qui avait dû l’interroger du regard : « Ce sont les Russes ».
Au même instant, le bruit d’une chaise violemment repoussée et un pas décidé se firent entendre dans le silence et Lisette vit passer à côté d’elle une jeune fille aux longs cheveux noirs et vêtue de blanc. Le majordome prévenu par les serveurs, entra précipitamment et la croisa alors qu’elle sortait. Du fond de la pièce, une voix de femme appela : « Maria ! ». Pendant quelques secondes, tout le monde se tut puis les conversations polies reprirent peu à peu. Le majordome sortit avec sur le visage un sourire d’excuse mêlant l’envie de minimiser l’événement et la peur de voir discréditer l’établissement par une clientèle mal éduquée. La salle à manger de l’hôtel retrouva son calme et son ennui. Marie-Aurore avait poursuivi imperturbablement son repas : il fallait ignorer ce qui n’aurait pas dû exister.
Après avoir mis quelques secondes à se remettre de son étonnement, Lisette considéra son assiette. Le moment qu’elle redoutait était arrivé : elle allait devoir décortiquer un crustacé ! Quelques jours auparavant, elle s’y était exercée auprès de sa gouvernante lors d’un repas pris dans sa chambre. Il fallait maintenant qu’elle y parvienne seule et en public cette fois ! Tout en tournant et retournant la carapace, elle se concentra sur la tâche à venir et comprit très vite qu’elle n’y arriverait pas. Elle se crispa : elle croyait sentir peser sur elle la curiosité de ses voisins qui allaient certainement observer son combat incertain. Elle n’osait regarder autour d'elle. Les serveurs allaient s’impatienter… L’idée de quitter elle aussi la pièce en courant l’effleura même une seconde mais, à ce moment, un nouvel événement inattendu la sauva de la déroute : le majordome réapparut et s’arrêtant près de sa table, il dit à Marie-Aurore :
— Pourriez-vous me suivre, madame ?
Ce fut au tour de celle-ci d’être troublée. Posant sa serviette, elle réussit tout de même à se lever aussitôt avec naturel et sortit sans marquer de surprise. Les murmures qui avaient cessé à nouveau reprirent et l’attention se détourna de leur table. Alors Lisette, libérée de ses hésitations, saisit avec détermination sa cuillère à dessert de sa main droite. Empoignant directement la carapace de sa main gauche, elle la vida et se régala. La rivière de diamant, horrifiée, la considérait de l’autre table. Elle n’en avait cure maintenant et elle se dit en s’essuyant les mains dans la serviette de table damassée qu’elle n’avait jamais rien mangé d’aussi bon. Ce repas était finalement d’un intérêt tout à fait exceptionnel.
Un long moment après, Marie-Aurore revint. Seule. Il sembla à Lisette qu’elle était pâle et qu’elle lui jetait un regard d’un sérieux inhabituel. Un regard qu’elle n’avait jamais eu, plus présent, différent. Oui, c’était comme si elle la voyait différemment. D’ailleurs elle ne fit aucune remarque, ne s’intéressa nullement au sort du homard et termina prestement son repas. Puis, elle se redressa et parcourut des yeux la salle avec une assurance nouvelle et étrange. Elle n’avait jamais fait cela. Lisette chercha son regard sans le trouver et avala sans même y penser le sabayon du dessert. Une alarme avait retenti en elle : quelque chose avait eu lieu… quelque chose allait avoir lieu …
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