C'était un de ces soirs d'été, où l'on est habité par un mauvais présentiment. Jo était parti faire un tour dans la forêt, histoire de se changer les idées, de vagabonder à l'air libre. A cause de ses insomnies régulières, il ne voulait même plus essayer de dormir : de toute façon, il n'y parviendrai pas, alors à quoi bon ?! En fait, Jo faisait cette promenade nocturne depuis déjà plusieurs jours, maintenant. Mais, cette nuit-là, il était à mille lieux d'imaginer ce qui allait se passer.
Joseph Witter était né à Portland. Il avait grandi dans une famille nombreuse, entouré de ses cinq soeurs, et adoré de ses parents. Il était le petit dernier, le garçon tant attendu, inespéré. Mais, c'était un enfant particulier, différent des autres gamins : il était atteint de photophobie sévère.
Son enfance se déroula dans une bulle, surprotégé par ses parents et ses aînées, il ne fut pas confronté à la même réalité que ses petits camarades. Il les voyait courir dans la rue, jouer au ballon, faire du vélo, se bagarrer, sans jamais pouvoir les rejoindre. Bien sûr, le soir venu, ses parents l'emmenaient en balade, au cinéma, au dinner. Mais sa vie ne ressemblait en rien à celle des autres gosses. Il n'avait tissé aucun lien, il n'avait pas d'amis de son âge.
Il grandit donc derrière les volets mi-clos de sa chambre. Il dormait le jour et vivait la nuit. Il apprit à lire et à écrire bien plus vite que sa mère ne l'aurait cru. Et il consacra tout son temps à cela. Il se passionna pour les livres et à l'âge de 8 ans, il écrivit sa première bande-dessinée, entièrement illustrée de sa main. Il avait un don. Il dessinait et écrivait avec une telle aisance, une telle simplicité qu'on pouvait croire à l'oeuvre d'un adulte expérimenté. Les cours par correspondance lui convenaient bien, c'était un élève studieux, appliqué, qui ne connaissait que ce fonctionnement : il ignorait tout de l'émulation d'un groupe, des échanges entre pairs et des cours de récréation bondées et pleines de cris. Seules ses soeurs lui racontaient comment étaient l'école, le collège et l'université. Il rêvait de pouvoir un jour entrer dans une salle de classe et s'asseoir à une table d'écolier. Cela n'arriva jamais.
Malgré ses traitements lourds et épuisants, il ne guérissait pas. Tout espoir d'avoir une vie normale s'envola le jour de ses 16 ans lorsqu'il rédigea, en une nuit, son premier roman : Soleil, mon ennemi. Ce matin-même, le spécialiste, qui le suivait depuis l'apparation de ses premiers symptômes, avait pris Jo dans ses bras et lui avait annoncé, avec compassion, que sa maladie chronique n'avait fait que croître en 16 années de combat quotidien et qu'il n'y aurait pas de rémission.
Lorsque la maison d'édition Future Horizons s'empara de son roman et accepta de le publier, Joseph comprit qu'il pourrait vivre autrement, et s'épanouir coûte que coûte ! Il n'était pas du genre à s'apitoyer sur son sort. Ses parents ne l'avaient pas élever ainsi.
Il poursuivit ses travaux d'écriture et lorsqu'à 20 ans, il décida de quitter le nid, il avait déjà cinq romans à son actif et une série de BD à succès, intitulée Moi, le fantôme de Portland. Il partit s'installer dans un modeste chalet, au nord de la Californie, à Crescent City. Il était à moins d'une journée de route de chez ses parents, dans un endroit sauvage, entre océan et forêt. C'était un refuge pour écrire. Et surtout, un lieu sans histoire pour Jo, une ville où il ne serait pas montré du doigt. C'était ce qu'il croyait du moins...
Ce soir-là, donc, à peine un mois après son emménagement, il partit marcher un peu. Le bois au seuil de son chalet lui offrait un labyrinthe de chemins pour laisser échapper ses angoisses et vaincre ses démons. Il marchait, donc, dans cette chaleur euphorisante, lorsqu'il entendit un bruit. C'était une sorte de craquement. Mais, ce craquement n'était pas celui d'une branche malmenée par le vent, c'était un craquement puissant, presque lugubre. Jo s'immobilisa et tenta de comprendre d'où provenait ce bruit. Soudain, cela se reproduit mais ce fut plus fort ! Jo sursauta. La peur commença à l'envahir. Il s'était éloigné de chez lui, il marchait depuis près de vingt minutes. Il était au milieu de nulle part.
Et il n'était pas seul.