Sans titre
de Angéline L.
La nuit semblait si paisible, ce soir-là. La lune promenait son regard blafard sur les plaines endormies, enveloppant d’un voile d’argent les arbres et les toits. Le calme, si profond. La douceur d’un soir d’été… C’était lui qui conduisait ce jour-là. La fête chez les Beauregard avait battu son plein. Comme toujours, Hélène Beauregard en avait profité pour vanter ses multiples exploits à ses invités, faussement sidérés. Rien n’était laissé au hasard chez les Beauregard ; de la petite cuillère au parfum du papier toilette, la bourgeoise demeure s’était parée de ses plus beaux atours pour épater ses hôtes.
Pierre et Alice Colombe avaient une sainte horreur de ces dîners-là. C’était à contrecœur qu’ils avaient cédé aux innombrables relances d’Henri, qui voulait absolument leur faire découvrir leur tout dernier joujou : un service barbecue flambant neuf, avec tout plein de fonctionnalités inutiles, comme celle d’envoyer un texto à son propriétaire pour le prévenir que les saucisses étaient cuites.
Henri était le patron de Pierre. Heureux propriétaire d’une entreprise de serrures florissante, il en profitait à l’occasion pour s’offrir un ou deux caprices qu’il s’empressait d’exhiber fièrement le lundi matin, lors de la réunion hebdomadaire. Le dernier en date (avant le cuiseur de saucisses intelligent) était la superbe Ferrari GTC 4 Lusso ; un monstre rouge vif qu’Henri aimait garer tous les matins devant la porte d’entrée des employés, faisant au passage vrombir le moteur douze cylindres.
Henri et Pierre s’étaient rencontrés au lycée. L’un était fils du maire de la commune, le second n’osa jamais lui avouer que sa mère devait faire le ménage chez lui. Henri Beauregard était destiné à une carrière brillante, appuyée par les soutiens de son père. Pierre avait pour lui le goût du mérite et l’envie de bien faire. Les deux jeunes hommes s’étaient donc fréquentés un peu par hasard, sans savoir si c’était par un besoin irrépressible de popularité pour l’un, ou la peur de la solitude pour l’autre.
Puis Pierre avait rencontré Alice. Elle était assise là, sur le banc de la cour, lisant et relisant toujours le même livre ; le Songe d’une Nuit d’Eté de Shakespeare. Ses yeux dévoraient les lignes avec la même avidité, la même urgence d’absorber les mots, de les faire siens. Ses longs cheveux noirs encadraient un visage fin, aux traits doux et aux lèvres tendres. Après plusieurs mois d’observation sous-marine, il avait enfin osé l’aborder, plantant un regard timide dans le vert de ses yeux. Elle avait d’abord souri, puis avait accepté de l’épouser. Ils étaient aujourd’hui propriétaires d’une jolie maison sur les bords de l’étang, et parents d’une malicieuse petite Johanna.
Ce soir-là, Pierre et Alice avaient donc accepté de se rendre une nouvelle fois au baptême de la nouvelle lubie luxueuse des Beauregard. Hélène avait accueilli Alice avec son grand sourire rouge Chanel et sa robe Dior, identique à celle que Jackie Kennedy portait en 1962, disait-elle. Elle lui avait ensuite raconté combien il avait été difficile pour elle de trouver les escarpins assortis.
« J’ai dû appeler mon ami Tom, mais si Tom, vous le connaissez, il était à la Fashion Week de New York la semaine dernière. Il fait un travail for-mi-dable ! Vous devriez voir sa nouvelle collection, elle est absolument fabuleuse. Il faut qu’on organise un brunch un de ces jours, il pourra peut-être vous conseiller une de ces pièces à l’occasion ! Oh oui, vous seriez splendide dans de la soie rose ! »
Elle l’avait alors entraînée dans sa pièce favorite : la cuisine, où elle aimait vanter les talents de sa cuisinière, Maria, qui confectionnait à merveille toutes les petites douceurs qu’ils allaient déguster ce soir. Maria avait esquissé un petit sourire gêné, avant de se replonger dans la préparation des petits toasts de caviar, fraîchement importé de Russie, cadeau d’un important client de son mari. Pendant ce temps-là, Henri, tout en lissant sa moustache brune avec l’arrogance du paon en pleine séduction, avait tapoté l’épaule de Pierre, lui assurant une prochaine promotion, ce qui paierait sans doute une nouvelle poupée à Johanna.
La petite quant à elle, appréciait la soirée d’une autre façon. Elle riait aux éclats, amusée par les bêtises de la fille cadette des Beauregard, Paula, qui avait une attitude aux antipodes de celle de ses parents, toute casse-cou qu’elle était. Les deux fillettes avaient le même âge et partageaient régulièrement des moments de franche complicité, défiant parfois l’autorité d’Hélène en revêtant les beaux foulards et les jolies sandales vernies de cette dernière. Elles avaient plus d’une fois fait enrager Caroline, la baby-sitter de la famille, qui devait alors les chercher dans toute la maison après qu’elles aient barbouillé de rouge à lèvres le miroir de la salle des bains. Elles s’aimaient d’une belle et pure amitié, bien loin des intérêts et des jalousies. Dans le grand jardin de la propriété, elles s’inventaient souvent une vie trépidante, remplie de monstres effrayants à terrasser et de beaux princes à embrasser. Elles étaient tantôt princesses en détresse, tantôt fées bienveillantes du royaume, qui repoussaient au loin les menaces du quotidien, avec leur baguette magique et leurs ailes dorées.
Ce soir-là n’avait pas fait exception, et après avoir une ultime fois lancé un mauvais sort au dragon de la forêt enchantée, Johanna avait manifesté les premiers signes de fatigue. Elle s’en était allée informer ses parents, qui profitèrent de l’occasion pour mettre un terme à la soirée. C’était donc avec soulagement qu’ils s’étaient empressés de monter dans la voiture, adressant au passage un dernier au revoir aux Beauregard d’un petit signe de la main.
La nuit était belle ce soir-là. La route brillait, étendant son bitume au loin par-delà les collines. Johanna s’était paisiblement endormie, terrassée par les incroyables aventures qu’elle venait de vivre avec son amie Paula. Alice pensait à sa vie, peut-être un peu différente de ce qu’elle avait imaginé. Elle aurait pu être cette autre femme, avec ses grands cartons à dessin sous le bras, baladant d’exposition en exposition ses fabuleuses toiles, ô combien renommées dans le milieu. Elle avait finalement atterri dans un petit cabinet de médecine, où elle assurait sans grande conviction ses missions de secrétaire. Mais même si ses journées semblaient ternes, elle puisait sa force dans les grands sourires de sa fille et les tendresses parfois maladroites de son époux. Elle se contentait donc de son humble existence, attrapant quelquefois son pinceau pour dessiner ses regrets.
Ce soir-là, elle aurait voulu être cette autre femme. Juste pour ne pas se sentir humiliée par les richesses dégoulinantes des gens qui l’entouraient. Mais elle chassa vite cette idée lorsque Pierre vint poser sa main sur la sienne en lui adressant un sourire rassurant. Oui, rien ne valait le bonheur que représentaient ces moments. Elle était riche à sa façon, riche d’amour. Elle entreprit à son tour de fermer les yeux, savourant les derniers kilomètres qui les séparaient encore de leur petit nid familial.
Mais elle n’eut pas le temps de les fermer plus d’une minute. Elle fut brusquement tirée de son demi-sommeil par le hurlement de son mari, qui donna un violent coup de volant vers la gauche, évitant un obstacle invisible. C’était trop tard. Pierre avait perdu le contrôle de la situation. La voiture fit une embardée dans le fossé, avant de rebondir du talus contre l’arbre de la voie d’à côté. Le choc fut bref et presque sans bruit. La tôle du capot épousa les contours du tronc, tandis que les branches épaisses vinrent briser les vitres et s’enrouler autour des occupants. Les coussins d’air s’étaient déclenchés, vaporisant une fumée blanchâtre au-dessus de la carcasse et engloutissant les ombres désarticulées des passagers.
Dehors, la nuit était belle. Belle et silencieuse.
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