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Une aventure avec des mouches, des nurses, du sexe, des dizaines de milliers de morts, des clandestins, des déserts, des océans, une usine, des champs, un mariage, du bricolage, des substances illégales et un aventurier intègre et valeureux !
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Ce fut mon plus bel été. Ou peut-être le pire. C’était il y a 17 ans. J’étais lycéen et suivais, sans doute pour la dernière fois, mes parents sur leur lieu de vacances. L’année suivante m’attendait, à n’en pas douter, la liberté et la découverte des plaisirs de la majorité, vitre ouverte, cheveux au vent, permis de conduire en poche.
Les premiers jours du séjour, je passais mes après-midis à hanter d’une aura cafardeuse la chambre qui m’avait été octroyée en lisant et relisant les poèmes de Raymond Carver. Parfois ponctuées de quelques suées dues aux sauts endiablés effectués au son de Miss You des Rolling Stones auxquels je m’astreignais afin d’éviter de sombrer dans un état léthargique, ces lectures me transportaient dans une humeur mélancolique tout autant délectable que terrifiante.
Lassé d’entendre à longueur de journée la rengaine de ma mère se lamentant de me voir à peine sortir de ma chambre, je lui offrais chaque soir le plaisir de m’éclipser gouter la douceur de la fin de l’été en bord de mer. La location se trouvant à l’écart de toute vie active et festive, j’errais sur les chemins de la lande bordant la maison et caressant sur des kilomètres la dune nous séparant de la mer. Terriers de lapin et bruyères accompagnaient mes errances nocturnes répétées où je me rêvais parfois en Sherlock Holmes lunaire.
Ce fut le dixième ou onzième soir que l'habituel ressac berçant des vagues laissa émerger une voix à la fois douce et forte. Mue par le vent, la mélodie qu’elle produisait était accompagnée d’accords de guitare sèche et provenait d’un des vieux blockhaus tagués datant de la seconde guerre mondiale qui semblaient avoir été déposés là par un géant distrait. Je m’approchais sans discrétion et découvris une sorte de grotte sombre et abandonnée au milieu de laquelle trônait une fille pas beaucoup plus vieille que moi, ni beaucoup plus jeune d’ailleurs, assise en tailleur sur un tabouret bancal. La flamme d'une bougie soufflée par le vent luttait pour laisser paraitre un visage rond que recouvraient en partie des cheveux blonds bouclés. Je la devinais revêtant une veste en jean plutôt passée de mode, un tee-shirt blanc échancré et un short en toile. Malgré ma présence, elle poursuivit sa chanson jusqu’à son terme, laissant alors planer un silence un peu gêné, parfumé des effluves résiduels de la mélodie.
-Salut !, lâcha-t-elle, confirmant la douceur de sa voix et me gratifiant d’un sourire amical.
-Salut !, dupliquais-je sottement, sans savoir quoi rajouter.
Voyant mon tâtonnement maladroit, elle me proposa de m’asseoir sur un tabouret à peine plus présentable que le sien.
Elle s’appelait Margaux et se remit à chanter dans la lueur vibrante de la bougie. Ce fut notre premier moment magique.
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Lorsque le téléphone sonna, Ed venait d’avaler sa troisième tasse de café, assis sur la terrasse du chalet de la plage. Le soleil donnait déjà fort et la matinée était douce. Il rentra à l’intérieur du chalet et décrocha. La voix de Mary, la voisine d’Ever, son ex-compagne, traduisait un certain agacement, peut-être un peu de panique aussi. La fille d’Ever âgée de 8 ans venait de débarquer chez elle à l’improviste. Ever avait fait une nouvelle crise et l’ambulance venait de partir pour l’hôpital.
- Et que fait Sarah chez vous ? Personne ne s’en occupe ? questionna Ed, agacé à son tour.
- Elle a pris peur quand Ever a fait sa crise et s’est cachée. Elle n’est ressortie que lorsque le calme est revenu. Et la voilà chez moi ! Faut vous en occuper Ed !
*
Lucy sortit de la douche, enfila un déshabillé rouge et se rendit sur la terrasse. Ed ne donnait pas signe de vie. Elle alla se servir une grande tasse de liquide noir. Posé à côté de la machine à café, un mot griffonné à l’encre bleue qu’Ed avait rédigé à la hâte, annonçait qu’il serait de retour le lendemain matin. Un problème avec Ever, concluait sommairement le court message impersonnel. Ever ! Un nom dont Lucy n’avait pas entendu parler depuis plusieurs années. Ever. Sa maladie mentale. Ses excès. Ses dérives.
Lucy alla s’allonger sur un transat de la terrasse. Le regard perdu dans l’immensité de la plage, elle se demandait pourquoi Ed était parti sans la réveiller et sans lui expliquer son départ de vive voix. Ever était un sujet qu’ils n’aimaient aborder ni l’un ni l’autre. Pour Lucy, elle était l’ex encombrante et un peu barrée. Pour Ed, elle était le passé. Un passé trouble qu’il préférait ne pas évoquer. D’ailleurs, Lucy n’en savait pas grand-chose, à l’exception de ses problèmes psychologiques qui étaient en partie la raison de leur séparation.
Dans l’après-midi puis dans la soirée, Lucy tenta à plusieurs reprises de joindre Ed sur son téléphone. Lassée, elle se résigna à laisser un message, qu’elle voulut apaisant, ne souhaitant pas créer de tensions inutiles. Son sommeil fut loin d’être serein. Un vent s’était levé en soirée et des bruits inhabituels ponctuèrent sa nuit perturbée.
Lorsque la voiture de Ed apparut au bout du chemin, Lucy venait juste d’émerger. Assise sur la terrasse, elle suivit du regard la Ford avaler le chemin à vitesse réduite. Un nuage de poussière s’élevait dans son sillage. Ed gara sa Ford dans l’allée de gravier et descendit du véhicule qu’il contourna et alla ouvrir la porte côté passager. Lucy se redressa alors sur son fauteuil. Son cœur se mit à marteler dans sa poitrine.
- Viens, descends, dit Ed avec douceur.
La petite fille qui extirpa son corps de la Ford avait de longs cheveux blonds et revêtait une salopette jaune. Lucy se leva de son fauteuil mais n’approcha pas, pausant seulement sa tasse de café sur la table. Au loin, sur la mer légèrement agitée, telles des étoiles scintillantes, de minuscules surfers fusaient. Ed et la petite fille escaladèrent la poignée de marches qui menaient à la terrasse. Sa chemise auréolée de sueur, Ed ouvrit la bouche en premier.
- Je te présente Sarah. Ma fille.
Lucy fit une moue crispée.
- Bonjour, Sarah, se contenta-telle de dire, décontenancée.
- Sarah, voici Lucy, ajouta Ed.
La petite ne répondit rien, se recroquevillant sur elle-même. Ed voulut l’enlacer de son bras mais Sarah recula légèrement.
-Viens boire quelque chose, Sarah, lui dit Ed en rentrant dans la maison, sans accorder un regard à Lucy.
Quelques instants plus tard, Ed et Lucy se retrouvèrent sur la terrasse alors que Sarah s’installait dans la chambre habituellement destinée aux invités.
- Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? s’emporta Lucy. Pourquoi tu ne m’as jamais parlé d’elle, Ed ?
- Ca a toujours été compliqué avec Ever, tu le sais. Je n’ai pas vu Sarah depuis cinq ans. Ever ne voulait pas que je la vois. C’est un passé avec lequel je voulais couper !
-Tu disparais comme ça sans explication et tu débarques avec elle aujourd’hui sans crier gare ! Tu t’imagines que je ne vais rien dire ?
- Qu’est-ce que tu veux que je te dise ? Sa mère est à l’hôpital, il fallait bien que j’aille la récupérer !
Lucy repoussa brusquement son fauteuil avant de s’éclipser dans la maison.
Plus tard dans la soirée, le chalet résonna de cris que Sarah ne pu distinguer mais qui l’empêchèrent à coups sûrs de s’endormir. Lorsqu’elle se réveilla, le lendemain matin, le silence régnait dans la maison. Ed était assis seul sur la terrasse. Sarah prit place en face de lui. Sans un mot, Ed lui servit un verre de lait et approcha un bol de céréales. Une fois le petit déjeuner englouti par la petite fille, Ed dit :
- Habille-toi, je t’emmène à la plage.
Suivant le chemin bordé de palissades en bois, un cerf-volant sous le bras, Ed guida Sarah vers la plage de sable fin. Le vent s’était levé. A mi-chemin entre la dune et la mer agitée, Ed déplia le cerf-volant. Le maintenant entre ses mains, il en glissa les poignées entre celles de Sarah. Tirant puissamment, les bras frôlant ceux de la petite fille, Ed tenait fermement les fils.
- Laisse-moi faire toute seule, papa ! dit alors Sarah.
Ed relâcha doucement les poignées et laissa Sarah se débrouiller seule. Il se recula et l’observa un long moment, les cheveux virevoltants. Et il pensa qu’il n’avait pas passé un si bon moment depuis bien longtemps.
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Magicien, voilà un boulot possédant une réelle utilité personnelle et ne se bornant pas juste à sa fonction de gagne-pain. En général, on bosse pour bouffer, aller au cinoche ou boire de la bière quand on en a envie. Enfin, en ce qui me concerne, ça se résume à ça.
Je suis dynamiteur d'ouvrages d'art. Pour ce qui est de l'usage privé, on peut affirmer sans se mouiller qu'on atteint rapidement certaines limites. Une fois, en voulant la réparer, j'ai fait sauter la gazinière de Josy, ma voisine. De façon involontaire, bien sûr. Elle et son mari, Rocky ne m'en ont d'ailleurs pas voulu. C'est là où on reconnaît les vrais amis. Ils désiraient de toute façon s'en débarrasser mais c'est comme tout, on espère toujours que ça va repartir et durer encore pour un petit bout de temps. Cette gazinière, c'est un peu le symbole de la vie, je dis souvent. On croit naïvement qu'elle va durer éternellement - la vie- et puis un jour elle vous claque entre les mains.
Bien que la conclusion de cet épisode soit semblable à celles des travaux pour lesquels on me rétribue, mes compétences de dynamiteur n'ont joué aucun rôle dans cet événement. C'est peut-être ce jour-là que cette pensée m'a traversé l'esprit pour ne plus en déguerpir : ce boulot n'a aucun usage privé. Alors que magicien ...
C'est par l'intermédiaire de Rocky que j'ai rencontré ce magicien. Il n'avait pas un cursus phénoménal mais je faisais confiance à Rocky. Vador, il s'appelait. Un magicien du sud-ouest, de Toulouse, comme il disait avec son accent. A la ville, il portait un drôle d’accoutrement : un costume trois pièces noir satiné, des mocassins cirés, un feutre sombre et des Ray-ban. Il arborait une fine moustache qu'il triturait sans cesse de ces doigts bagués d'or. En fait, je ne l'ai vu que deux fois : le soir où il est venu prendre un pot avec Rocky afin qu'on s'entende sur les modalités et la nuit où il est revenu encaisser le reste de l'argent après avoir fait disparaître Maggie. Car c'est pour cette raison que j'avais besoin de lui.
Maggie était ma femme et il n'y a pas que dans les séries B où le mari a en tête de voir sa femme se volatiliser. J'avais lu des bouquins épais comme une dizaine de bâtons de dynamite posés à l'horizontale qui traitaient de la magie. Un notamment parlait d'une certaine peuplade africaine qui, grâce à des rituels précis et complexes, pouvait faire disparaître ou réapparaître n'importe quelle personne sur cette Terre. C'est en cela que le job de magicien peut s'avérer précieux.
J'avertis Rocky de mon désir de voir disparaître Maggie. De suite, il sembla avoir l'article idéal en rayon. De ses années marseillaises, dix ans avant de débarquer dans le quartier, il connaissait tout un tas de monde dont un magicien qui, sans rituels grandiloquents comme les pratiquait cette peuplade africaine, pouvait me débarrasser de Maggie. Moyennant quelques billets, bien sûr.
Le métier de dynamiteur d'ouvrages d'art est très fluctuant et ne rapporte pas gros mais monsieur Vador semblait être un vrai professionnel de la disparition et j'étais prêt à faire quelques sacrifices.
Lors de cet apéritif organisé en son honneur, j'essayai de le tester, de percer ses secrets de magicien, lui parlant de ces types qu'on voit à la télé faire disparaître des jeunes filles quasiment nues derrière d'immenses draps ou encore dans des caisses de verre parfois remplies d'eau. Mais il se contenta de ricaner d'un rire gras, assez impressionnant d'ailleurs. Je fus quelque peu surpris par son attitude mais il est vrai que le charme de ces personnages réside dans le mystère qu'ils dégagent.
Ce mystère si caractéristique s'est manifesté de façon plus prononcée la nuit où il est venu chercher le reste de l’argent. Il est arrivé en Mercedes noir métallisé escorté d'un clone-associé. D'ordinaire, les magiciens sont accompagnés de donzelles court vêtues mais lui non. Il avait la joue balafrée et la main bandée. Je lui demandai ce qu'il lui arrivait et il me répondit que le tour de passe-passe ne s'était pas déroulé comme prévu. L'action avait eu lieu dans le RER que prend ma femme pour revenir du travail - elle revient tard, vers 22 heures. Bonne idée je me suis dit, ce type va à la rencontre de son public. Dérider les usagers du RER constitue également une véritable action sociale. Bravo, monsieur Vador, j'applaudis des deux mains ! Mais ça a mal tourné m'a-t-il annoncé, sans plus d'explications.
Je le sentais un peu pressé alors je lui ai filé son pognon et il a décampé. Pour d'autres démonstrations de magie un peu partout dans le pays, je présume.
C'est le matin, en lisant le journal que j'ai compris ce qui s'était passé. Vador avait voulu faire disparaître Maggie et une espèce de brute épaisse s'en était mêlé. Vador avait été contraint de faire disparaître celui-ci aussi. Mais c'est l'histoire du couteau que je n'ai pas bien pigé sur le coup. Pourquoi avait-il utilisé un couteau pour son tour de magie ?
*
Aujourd'hui, je comprends mieux. J'ai été dupé. Ce type était un incompétent. Son tour, certainement mal préparé, avait déraillé et Maggie en avait fait les frais. En plus d'avoir raté son coup, ce type était une balance. Voyant que l'affaire tournait au vinaigre, quand les flics ont débarqué, j'ai pris mon air abattu - je l'étais réellement d'ailleurs à cause de toute cette mascarade orchestrée par Vador - et leur ai baragouiné que je ne comprenais pas ce qui s'était passé. Mais la magie ne pèse pas lourd face aux services secrets et dans l'après-midi, Vador s'est fait piqué. Le salaud a lâché le morceau sans qu'on ait besoin de le passé au chalumeau.
Maintenant, mon existence semble avoir radicalement changé de voie, se dirigeant lentement vers une sorte de nuit froide et opaque. Et ce n'est pas la magie qui va me faire sortir de derrière ces barreaux. Rocky, sentant le vent tourné, a mis les voiles. Josy, elle, vient me voir une fois par semaine. Depuis un mois, elle me fait passer des bâtons de dynamite. D'ici l'été, je pense pouvoir faire sauter ce mur et tailler ma route. Finalement, dynamiteur d'ouvrages d'art s'avère être un boulot très utile. Plus que magicien en tout cas. Et puis c'est bien moins dangereux. Enfin, il me reste encore à résoudre le problème de la taille de la cellule. Ils m'ont casé dans un cachot minuscule et je ne vois pas bien comment je vais pouvoir faire sauter ce mur sans me griller la cervelle du même coup. Enfin, d'ici l'été, j'aurais certainement une nouvelle idée de génie ...
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Je m'obstine en vain à vouloir noircir une page. Ça fait plusieurs jours que je n'ai pas écrit une ligne. J'ai l'impression d'être une vieille branche sèche devant ma feuille. Une vieille branche qui s'effrite un peu plus à chaque instant.
Je gribouille deux trois dessins sans imagination, je grille une cigarette que j'ai mis beaucoup de soin à rouler. Je vais me chercher une canette dans le frigo. Ça fait pshit quand je la décapsule. Je me rassois. Je redessine. Toujours les mêmes dessins. Ça fait plusieurs semaines que je n'ai pas écrit une ligne. J'appelle Jamie, une amie. Elle est absente. Je ne laisse pas de message. Ma première bière torpillée, je vais m'en chercher une autre et commence à l'écluser. Ça fait plusieurs mois que je n'ai pas écrit une ligne. J'enfile une veste et je sors.
En quittant l'immeuble, je balance ma canette dans une poubelle qui dégueule déjà d'ordures. Je me mets à arpenter l'avenue. La foule s'est donnée rendez-vous dans les grands magasins. Les gens lèvent les pieds pour ne pas écraser les mendiants qui sont à genoux, une petite boite dans la main. On crève sous une chaleur lourde et je commence à transpirer. Je quitte ma veste et la balance par-dessus mon épaule. Des femmes gloussent, leurs yeux cachés derrière leurs lunettes de soleil que c'est pas vivable une chaleur pareille. Je m'engouffre dans un bar aux vitres fumées et je me rends direct au fond vers la salle de billard. Je joue avec un type, un vieux bossu. Il me dépouille de cinquante dollars. Je vais m'asseoir au comptoir et commande un demi. A quelques tabourets de moi, deux filles, une blonde et une rousse, le genre vulgaire, rigolent comme c'est pas possible. On croirait qu'elles sont toutes seules dans ce bar. Elles s'enfilent chacune un demi. L'une des deux, la plus éloignée de moi, me voit les regarder avec insistance.
- Qu'est-ce qui t'arrive, mon chou ? T'as jamais vu deux copines rigoler ?, elle me dit. Je ne réponds pas et m'enfile une gorgée, puis une autre.
- Ben, quoi ?, poursuit l'autre fille, la blonde, en se tournant vers moi, tu réponds pas quand on te cause ? T'es pas du genre causant ? La communication entre les êtres c'est pas ton truc?
- Ca m'arrive.
- Ah, ben heureuse de l'apprendre, dit la rousse.
La blonde porte une veste à paillettes et une jupe rose qui lui cache à peine l'entrejambes.
- Et qu'est-ce que tu fais dans ce bar en plein après-midi, mon grand, t'as pas une princesse à t'occuper ou un job dans une usine ?, me dit la blonde avec un air de me prendre pour un imbécile.
- Ni l'un ni l'autre, ma cocote, je réponds avec assurance.
- Ben alors qu'est-ce que tu fabriques dans la vie ?, me demande la rousse avant de s'enfiler un gorgeon. Sa copine commande une autre tournée.
- Je suis écrivain.
- Ecrivain ? Ecrivain de quoi ? Y'en a des tas d'écrivains.
- J'écris dans un magazine.
Des cris proviennent de la salle de billard. Un jeunot, la mèche flottant au milieu de son immense front déboule en braillant « j’ai battu le vieux voûté, j’ai battu le vieux voûté ! Tournée générale ! »
- Quel magazine ?, me demande la rousse.
- Un coin pour écrire, ça s'appelle.
- Connais pas.
- C'est un magazine littéraire.
Les pales du ventilateur tournoient au-dessus de ma tête. J'aperçois mes cheveux s'agiter dans le miroir en face de moi. Les filles complotent dans leur coin. Je les vois détailler mon accoutrement en rigolant. Elles font une fixation sur mes sandales. Des sandales à lanières de cuir complètement usées.
- Et qu'est-ce que tu écris dans ce magazine ?, reprend la blonde.
- Des histoires. Des histoires courtes, des trucs noirs.
- Comment ça s'appelle tes histoires ?
Je lui balance le titre de ma dernière nouvelle qui date de plusieurs mois.
- Je connais, fait la bonde en prenant un air fier. Je l'ai lue. C'est ma sœur qu'achète ce bouquin. Ce magazine. Elle me l'a refilé. Ça la faisait pas marrer.
La tournée du jeunot arrive. Je porte le godet à mes lèvres puis me roule une cigarette.
Elles se remettent à comploter. La rousse éclate de rire. Un rire énorme qui résonne dans le bar.
- T'as pas un truc plus rigolo comme histoire ?, dit la blonde. Et puis c'est pas tout jeune, ça date d'au moins six mois cet’ affaire-là ! Franchement, ça m'a pas emballé.
- Faut dire qu'il y a de mauvais écrivains aussi, rajoute la rousse. Des qui gagnent pas le sous. J'avais un cousin qui était écrivain. Il a fini dans la rue, je crois. Il a jamais voulu reconnaître qu'il avait pas le talent !
Je laisse passer un moment puis je leur dis :
- Ça vous dirait de faire une virée ce soir, les filles ?
- Une virée ? Quel genre de virée ?
- Une virée en bagnole. En banlieue. Pour se marrer un coup.
- T'as une tire, toi ?
- Un peu que j'en ai une !
La rousse jette un œil à sa copine.
- Ça pourrait se faire, elle dit.
- Ok, dit l'autre. Vers huit heures.
Je m'avale l'avenue dans l'autre sens. Les magasins comment à baisser leurs rideaux, les trottoirs se vident lentement. Une espèce de brume visqueuse s'élève au-dessus de la chaussée et une odeur de goudron acre se déverse dans l'atmosphère. Je vais sonner chez un ami qui crèche à deux pâtés de maison. Je suis tout excité. Je lui demande si je peux lui emprunter sa voiture. Il me passe les clés. Je la gare en bas de ma rue.
Je remonte chez moi. Dans l'escalier, l'odeur de la cire m'envahit. L'employé de la société de nettoyage est passé. Je m'attable et noircis quelques pages. Ensuite, je vide encore quelques canettes. Jusqu'à ce que le frigo soit vide. J'allume le transistor. Canicule pour toute la semaine. Je change de maillot, celui-ci est trempé de sueur. J'en choisis un blanc sans manche pour être plus à l'aise. Je regarde la pendule, il me reste à peine une heure. Je téléphone à Jamie. Elle n'est pas là. Sur le répondeur, je lui annonce que ma nouvelle histoire est pratiquement bouclée.
Vers huit heures cinq, j'arrive devant le bar. Les filles attendent accoudées au comptoir. Elles sont un peu déçues en voyant ma bagnole. Pas étonnant, elle est pas de première jeunesse. Je les fais grimper et je démarre en trombe. C'est une décapotable. Le vent glisse dans nos cheveux. Les filles rigolent. Dans le rétroviseur intérieur, je vois quand même la blonde tenir fermement la poignée de la portière. La rousse pousse des cris à chaque virage. Des cris stridents. Animaux.
On s'éloigne du centre-ville. Quand la circulation devient moins dense, je décide de leur foutre encore un peu plus la frousse. Je grille les feux, les stops. Dans le rétro, la blonde à la bouche de travers. Elle se lance à dire quelque chose mais je lui coupe la chique en négociant sec le virage en bas de l'avenue qui mène dans la banlieue pavillonnaire. Je manque de percuter un chien errant.
Les filles font une tête pas possible. Cette fois-ci, elles ne la ramènent pas. Dans mon esprit, chacune de leurs jérémiades est une invitation à pousser le bouchon encore plus loin. Leurs cris se mélangent confusément au grognement de la mécanique en furie. Sans doute me supplient-elles de m'arrêter.
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Je gare la tire devant chez mon ami. Il n'y a pas de lumière, il doit roupiller. Ça doit faire quatre heures que je suis passé chercher les filles au bar. Je rentre chez moi à pied en traversant le parc. A cette heure, il n'y a que des clochards pleins comme des barriques, ivres de mauvais vins allongés sur les bancs. Un léger vent agite les feuilles des arbres et s'engouffre sous mon maillot qui baille.
Avant de me mettre au boulot, je roule une cigarette. Il n'y a plus rien à boire. J'allume le transistor mais je laisse la lumière éteinte. Aux infos, ils annoncent que deux filles ont été retrouvées agonisantes en bordure de la zone pavillonnaire. Une bande de types les a entendues gémir. Elles sont mortes en arrivant à l'hôpital.
J'ai été nigaud. Elles ont été retrouvées trop vite. Dans mon histoire, il faudra que je les balance dans une benne à ordures ou que je les enterre dans le désert à la sortie de la banlieue pavillonnaire.
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Aujourd'hui, c'est mon deux cent cinquante et unième jour de chômage.
Je me lève et enfile un pantalon. Puis je me passe une paire de chaussettes, un pull et je me lave les dents. J'allume le vieux poste radio grésillant de ma tante. Je devrais bien en changer mais ces huit mois de chômage ont modifié mes priorités. Il parait que le chômage explose !, annonce un journaliste. Tiens donc !
Je ramasse le rasoir sur la petite tablette. Je déteste me tailler la barbe mais si je veux décrocher un boulot, je dois mettre le paquet.
Ensuite, j'avale un café, assis sur un coin de table. Je m'aperçois alors que j'ai zappé mes exercices musculaires des yeux que j'effectue habituellement pendant que je me récure la face. Je me lance donc dans mes dix minutes de torture oculaire lorsque Nancy appelle. Je ne décroche pas. Elle parle au répondeur. Sa voix douce met un peu de chaleur dans ce studio glacial.
-J'aimerais bien que tu viennes, ce soir si tu peux, me chuchote-t-elle. Tu me manques tellement en ce moment.
Je claque la porte et me rends d'un pas assuré en direction de l'agence pour l'emploi. La ville dégueule son flot de véhicules dans un mélange affolant de bruit et de pollution.
Alors que je m'apprête à traverser une rue, un type arrivant en sens contraire m'attrape par le bras.
-Vous auriez pas cinquante balles, s'il vous plait, il me demande.
-J'ai pas un sous en poche, mon gars !, je lui réponds.
Il regarde alors autour de lui avec un air suspect avant de me demander :
-Vous auriez un revolver sur vous?
Je reste un instant interloqué.
-Heu, non, désolé.
Je dégage mon bras de son étreinte.
-Un canif, peut-être?
-Non, plus. Je suis pressé, faut que je vous laisse, je lui dis.
Je m'éloigne de quelques mètres.
-Bonne journée, il me dit.
Je me retourne vers lui :
-Merci, vous aussi. Et bon courage pour vos recherches !
Il me remercie et manque de se faire renverser. Sans un bond salutaire sur le trottoir, les bagnoles l'auraient percuté sans embarras.
Je reprends ma route.
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La liste est longue mais je cible mes choix. Je me consacre aux annonces concernant les travaux manuels. La plupart demande une qualification que je n'ai pas. Mon regard s'arrête sur une qui précise en gras SANS QUALIFICATION. Je relève le numéro et me glisse dans la queue.
Le gars qui me devance sent très mauvais. J'ai hâte que mon tour arrive.
Quand c'est à moi, la fille assise derrière son bureau me dépose un dossier sous le nez.
-Remplissez-le. S'il y a des rubriques que vous ne comprenez pas, vous me demandez.
Je me mets à la tâche lorsqu'elle me dit :
-Non, vous devez aller vous installer un peu plus loin sur les tables là-bas. Faut laisser la place au suivant. Vous revenez me voir une fois que le dossier est complet.
Habituellement, je ne me fais pas évacuer comme ça mais là, il y a un monde
pas possible. Sans doute ce satané chômage qui explose !
Remplir le dossier ne me cause aucun souci. J'ai l'habitude.
Je dois refaire la queue. La fille vérifie le dossier et m'annonce que j'aurai des nouvelles dans quatre à cinq jours.
-C'est pas possible d'avoir une réponse plus rapide ? Aujourd’hui ou demain ? C'est que j'en ai besoin de ce boulot !
-C'est le temps nécessaire pour traiter votre dossier et voir avec l'entreprise.
-Et il y a pas moyen d'accélérer la procédure ?
Visiblement, ce n'est pas possible. Pourtant, j'insiste :
-Si vous me donniez l'adresse ou le numéro de téléphone de l'entreprise, j'aurais un contact rapidement et ils pourraient me prendre dans la journée ou demain au plus tard.
Ce n'est pas comme ça que ça fonctionne. Finalement, je laisse tomber. Agacé, je file à la Poste qui se trouve à un pâté de maisons où je me procure un annuaire. Dans la rubrique bâtiment se trouve une vingtaine d'entreprises travaillant sur la ville. J'introduis dans le téléphone une carte que j'achète une fortune pour l'usage que je vais en faire et enchaîne les coups de fil.
Les sept premiers interlocuteurs n'ont pas de chantier dans le quartier en question actuellement. Le suivant vocifère que je lui faire perdre son temps. Il est tellement mal aimable que je finis par l'insulter avant de raccrocher. Le douzième, c'est lui qui me raccroche au nez. La situation commence à sérieusement m'irriter et je crains de ne jamais trouver cette entreprise où un emploi m'attend, j'en suis persuadé. Le quinzième est le bon. Je raccroche en oubliant de demander si la place est encore libre et je note l'adresse sur un bout de papier qui traîne sur une table.
Je consulte un plan de la ville sur un affichage municipal. Le siège de cette entreprise se situe sur la rive gauche du fleuve à cinq ou six kilomètres de là et aucune ligne de bus qui se trouve dans les environs ne s'y rend rapidement.
Je descends sur les quais. J'y suis en cinq minutes. Là-bas, il y a toujours une flopée de vélos qui attendent sagement le retour de leur propriétaire. Rapidement, j'en repère un dont l'antivol est mal attaché.
Quelques instants plus tard, je franchis le pont en direction de ce nouveau boulot qui m'attend.
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Un vieux hangar aux teintes grises et quelques baraquements en tôles émergent du brouillard qui enveloppe ce côté-là du fleuve.
Le gardien me fait son numéro derrière sa barrière. Je lui explique ce qui m'amène et il décroche son téléphone. Après vérification, il soulève sa barrière. Le bureau où je dois me rendre est au bout d'une longue allée bétonnée.
Le gars qui me reçoit est vêtu d'une chemise rose toute auréolée de sueur. Il me serre la main et me propose de m'asseoir. Derrière lui, deux écrans turbinent. L'un surveille une série de couloirs, l'autre diffuse une pitoyable série à l'eau de rose que ma mère regardait déjà quand j'étais gamin. Il me lance un grand sourire professionnel qui me fait comprendre qu'il fait son job, un point c'est tout, qu’il lâcherait bien quelques jours de salaire pour être ailleurs. Au bord de l'océan ou au sommet d'une montagne. Ou simplement chez lui.
-Vous venez de loin ?, il me demande.
On commence par les politesses.
-Du nord de la ville. Le quartier de l'ancien parc d'attraction.
-Oh, ça doit pas être facile tous les jours, là-bas !
-Quand on n'a pas de boulot, ça doit être pareil dans tous les coins du pays.
-Sans doute ... c'est donc pour le chantier que vous venez ... vous avez déjà travaillé sur un chantier ?
-Deux fois. Pour les bâtiments de la banque centrale et il y a un peu plus d'un an, pour le nouveau casino.
-Vous avez des qualifications ?
-L'annonce n'en demandait pas ...
-Oui, je sais mais je demande à tout hasard.
Il complète un formulaire au fil de mes réponses. Son stylo n'écrivant plus, il en attrape un second dans un tiroir.
-Depuis combien de temps n'avez-vous plus travaillé ?
-Deux cent cinquante et un jours.
-C'est précis, ironise-t-il en esquissant un sourire.
Comme je ne relève pas, il retourne à son formulaire.
-Très bien, nous allons passer aux tests. Veuillez me suivre.
Les tests sont toujours les mêmes pour ce genre de boulot. Je les passe sans encombre. Le gars me donne une adresse où me procurer l'équipement pour le chantier. Rendez-vous le lendemain pour ma première journée.
Je repars sur mon vélo.
Toutes ces démarches m'ont pris la moitié de l'après-midi, l'heure de mon cours d'anglais approche. J'y file aussitôt.
Les leçons d'anglais me sont payées par l'agence pour l'emploi. II paraît que ça peut m'aider dans la recherche d'un emploi. Être bilingue est un facteur important pour décrocher un boulot m'a dit la fille qui m'a proposé cette formation. L'anglais devrait effectivement m'aider à étaler du ciment et percer des trous.
Heureusement, le collège où se déroule le cours est sur le chemin du retour. Je pénètre pile à l'heure dans la salle à moitié vide. Je souris à Muriel, l'enseignante puis j'attrape un manuel sur l'étagère et m'assoies à côté d'Henry. Je jette un regard circulaire en quête de Nancy. Négatif.
En dépit de l'excitante poitrine de Muriel et de ses jambes renversantes, le cours me paraît bien soporifique. Sans Nancy.
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Un salaud m'a fauché le vélo. Me voilà à pied. Henry me propose de m'accompagner un bout. En chemin, on s'ancre dans un bar. Il me paye un verre. Je lui raconte mon après-midi, il est ravi pour moi. Pendant que je bois deux verres, Henry en avale sept ou huit. Il est gris lorsque je décide de filer. Je ne peux pas le laisser traîner là dans cet état. Heureusement, il a l'alcool docile. Je hèle un taxi à l'intérieur duquel il s'écroule. Je donne un billet au chauffeur ainsi que l'adresse d'Henry.
Bien que le ciel se mette à pisser des gouttes grosses comme mon poing, je décide de galoper chez Nancy, me contraignant à un sérieux détour mais l'espoir d'une folle nuit d'amour me gonfle à bloc pour affronter la tempête. Si vous connaissiez Nancy, vous non plus vous n'hésiteriez pas un seul instant.
Nancy s'est parfumée avec ce sacré arôme qui me rend dingue. Elle est ravie que je sois là.
Cette sombre histoire de cigarettes à laquelle je ne pige pas rien et qui l'a empêché de venir au cours d'anglais me passionne bien moins que son corps de feu !
Elle sort deux verres dans lesquels elle nous verse un vieux cognac. Je lui demande où elle a bien pu trouver une merveille pareille mais elle refuse de me répondre. En représailles, je lui enlève son pull. Le contact de mes lèvres avec le bout de ses seins me fait bander illico.
Nous faisons l'amour lentement, ce qui ne nous est pas arrivé depuis longtemps.
Dernièrement, nos étreintes étaient expéditives et animales.
Ensuite, Nancy fait cuire une omelette. Puis crevé, je m'assoupie comme un gamin dans le creux de son bras tandis qu'elle dévore un jeu débile à la télé.
*
Le lendemain, je me lève tôt pour passer chercher l'équipement avant de me rendre sur le chantier. On me demande une caution exorbitante pour un casque et une combinaison. Ça me fout en rogne.
J'emprunte la ligne 12 qui traverse la ville. Je me pointe sur le chantier. Là, l'agent de la sécurité m'avertit que le responsable du chantier veut me voir. Dans sa cabane, le gars m'accueille avec un air soucieux.
-Il y a un petit problème ... , il bredouille. Il y a eu une erreur de recrutement...
-Comment ça ?
-L'agence pour l'emploi nous a envoyé un gars ce matin.
-Et alors ? Moi, je suis venu hier !
-Je sais bien mais on doit prendre ce gars à votre place. On est désolés, vous savez ...
-Vous vous foutez de moi ou quoi ?
-Non, je vous assure. Notre recruteur aurait dû vous le dire, on doit passer par l'agence et prendre leur candidat en priorité. Vraiment désolé.
Je comprends qu'il est inutile d'insister. De rage, je balance un coup de casque sur la cabane. Le pauvre en est tout déformé. Le type de la sécurité tente de me calmer et me raccompagne. Il m'offre une cigarette.
D'après lui, je ne suis pas le premier à qui arrive ce genre de mauvaises blagues.
Je retourne chez Nancy mais elle est déjà partie alors je file à l'agence pour l'emploi.
Aujourd'hui, c'est mon deux cent cinquante deuxième jour de chômage.
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Joe avait toujours eu un faible pour les blondes. Deux ou trois filles à la tignasse plus sombre avaient peut-être transité par son lit mais pas plus. Il y en avait une dont il se souvenait encore, une rousse.
C'est sa mère qui lui avait inoculé cette peur des rousses. Une frayeur prétendument liée à une malédiction qui s'était abattu sur sa ville. Joe avait la conviction que cette malédiction était davantage une légende d'avinés locaux à même de tenir en haleine un troupeau de nigauds assoiffés de monstruosités en tout genre.
Une petite rousse paumée était arrivée en ville. Elle habitait dans un hôtel miteux. On racontait qu'elle vendait son corps pour survivre et que la plupart des hommes de la ville avait eu leur part. Mais la poisse s'en était mêlée et la rousse avait enfantée d'une espèce de monstre difforme qui avait fini par mourir dans des conditions atroces que les avinés détaillaient avec régal.
Quand il avait rencontré cette fille, cette rousse, la légende lui était revenue en tête et l'avait taraudé toute la nuit. Au point qu'il n’avait pas réussi à baiser, torturé par cette peur des rousses.
Sa mère était épouvantée à l'idée que son fiston lui fasse un monstre avec une rousse. Elle lui rabattait tellement les oreilles avec cette histoire qu'il semblait à Joe qu'elle ne savait plus rien dire d'autre. Comme une espèce de machine programmée qui finissait par se déglinguer avec l'âge et s'éteindrai un jour, usée. De tout de façon, pas de souci pour sa mère. Le toubib l'avait bien dit, les oreillons quand c'est mal traité, ça peut rendre stérile. Et c'était tombé sur lui.
*
Il lui relâcha lentement le cou. La grosse veine était toute gonflée mais on sentait bien que le cœur ne battait plus à l'intérieur. L'organe ne pompait plus rien. Betty avait les yeux exorbités. Joe était calme même s'il sentait la sueur lui perler sur les tempes.
La lumière de la petite lampe éclairait juste la table où elle reposait et le fauteuil où Betty était installée en train de lire. Le reste de la pièce restait plongée dans la pénombre.
Ce fut un jeu d'enfant. Betty ne sentit rien venir, juste le temps de la saisir au cou et de serrer le plus fort possible, en fermant les yeux. L'instant d'avaler sa salive et quand elle cracha son dernier souffle, il relâcha.
Raides, les mains de Betty laissèrent glisser le livre qui tomba à terre. En reculant, Joe marcha dessus. Il le ramassa, un coin était corné. Il le déposa sur la petite tablette dans le disque lumineux dessiné par la lampe.
Il extirpa de sa poche le papier froissé et l'enflamma avec un briquet. La lueur vive redonna vie quelques instants à la pièce. Les résultats du test de grossesse partaient en fumée. Positif. Enceinte. Avec lui, stérile. Cette garce lui avait joué un mauvais tour. Il avait cherché quel type avait pu lui faire cet enfant mais sans succès. Et puis après tout, peu importe, c'est elle qui s'était jouée de lui.
Entre ses doigts, il ne restait qu'un coin de la feuille qu'il jeta rapidement dans la corbeille. Elle avait bien pris soin de ne pas lui en parler. La semaine précédente, le papier était tombé par hasard d'un dossier rangé dans le bureau.
Normalement, il devait être en voyage pour quelques jours. Il était rentré discrètement par la porte de derrière. Il avait juste à faire de même pour s'en aller, prendre un peu d'argent, renverser quelques tiroirs et le tour serait joué, on croirait à un cambriolage ou quelque chose dans le genre. Enfin, il n'avait pas vraiment réfléchi, l'important était qu'on croit qu'il était en voyage.
Il prit l'argent dans le tiroir du buffet, bouscula quelques affaires, déplaça les meubles légers. Puis il se rendit dans la cuisine où il se passa un peu d'eau fraîche sur le visage, en prenant soin de ne pas laisser d’empreinte. Ensuite, se faufilant le couloir, il se dirigea jusqu'à la porte de derrière. Le téléphone se mit soudain à sonner - trois fois avant que le répondeur ne se mette en marche. La douce voix de Betty s'excusant de leur absence résonna dans tout le rez-de-chaussée avant qu'on entende le bip.
- C'est Lucy, engagea la voix.
Lucy était une amie de Betty. Elles avaient environ le même âge et se connaissaient déjà quand Joe avait rencontré sa femme. D'ailleurs, il avait longtemps été attiré par Lucy, mais sa chevelure rousse l'avait refroidi. Toujours cette peur, comme injectée dans son sang.
- Je pensais que tu étais revenue mais c'est pas grave, continua la voix. Je viendrais chercher les résultats des tests demain matin. Si tu savais comme je suis heureuse. Je te remercie encore. Tu m'as été d'un grand secours. Avec Jack au labo, tu penses bien que je ne pouvais pas donner les tests à mon nom. D'ailleurs, il m'a posé des questions à votre sujet. Il m'a dit qu'il croyait que Joe était stérile et qu'il ne comprenait pas comment c'était possible. J'ai fait l'innocente, tu penses bien. Enfin ... on reparle de ça demain. Quand j'y repense, c'était plutôt rigolo de voir Jack se triturer l'esprit avec toutes ses questions. Allez, Bye.
On entendit la tonalité puis à nouveau le bip et la cassette se rembobina.
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Il emballa soigneusement les poissons dans du papier journal qu'il plia en quatre pans, puis les rangea dans le minuscule réfrigérateur. Il se servit une bière avant de refermer la porte et sortit un croûton de pain rassis et un morceau de fromage du garde-manger. A travers la fenêtre, le brouillard recouvrait le lac de son voile laiteux. Les derniers pêcheurs remballaient leurs cannes et rentraient chez eux déjeuner. Il ne se souvenait plus auquel il avait volé les poissons. A cette époque de l'année, ils sont tous vêtus de cirés jaunes ou verts.
En grimpant la Grande avenue qui longeait le lac, il s'arrêtait à intervalle régulier discuter avec ces hommes armés de patience et profitant d'un instant d'inattention, leur dérobait une partie de leur butin aquatique. Il avait élaboré ce subterfuge afin de palier la maigreur de l'allocation chômage. Il mangeait rarement à sa faim et ces poissons constituaient un réel festin qu'il se réservait pour le soir.
Il boitilla lentement jusqu'à son fauteuil bancal dont un des pieds était rongé par les vers. Une vieille radio résillant crachait une chanson de Sinatra. Il croqua tour à tour le pain et le fromage, mastiquant bruyamment puis se mit à fredonner l'air, se remémorant la photo de l'artiste suspendue dans le couloir de la maison de ses parents, une belle demeure avec un jardin où sa mère faisait pousser des parterres de roses dont elle venait respirer les parfums chaque matin. Son allocation ne lui permettait de s'offrir qu'un deux-pièces exigu dans les baraquements en préfabriqué qui s'étendaient sur plusieurs centaines de mètres le long de la Grande avenue. Il avala sa dernière bouchée accompagnée d'une gorgée de bière et s'essuya la bouche du revers de la main puis s'extirpa du fauteuil et coupa la radio. Il ressortit les poissons du réfrigérateur, les déposa sur la table et défit les plis du journal. Il déplaça légèrement l'objet de son festin et lut les petites annonces. L'une d'entre elles proposait deux cents dollars pour jouer le rôle de cobaye dans un salon de coiffure. Il renfourna négligemment le paquet au frais, enfila sa veste usée et sortit sans fermer à clé.
Deux cents dollars ! Comme s'ils tombaient du ciel et qu'il suffisait de tendre la main. Et tout ça pour rien. Peut-être serait-il même plus présentable après ce passage sous la tondeuse ou au pire un vieux bonnet ferait l'affaire durant quelques jours.
Deux cents dollars ! Combien de jours à manger décemment ? Il n'en savait rien. Beaucoup certainement.
Un crachin se mit à tomber alors il pressa le pas mais sa jambe le fit souffrir. Le salon se trouvait en plein centre-ville, il mettrait une heure à pied, tout au plus. Rien que l'idée de toucher ses deux cents dollars l'excitait. Tenir les billets et les faire glisser entre ses doigts pour entendre leur crissement.
Sa jambe finit par le lancer atrocement et il fut bien content d'arriver au salon. Il expliqua ce qui l'amenait et la fille blonde l'installa dans un fauteuil à accoudoirs rembourrés. Derrière lui, des femmes séchaient leurs cheveux sous de gros œufs métalliques. Il les observait dans le grand miroir. Certaines feuilletaient des magazines, d'autres parlaient en s'observant les mains. La fille blonde revint au bout de quelques minutes accompagnée d'un jeune homme assez petit portant une boucle à l'oreille gauche. Un apprenti coiffeur. Ses cheveux étaient coupés ras et teintés d'orange. Celui-ci lui mouilla les cheveux puis les shampooina. Il aurait préféré qu'une femme s'occupe de lui et le fit remarquer à la fille blonde mais en vain.
L'apprenti le coiffa d'une belle raie sur le côté, lui offrant en prime un petit coup de parfum en vaporisateur. Finalement, il fut satisfait du résultat, se leva tout sourire et suivit la fille blonde vers la sortie. Il réclama son dû et elle lui glissa un billet de vingt dollars dans la main. Il grogna que l'annonce en promettait deux cents. Elle supposa que ce devait être une erreur de frappe de la part du journal et lui déclara qu'il n'aurait rien de plus. Ces repas plus copieux qu'à l'habitude qu'il s'était déjà imaginés venaient de s'évanouir en une fraction de seconde.
Il quitta le salon, amer et agacé. Il claudiqua une demi-heure en maugréant, arpentant plusieurs fois les mêmes rues. Le crachin fit son retour et les lumières de la ville s'allumèrent simultanément dans toutes les artères. Il décida de remonter la voie piétonne. La rue des prostituées. Quelques-unes faisaient encore claquer leurs talons sur les pavés mais la plupart s'étaient réfugiée dans les cafés. Les « bars à putes » comme disait son père qui les fréquentait plus qu'il ne voulait le faire croire. Lui s'y était rendu quelques fois, au début de son chômage, quand l'allocation le permettait encore.
Il pénétra dans un café aux vitres fumées et s'avança, un peu timoré. Une femme promenant sa forte poitrine qui débordait un peu de sa robe l'accosta, une fausse blonde avec des grosses bagues dorées aux doigts. Lorsqu'il sortit son billet, elle laissa éclater un grand rire. Elle lui enleva son billet des mains puis le saisit par la taille et le fit tourner au rythme de la valse que jouait un orchestre perdu derrière la fumée. Il peinait à la suivre, sa jambe traînait un peu. Elle sourit tout le temps de la danse. Lui avait la mine morose, repensant sans cesse à ses deux cents dollars. Quand la musique s'éteint, elle lui chuchota qu'elle le trouvait mignon avec sa raie sur le côté, que pour ses vingt dollars, il aurait le droit à une autre danse après qu'elle se soit remaquillée. Elle disparut derrière la porte des toilettes, lui resta quelques instants immobile puis sortit du café. La pluie s'était intensifiée alors il marcha tête baissée, droit devant. Il refit le trajet du début d'après-midi, passa le long de la colonne de pêcheurs ressortis pour la soirée. Au loin, les fumées de l'usine où il avait travaillé avant de s'abîmer la jambe dans une machine, grimpaient, noires, vers le ciel.
Quand il rentra chez lui, il étendit sa veste sur le dossier d'une chaise et se regarda dans le miroir fendu suspendu au-dessus du réfrigérateur. Ses cheveux étaient trempés et sa raie avait disparu.
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Comme toujours, quelques jours avant Noël, les enfants se lèvent tôt. L’excitation à l’approche du grand jour les empêche de rester au lit bien longtemps quand le jour est levé.
Les premiers flocons sont apparus à l’aube. Par la fenêtre, le ciel laiteux et le jardin d’une toute fraiche blancheur fusionnent petit à petit. Le sourire aux lèvres, les enfants observent, à travers la baie, les flocons chuter en silence. Au bout de quelques minutes, Lucie demande s’ils peuvent aller faire un bonhomme de neige mais je leur intime d’abord de déjeuner. Ma phrase à peine achevée, Boris a déjà sorti les céréales, les bols et la bouteille de lait. En quelques minutes, les morfales engloutissent leur déjeuner et se ruent vers leurs chambres pour s’habiller.
De mon côté, je cherche dans les tiroirs du salon l’appareil photo pour immortaliser l’événement. Il y a bien longtemps qu’il n’a pas neigé pour Noël. Je pense même que les enfants n’ont jamais vu la neige à cette période. Nous pourrons les mettre dans l’album, à côté des photos des Noëls précédents. Comme d’habitude, Hélène est chez sa mère à Saint Augustine pour les jours précédents le réveillon. L’âge et la maladie la cloue chez elle.
Les enfants dévalent l’escalier en bois brun, leurs combinaisons imperméables enfilées. La joie irradie leurs visages. Boris tire le tiroir sous l’escalier pour en extraire des bonnets et en lance un en direction de sa sœur qui prend un malin plaisir à ronchonner. Lorsqu’ils quittent la maison, le tapis blanc, déjà bien épais, accueille leurs empreintes d’un bruit sourd.
Hélène préfère être seule avec sa mère. Depuis son attaque il y a quatre ans, la veille n’est plus que l’ombre d’elle-même. D’un commun accord, nous préférons éviter ces moments difficiles aux enfants.
Lucie amasse de la neige entre ses mains gantées et projette une boule en direction de son frère qui se précipite vers elle en représailles. Les voilà à terre, à se rouler dans la neige, doux matelas accueillant leur étreinte fraternelle. Je m’attends à ce qu’ils se disputent mais au contraire, ils partent d’un éclat de rire commun et communicatif. Je souris à mon tour et me dis qu’ils ont bien grandi.
Le retour de leur mère de Saint Augustine est toujours un moment chaleureux. Nous savons à quel point ces séjours sont traumatisants pour Hélène.
A l’aide d’une pelle au manche fissuré, les enfants amoncèlent de la neige et façonnent un bonhomme. Machinalement, je prends quelques photos. Alors qu’ils ont presque achevé leur chef d’œuvre éphémère, je déniche, dans le frigo, une carotte à la forme capricieuse et tape sur la baie, signifiant aux enfants qu’il manque une pièce essentielle. Une fois le bonhomme achevé, je prendrai une dernière photo que j’enverrai à Hélène, accompagné d’un message auquel je réfléchis déjà. Même si je sais qu’elle ne me répondra pas. Depuis une semaine qu’Hélène est partie, je n’ai pas eu le courage de leur dire.
Lucie me ravit la carotte des mains et avant que je referme la baie, me dit :
- J’espère qu’il ne sera pas fondu quand maman va rentrer !
Je ne sais pas quand le bonhomme sera fondu mais je sais qu’Hélène ne sera pas là puisqu’elle ne reviendra plus.
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Par la fenêtre de la chambre, le soleil naissant du printemps caresse ta hanche bombée. A son sommet, mon doigt tourbillonne jusqu’à s’enivrer. Etourdi, je m’abandonne au parfum qui s’échappe de ta nuque où je m'égare.
Par la fenêtre de la chambre, la chaleur suffocante de l’été fomente une danse lancinante qui lévite au-dessus de ton épaule dorée. De là-haut, mon doigt dévale l’artère brûlante qui file à ton aisselle mordante de nos étreintes répétées.
Par la fenêtre de la chambre, l’averse amère de l’automne dégringole sur tes cuisses engourdies. Je les couvre délicatement du drap usé de nos enlacements passés.
Par la fenêtre de la chambre, les flocons étouffés de l’hiver s’évanouissent dans le souvenir de notre passion évaporée. Sonné, je dérobe au vide des fragments de nos baisers élimés.
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Harry fut pris à chaparder dans le sac d'un infirme le jour de ses treize ans. Mauvais présage me direz-vous ? De fait, il n'atteignit pas son quatorzième anniversaire.
Petit, roux, boutonneux et rondouillard, Harry était peu à son avantage lorsqu'il gambadait à l'extérieur de la demeure parentale. A l'intérieur de celle-ci, il n'était que le dernier rejeton d'une lignée de disgracieux. Illettré par tradition familiale, il avait l'instruction d'une meule de foin.
Son crime se trouvait être l'un des plus honteux que l'on rencontrait à cette époque : marauder le butin d'un mendiant, de surcroît unijambiste. C'est ce qui fut consigné dans son rapport par le redresseur de tort qui le prit la main dans le sac.
Après trois mois de geôle passés en compagnie de rongeurs et d'arachnides de toutes sortes attirés ici pour la convivialité du site, eut lieu son procès.
Suite au réquisitoire assassin du fonctionnaire mandaté par la République, on passa directement au verdict. On avait omis d'avertir la famille de l'accusé de son incarcération. D'ailleurs celui-ci ne représentait pour elle qu'un de ces innombrables marmots courant dans tous les sens et dont on ne sait plus vraiment combien ils sont.
Le juge eut la sentence clémente : on proposa au coupable d'échapper à la mort en se soumettant à un jeu dont les règles avaient été définies durant les trois mois de sa détention. S'il remportait la victoire, il avait la vie sauve. Dans le cas contraire, il était pendu haut et court. Harry accepta la sentence et se prépara.
Quelques heures plus tard, on le fit amener dans une vaste pièce lumineuse. A sa droite, sur le mur blanc, était fixé un tableau noir, à sa gauche, trônait une potence. Sur le tableau, apparaissaient, écris à la craie, cinq traits horizontaux et alignés.
On commença par nouer les mains d'Harry dans son dos puis on lui expliqua la règle du jeu que, de nos jours, tout enfant ayant fréquenté les fastidieux bancs de l'école connaît. Il devait découvrir le mot inconnu en proposant des lettres et se rapprochait un peu plus de la mort à chaque erreur. Harry ne comprit même pas la règle. Ayant prévu cette éventualité, la justice avait invité pour accélérer la manœuvre le redresseur de tort qui avait harponné Harry. Celui-ci avait devant lui six chopes qu'il devait avaler. A chaque fois que l'une d'entre-elles était vide, on franchissait une étape supplémentaire dans la pendaison du pauvre Harry. La besogne fut vite accomplie. On fixa d'abord la corde à la potence puis on la noua autour du cou d'Harry. On lui mit une cagoule sur la tête et on le fit monter sur le tabouret. Au bout de ces quatre étapes, l'autre avait déjà éclusé ses chopines alors on passa illico à la sixième et dernière étape. On shoota un bon coup dans les pieds du tabouret et s'en fut terminé de la brève et pénible existence d'Harry.
Cette anecdote est à l'origine du fameux jeu du pendu cité précédemment. On pourrait la qualifier de sinistre mais que voulez-vous l'Histoire du monde est ainsi : cruelle. L'époque fut d'ailleurs féconde en matière de jeux puisque, quelques temps après, fut inventé le jeu des chaises musicales. L'unijambiste, victime d'Harry, fut à son tour l'auteur d'un larcin. On lui proposa une sentence similaire à celle du jeune homme. La règle du jeu proposé était, à quelques innovations près, la même que celle que l'on connaît actuellement. Inutile de préciser que le coupable n'en réchappa pas.
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