Amir Acazar
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de toujours
Je l’observais caché derrière un tourniquet à cartes postales. Elle était passée plusieurs fois devant le bar avant de se décider à s’installer en terrasse. Elle avait posé le bout de ses fesses sur le bout de la chaise et se tenait très droite, jambes serrées pressant son sac contre son tailleur gris. Le garçon était venu, elle avait fait non de la tête en désignant sa montre. Elle dévisageait les passants, les hommes. Jeunes. Son regard cherchait à capter le leur. J’ai décidé d’attendre quelques minutes supplémentaires.
Elle a sorti son portable, l’a consulté, l’a refermé. Elle semblait prête à se lever et repartir. Je me suis décidé. J'ai été me planter devant elle : « Je suis en retard, vraiment désolé. » Elle a posé son téléphone et s’est levée vivement. Elle a écarté une mèche sur son front. Son sourire était crispé. J’ai ajouté : « C’est bien vous ? Je me trompe pas ? » Elle a répondu dans un souffle : « C’est bien moi. Sirène_du_Nord. Vous êtes Cédric7575 ? » Elle a jeté un regard rapide sur les passants, a écarté à nouveau la mèche folle de son front et s’est rassise. Cette mèche folle…
Cédric7575. Quel pseudo débile !
Pour cette mèche folle, j’ai décidé d’être Cédric7575.
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Défi
Dans la solitude d'une cellule inconnu, un prisonnier se retrouve confronté à une énigme curieuse. La grandeur des maths lui fera prendre conscience de sa décadence.
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Il y a des jours comme ça. L’explication ne te convient pas, mais tu t’en contentes. Il y a des jours comme ça ! Colleté par les souvenirs, ton cœur s’écroule et le rêve le plus poisseux de l’être humain te prend par surprise : revenir en arrière.
Aujourd’hui, c’est le cul de Billie qui te hante. Tu t’es éveillé avec cette image, Billie se relève du matelas posé à même le sol, elle est nue, tu regardes son dos, ses épaules fines et musclées, sa peau si pâle malgré le hâle d’été, ses fesses un peu carrées, ses cuisses fuselées. Tu sens à nouveau la torpeur de ces jours de canicules. Tu as les bras croisés derrière la nuque et tu l’observes. Elle a la grâce un peu maladroite d’un jeune faon. Le mouvement qu’elle fait en se redressant te laisse apercevoir quelques rares poils courts couvrant sa vulve. Sa vulve que tes doigts viennent de quitter. Billie ignore ce que tu regardes, tu ne lui diras jamais, mais de dos, entre ses jambes, tu vois couler la cyprine. Et ce spectacle volé t’émeut plus que tous les râles de jouissance qu’elle a offerts à tes oreilles.
Il y a des jours comme ça. Aujourd’hui, le sourire de Billie et sa voix rauque te manquent. La bouche de Billie et ses seins te manquent. Les bouderies et les silences de Billie te manquent. L’odeur et la peau de Billie te manquent. Les moqueries et le rire de Billie te manquent. Le goût des tétons de Billie dans ta bouche et son souffle dans ton cou te manquent. Tu as juste envie de dire et répéter, crier et murmurer Billie, Billie, Billie, Billie.
Tu allumes ton ordinateur et tu la cherches là où l’on va quand on cherche quelqu’un perdu de vue. Tu la trouves facilement. Tu regardes les images, témoins avérés du bonheur affiché. Billie, son mari, ses enfants, son chien, son lapin, à ski, à la mer, à Noël, à la vaisselle.
Tu penses à la bouche de Billie autour de ta verge, à ses mains sous tes fesses, à ses doigts s’enfonçant doucement dans ton anus. Tu soupires, tu éteins l’ordinateur, tu allumes le percolateur. Il y a des jours comme ça.
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Défi
Chapitre un
— Il y en a comme ça, ils naissent le cul dans le beurre, ça leur amollit le fion et après ils se font enculer sans douleur.
— Pourquoi tu dis ça, Adélaïde ?
— Parce que je réfléchis tiens.
— À quoi ?
— À nous !
Chapitre deux
— Hellôôô Big Amiral ! Nous avons l’indigne honneur de vous annoncer que vous avez atteint le taux de grandeur autorisée pour votre programme de vie 6.2.
L’Amiral Octave offre un sourire affable aux trois jeunots. Il ne comprend pas : normal, à l’époque il avait aussi coché l’option Amnésie Additionnelle.
— Voyons Gonzague, Adelaïde, Norbert, que diable faites-vous ici ? Équipés de lasers macrocosmiques qui plus est ! Vous avez votre agrément de sortie au moins ? Veillez à ne pas recevoir un nouveau blâme pour gabegie d’oxygène. Je ne pourrais plus rien pour vous.
— Ta gueule Grand-Père !
Adélaïde lui balance un coup de crosse sur la mâchoire. Elle regarde ses cousins en haussant les épaules.
— C’est vrai ça, faut toujours qu’il se la pète. Genre j’ai sauvé la planète Bling 541 m à moi tout seul.
Gonzague jette un féroce coup de pied dans le tibia du vieillard et renchérit.
— Ouais, genre j’ai maté la révolte des cyborgs verts, j’ai conclu une alliance avec la Galaxie du Cigare, j’ai gnagnagna. Vieux con, va !
L’Amiral Octave regarde ses petits-enfants, il a compris, inutile de résister. Norbert sort son désintégrateur et le dépose sur le crâne du militaire.
— Ciao Pépé.
Poup… et plus rien, plus d’amiral.
Chapitre trois
— Oh oui, ouiiiiiii, ouiiiiiiiiii…
— Adélaïde qu’est-ce que tu branles ?
— Je branle mon clitoris.
— Arrête, t’es folle, tu l’as déjà fait la semaine passée.
— Mmmmm…
— Adélaïde, déconne pas, arrêêête ! Ça va se voir.
— Chier, j’en ai marre de cette planète où on est obligé de dégommer les vieux et on a même pas la droit de se masturber.
— Chut, fais gaffe, tais-toi.
Chapitre quatre
— Hé Gonzague, t’as encore déréglé l’atterrissage automatique ?
— Ouaip, j’ai envie de prendre des risques.
— T’es trop con, y a pas de risques. Y’a aucun risque ! Avec ce putain de pass garanti pour cinq cycles.
Chapitre cinq
— Bebert t’as vu la nouvelle mission ?
— Quoi ? Déjà ?
— Ha ! Ha ! Déjà… T’es pire qu’Adé ! D’ailleurs elle est où celle-là ?
— Aucune idée, encore en train de se chipoter et d’exploser nos quotas de plaisirs autorisés.
— Bah laisse tomber… Dis Norbert, tu te rappelles ces petites bestioles noires, les mouches ?
— Hein ?
— Sur la planète Zebtor, avec Grand-Père. Tu te souviens, il nous avait fait une blague, il nous avait offert des armes primaires appelées « tapettes à mouche ». La mienne était orange.
— Ah oui… ça me dit vaguement quelque chose.
— Tu sais, c’est un des plus beaux cycles de toute ma vie. J’adorais tuer des mouches. Le sprotch qu’elles faisaient quand je les écrasais, le liquide jaune qui sortait de leur corps.
— Putain, t’es taré Gonzague.
—N'empêche, c'était cool.
Chapitre six
— Adélaïde, arrête de chialer, on doit se barrer.
Les mains posées sur les joues, la jeune fille gémit.
— J’en peux plus ! Tu comprends ça, Gonzague ? J’en ai ras le bol de tuer des vieux. Ça me déprime.
— Oh arrête ton char hein ! On le savait en signant notre pass garanti, toi comme nous !
— Ouais, mais pourquoi sont-ils aussi effrayés quand ils nous voient. Ils ont pourtant tous signé le pass Grandeur.
— Peut-être qu’ils ont pas pris l’option Sérénité, c’est la plus chère.
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Défi
L’auto s’arrête, il fait clair dehors.
— Voilà, celui-là, c’est ton amoureux, il s’appelle Simon, d’accord ? Répète : Si-mon. OK ? Et c’est TON amoureux à toi.
Tu te concentres pour articuler.
— D’accord Cécile. Merci Cécile. Waouh! Il est beau. C'est MON amoureux. Rien qu’à moi ?
— Ouaip, rien qu’à toi.
— Et comment il s'appelle? Gérard ?
— Si-mon !!!
Pas de doute, c’est ton amoureux, il a sa main sur ton nichon, il pince ton téton. Bien sûr, tu ne penses pas que tu as déjà un amoureux qui t’attend à la maison. Tu hésites quand même à sortir de la bagnole.
— Euh... et qu’est-ce que je fais là avec François ?
— Il s'appelle Si-mon ! Eh bien il te ramène chez lui, il va être gentil — elle regarde le mec avec un air d’institutrice sévère, puis te sourit à nouveau — vous allez fumer un bon pétard, puis il va te sauter. Si t’as pas envie, il te prend juste dans ses bras et il te saute demain. D’accord Simon ?
Stéphane hoche la tête, l’air béat. Les autres s’impatientent.
— Bon merde, vous sortez ? T’y vas ?
— Nan, je veux pas. Je veux rentrer chez moi, je veux plus de mon amoureux, j’ai pas envie.
Alors René bouge sa main sur ton sein. Il te sourit. Tu sors et le suis.
Il est beau le loft de Michel, les murs sont remplis de grands tableaux colorés, c’est carrément lui qui les a peints. C’est bien ça un amoureux peintre ! Ça en jette.
Paul doit te rouler un joint, il te l’a promis. Il te roule une pelle, te plaque sur son bureau, te caresse, te lèche, avec fougue. Tu espères qu’il ne va pas te manger. Mais tu mouilles. C’est chouette.
Jacques oublie clairement ton pétard, te déshabille et te montre une échelle. Tu aimes bien les échelles, tu grimpes. Luc te baise sur un matelas dans sa mezzanine. T’as pas trop envie, t’arrêtes pas de dire « et mon pétard ? » mais quand même tu jouis très fort. Stéphane a de l’énergie à revendre, parce que là-dessus il t’encule, comme ça, paf, tu lui demandes d’arrêter, il dit « Trop tard, laisse-toi faire, c’est bon », tu gueules, tu jouis encore, c’est sans doute là que la capote pète – tandis que Laurent lui pète la forme, il te saute à nouveau et éjacule enfin en disant argmfh. Tu vois sa verge molle et le préservatif troué qui coule blanc, tu râles. Jérôme te rassure, il n’a pas le sida, il demande « et toi ? » Il parle même de t’accompagner acheter la pilule du lendemain, sacré Stéphane, c’est un brave. M’enfin tu veux ton pétard, tu l’as mérité !
Hélas Philippe s’endort au milieu d’une phrase. Tu t’en fous, tu vas te débrouiller, tu descends, tu ne trouves pas le chite, tu es furieuse, tu gueules « Hé Éric, Jean, euh Stéphane, euh putain, il est où ton chite, merde à la fin ? » Joël marmonne mmmmmpas et ronfle.
Tu te sens désespérée. Profondément désespérée. Tu dois te barrer, rentrer chez toi à pied tant que le speed te tient encore éveillée. Là au moins tu pourras fumer tranquille et te détendre parce que bordel tu es trop trop désespérée ! Tu ramasses ta robe abandonnée en bas et tu t’habilles en grommelant.
Tu remontes vers la mezzanine pour récupérer tes sandalettes. Soudain, presqu’arrivée en haut, l’échelle semble instable, elle balance bizarrement de gauche à droite, toi aussi d’ailleurs. Ses oscillations sont de plus en plus fortes, l’échelle va basculer, vous allez basculer, vous basculez dans un badaboum épouvantable.
Par un invraisemblable réflexe, tes mains s’accrochent aux barreaux de la balustrade de la mezzanine. Tu pends dans le vide cramponnant du bout des doigts de fins barreaux de bois. Trois mètres plus bas le plan de cuisine et son pot à couteaux et ses pots en verre cassés. Comme dans un film, horrible.
Alors tes jambes s’élancent et elles aussi agrippent la balustrade. Maintenant tu pends comme un agneau prêt pour le méchoui. Georges éveillé par le boucan t’attrape et te hisse à lui.
Sauvée ! Ouh que tu as eu peur, mais peur… Guillaume te serre contre lui en disant « tu l’as échappé belle ». Te voilà coincée, tout là haut, là haut ! Tu rouspètes. Manu te dit de la fermer et de dormir, tu n’as pas le choix. Sauf qu’à cause du speed tu n’y arrives pas, les heures passent, ton cœur bat trop vite, tu dois rentrer dans ton lit à toi, l’échelle est allongée au loin 4 mètres plus bas. Tu es plus désespérée que désespérée. Tu es over désespérée.
Bien fait. Ça t’apprendra à faire la salope.
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J'ai une réputation, qui n'est pas usurpée, hélas, d'en-
filer parfois les formules toutes faites. Inutile de gesti-
culer sauvagememnt. Eviter de me montrer votre gros
ego. Seuls, deux écrans nous séparent. Je vous sens
derrière, ce qui me provoque de suite une énorme é-
motion, mes pensées, elles, s'égarent dans votre di-
rection. Je m'imagine alors, de but en blanc, vous
proposer galamment une petite invitation à pique-
niquer en pleine forêt, loin de tout, et rire de vos
facéties, déboucher le Pétrus, en verser quelques
larmes et, si la fraîche et naïve que vous êtes me su-
sure à l'oreille quelques phrases plus ou moins dou-
ces, avec grand plaisir je me lâcherai et enverrai
à mon tour quelques compliments bien tournés, pas
une purée infâme et malodorante, tout au fond de
moi, je suis un gentil, un garçon bien dont on dit « de
sa bouche, pas de chichis, ni de manières, il faudra a-
vec tact répondre aux commentaires durs, sa fierté ra-
valer et dire merci. »
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Plus vite. Pas assez vite. La fuite était une solution. Inadéquate. La fuite à condition d’être une experte. Pour réussir à s’échapper, il faut réflexe et vitesse, habileté à se cacher et rage, rage de vivre au moins, un truc qui émerge dans l’urgence, une surprise aussi, elle courait si vite, où sont nos dons cachés ? L’horreur comme révélateur. Géraza galopait avec le cerveau à trois-cents-soixante degrés, ce buisson-là ? Non ! Plus vite, plus loin, moins droit. Courir dans les bois, de nuit, à poil, sous la pluie. Le vent aussi. Les orties. La trouille n’a jamais protégé, le croire était une superstition. Il restait la chance. Mais la chance est une salope. Diable, qui faut-il invoquer pour incliner le destin ? Pour qu’il s’habille de clémence ? S’arrêter, s’agenouiller, se mettre à psalmodier ? Sauve-moi ô Mère, ô Terre, ô Souffle. Rien. La trouille est un moteur diesel, longue durée, elle accélérait encore. Aucun hurlement de chien, aucun galop de cheval derrière elle, aucun vrombissement de moto, pourtant il était là, tout près, tout prêt, et s’amusait de sa terreur.
Géraza sentait sa présence, effroyable, évidente, non elle ne jouerait pas, jamais. Elle s’assit, sortit le poignard de Joachim, dernier souvenir, compta un, deux, trois et l’enfonça un peu à droite sous le sein gauche.
Il arrivait, déjà, elle lui cracha du sang sur le visage et sourit.
Il frappa un coup de pied rageur contre son cadavre chaud.
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— Tiens regarde un peu ça mon pote !
Noé avait décidé de faire son imbécile jusqu’au bout. Ça lui suffisait pas de se retrouver complètement ivre le soir de sa soirée d’anniversaire ! Mais c’était dans son tempérament : l’outrance, la provoc, repousser les limites, toujours plus loin.
Il était quoi ? Trois heures du mat ? J’avais expulsé sans ménagement les derniers tape-l’incruste et débranché la chaîne. Le rap expérimental de Noé, poussé à fond dans les enceintes prêtes à exploser, m’avait retourné la tête toute la soirée. Demain, c’est sûr, il y aurait des regards noirs, ceux des voisins du dessus, du dessous et d’à côté. Et même des voisins de l’autre côté de la rue. Personne n’oserait venir frapper pour lui dire sa façon de penser. On craignait Noé. On se méfiait de ses réactions. Pas à cause de sa force physique, ça risquait pas !, mais parce que c’était une teigne, Noé. Le dernier qui s’était risqué à suggérer que, peut-être, éventuellement, baisser le son d’un chouia aurait été sympa, ce dernier-là s’était retrouvé avec sa porte taguée d’une flopée de GROS PD, de CREVURE, SALOPARD et autres amabilités en majuscules et rose fluo. Du Noé tout craché.
— Regarde-moi, putain ! Sans les mains, mec ! Tu y arrives, toi, sans les mains ?
Noé avait grimpé sur la chaise en plastique du balcon et se tenait debout, face à la rue, le buste en avant et le jean sur les baskets. Avec ses jambes fléchies, légèrement écartées, et ses bras à l’horizontale, pour prouver que c’était sans les mains, on aurait dit un Christ en croix sans la croix. Le temps que je réalise, il était trop tard. Un jet d’urine franchit le garde-corps pour aller s’écraser sur le trottoir, deux étages plus bas.
Sur le trottoir ?
Il y eut des cris indignés. Noé sauta de la chaise, se prit les pieds dans son jean et s’étala comme une merde. Du bon côté du parapet, heureusement. Des vociférations répondirent à ses ricanements. « Allez vous faire foutre ! » hurla Noé en balançant une bouteille qui se trouvait sous sa main. Puis une deuxième, une troisième. Les insultes décrurent.
L’appart était plongé dans la semi-pénombre. Le lampadaire de la rue jetait des ombres blafardes sur le capharnaüm de la soirée. Quel chantier ! Traînant pantalon et slip, un mégot infâme coincé entre les lèvres, la silhouette hilare de Noé franchit la baie vitrée. Sa démarche était incertaine, sa voix légèrement éraillée. C’était sa voix des soirs de cuite, après avoir trop fumé, trop gueulé et trop bu surtout. Ce genre de soirée revenait de plus en plus fréquemment. Trop. Noé virait alcoolique, baisait avec n’importe qui, se chopait des saletés.
— T’es vraiment crade, dis-je. Pisser sur les gens ! Ça t’avance à quoi ces conneries ? T’as envie de te faire virer de ton immeuble ou quoi ?
— J’m'en bas les couilles de l’immeuble. Oh ! Putain, je me suis pissé dessus ! Tu le crois ça ?
J’ai entrepris de ramasser les cendriers et rassembler les bouteilles vides au pied du bar. Je ne pouvais pas partir en lui laissant un tel champ de bataille. Oui, je sais : trop bon, top con.
— Eh ! Paul ! Paulo !
L’imbécile avait rebranché la sono et poussé à fond. Les premières notes de Joe Cocker s’engrenèrent, emplissant l’appart, se déversant en cascade dans la rue, coulant jusqu’au carrefour du quartier Malbeck. Un slow : You can leave your hat on. Debout sur la table basse, Noé envoya promener gobelets en plastique et restes de petits fours, et commença à se déhancher en faisant tournoyer son jean. Vlan, le jean termina sa course dans le lampadaire halogène qui s’écroula sur une chaise de bar qui bascula sur la télé qui se mit en route. Je poursuivis mon rangement comme si de rien n’était. Après tout, ça me concernait plus.
— Regarde mec ! J’te fais un strip-tease !
Noé faisait tourner son slip au-dessus de sa tête. Ses épaules restaient immobiles, mais son bassin décrivait des cercles qui se voulaient lascifs mais que l’abus d’alcool rendait grotesques. Sa main remonta le long de sa cuisse jusqu’à son sexe.
— Tu fais chier, Noé. C’est pas le moment ! Viens plutôt m’aider à ranger.
J’avais déjà vu Noé à poil. Lors des soirées de beuverie, son côté exhib resurgissait. Mais ce soir-là, je n’avais pas le cœur à rigoler à ses conneries. J’étais crevé, j’avais envie de rentrer et de me pieuter.
Un saladier entier de chips avait été renversé entre les fauteuils. Un de ses copains traîne-savate improbable avait marché dedans. Et merde ! Traînant mon sac poubelle, j’ai ramassé le plus gros. Tant pis pour les miettes. De toute façon, cet appart refait à neuf était devenue une vraie poubelle. Impossible d’y amener quelqu’un sans chier la honte. Noé était célib et le resterait pour longtemps.
En me redressant, j’ai reçu un objet volant non identifié en pleine poire. Cinq secondes pour réaliser que c’était un sous-vêtement aux traces douteuses, encore tiède de la transpiration du rap-dance. Je l’ai rejeté avec dégoût. Noé me regardait, la main sur la bouche, hésitant entre surprise et consternation. Finalement, devant mon air outré, c’est l’hilarité qui l’a emporté.
— Pardon. J’te jure que j’ai pas visé, mec. C’est parti au hasard. T’étais dans la trajectoire.
C’était trop. Le sac poubelle est allé s’écraser contre le bar :
— C’est ça, prends-moi pour un con. J’en ai marre, je me tire. Démerde-toi.
— Eh mec, cool ! Prends-le pas mal !
Son sourire s’était envolé. J’ai attrapé mon blouson. Y a des personnes qui ont l’alcool gai, d’autres qui l’ont méchant. Noé, c’est l’alcool triste. C’est comme ça et c’est pareil à chaque fois : après avoir bien rigolé, ça part en vrille et ça se termine en sortie de route dans les champs de patates. Parfois, ça va même jusqu’à la chiallade.
— Eh mec, tu vas pas te barrer comme ça ? On est potes non ?
— Ouais, mais ce soir, je peux plus.
— Tu sais que ce soir ça fait six ans qu’on se connaît ?
— Et alors ? Allez, désape-toi, va te coucher.
— J’peux pas. J’ai trop bu.
J’ai vérifié que mes papiers et mes clés de bagnole étaient toujours dans la poche de mon blouson parce qu’il fallait s’attendre à tout avec les espèces de clampins improbables qui s’étaient radinés complètement pétés aux alentours de minuit. En apercevant ma tête dans le miroir de l’entrée, j’ai hésité. J’avais dépassé la dose limite. Noé a fait barrage devant la porte :
— Écoute, Paul… Mon Paulo, mon frérot… Tu sais que j’t’aime ? Faudra qu’on baise un jour tous les deux.
Un borborygme à faire déclencher une alarme anti-intrusion à l’étage au-dessus ponctua sa déclaration. Ricard contre mousseux, vin rouge contre bière, ça devait se révolter furieusement dans son bide. Il valait mieux que je me barre vite, quitte à dormir dans ma caisse. Je voulais pas finir la nuit en lui courant derrière, une serviette à la main, pour éponger ses dégueulis.
— Pourquoi tu rigoles ? Parce que je dis une évidence ? Six ans mon Paulo, ça se fête. J’veux qu’tu m’prennes le cul. J’te suce la queue en échange.
— Allez, dégage, Noé. T’es pas drôle quand t’as bu.
J’ai levé la main. Après un instant d’hésitation, Noé a tapé dedans. On a ckecké comme les rappeurs de Gang-Style-Block, notre signe de reconnaissance préféré. Même à quatre grammes, Noé le connaissait par cœur.
— C’est toi qui es pas drôle, Paulo. T’es trop con des fois.
La porte s’est refermée. Je me suis retrouvé sur le palier désert. Le signal du bouton d’ascenseur s’est allumé. Quelqu’un montait. J’ai attendu, par curiosité. La cabine s’est immobilisée et les portes se sont ouvertes sur deux types. Pas vraiment balaises, mais avec des sales tronches de mecs qui sont pas venus perdre leur temps. Blousons de cuir, holster. Des flics ! Appelés par les voisins, sans doute, suite au bordel qu’on avait fait. J’ai remis discrètement les clés de ma Golf dans ma poche. Les types se sont approchés. L’un d’eux m’a agité une carte bleu-blanc-rouge sous le nez.
— C’est bien ici qu’habite…
Il a jeté un coup d’œil sur son calepin.
— …Mademoiselle Noémie Lavergne ?
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