Paris,
10 octobre 1889
Cher Victor,
Je n’en pouvais plus d’attendre pour te contacter ! Maintenant que les choses se sont tassées à Paris, j’en profite pour t’écrire. J'ai l'impression qu'il est passé des années depuis que nous n'avons pas échangé ! Je ne voudrais pour rien au monde perdre contact avec toi. Autant, je me fiche pas mal de ce que peuvent penser Père et Mère. Je n’ai jamais eu leur soutien, je n’aurai jamais leur amour.
Je signerai l’enveloppe avec un autre nom, histoire que Père et Mère ne sachent pas que je t’écris. Je ne voudrais pas que tu te retrouves accusé d’une quelconque complicité alors qu’il n’en est rien. De plus, imaginerais-tu l’état de Mère ? Trahie par ses deux enfants ? Par la chair de sa chair ! Comment pourrait-on lui faire cela, Victor ? Je m’en voudrais de lui causer tant de déshonneur social. Un enfant indigne est bien suffisant. Et je t’interdis de me reprocher mon ton sarcastique.
De toute façon, maintenant je suis enfin libre ! Si tu savais quel goût a la liberté… Je ne me lasserai jamais de croquer ce fruit. Si divin, si enivrant, si… fou !
Rassur-toi cher frère inquiet, je vis dans une petite chambre de bonne.
Je me sens plus en plus légère au fil des matins. Je me lève, je mange un petit-déjeuner que je me suis moi même préparé, je descends les escaliers et j’arrive dehors. Et là, devant moi se dresse fièrement et admirablement une ville pleine de surprises, de vices, d’excitation, d’envies. C’est ça, le paradis, cher frère. Dès que je pousse cette porte d'immeuble, j’ai l’impression d’avoir accès aux rouages de ma vie qui jusque là m’étaient interdits. Je suis mécanicienne, je suis l’artisan. J’ai le pouvoir de décider. C’est si incroyable… Même après l’avoir écrit, je n’ai pas l’impression que tout ceci soit réel. Au début, j’osais à peine le prononcer, de peur que le rêve prenne aussitôt fin. Comme on égorge une bulle de savon.
Tout est comme si je n’avais jamais vécu avant.
Je gagne ma vie, Victor. C’est une somme d’argent, que je gagne moi-même, et qui n’appartient qu’à moi. Je joue et chante tous les soirs dans un café. Je suis si comblée de pouvoir vivre de cette magie que je pratique depuis toujours. Je n’ai jamais passé autant de temps sur un piano, et veux-tu savoir ? Je m’en lasse encore moins. Je ne regrette rien. Rien de rien. Aucune des richesses que je possédais, aucun des traitements de faveur dont je bénéficiais. Je vis pour moi désormais. J’ai l’impression d’avoir une nouvelle vie. Je comprends enfin la maxime de Confusius : « Nous avons deux vies. La deuxième commence quand nous prenons conscience que nous n’en avons qu’une. » Elle est si vraie que c’en est effrayant.
Je continue de lire, encore et toujours. Et je n’ai jamais autant écrit que depuis que je suis partie. Je construis mes romans, bâtis mes poèmes avec plus de passion que jamais. J’espère que bientôt, tu pourras te les procurer.
Je ne peux te parler guère longtemps, mon cher, beaucoup de travail m’attend.
Je te promets, je te raconterai mes mésaventures à ta prochaine réponse.
Je pense sincèrement à toi mon frère,
A très vite, Ana.
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