Ton écho dans la brume
Un son lointain mais strident bourdonne dans les oreilles de Maria. Peu importe la source de ce bruit, elle ne veut pas ouvrir les paupières. Elle ne sait pas pourquoi, mais l’idée de sortir de cet état cotonneux dans lequel elle est absorbée l’angoisse. Il y a quelque chose de rassurant à se tenir ainsi éloignée de la réalité, plongée dans ce visage qui se transforme chaque nuit et qui pourtant, elle le sait, ne change pas d’identité. Rêve après rêve, regret après regret, c’est elle qui en dessine les traits, pour expier ses erreurs, réparer le passé. Tantôt anguleux, parfois oblong, il lui murmure le pourtour de son nouveau personnage féminin, celui qui prendra vie au fil des mots mais qui, encore une fois, sera l’incarnation fidèle et inchangée de ce visage unique, inconnu mais terriblement familier.
« MARIA ! »
Maria ! Oui c’est elle. Maria Clarains. Romancière.
Elle est parvenue à faire quelque chose de sa vie, en dépit de tout ce qu’on a pu lui dire, de tous ces mots destructeurs qu’elle a encaissés.
« C’est pour ton bien qu’on te dit ça, nous. »
Elle s’est reconstruite. Pas à pas. Ça lui a demandé du temps, du courage aussi ! Ce n’est pas si facile de regarder le reflet de son miroir droit dans les yeux, d’accepter ses erreurs, de comprendre ses fêlures, d’abandonner une partie de soi-même aussi.
« Tu ne feras pas grand-chose de ta vie si tu continues comme ça. »
Mais elle y est arrivée en choisissant la voie des mots, ceux qui pansent et réparent, ceux qui réinventent et créent. Elle s’est redécouverte, s’est vue renaître. Loin d’eux, loin d’elle-même.
Maria Clarains. Romancière. Oui c’est elle !
« MARIA ! »
Maria comprend qu’une voix l’appelle entre deux assauts de ce son perçant qui insiste et hurle à présent dans ses oreilles. Elle consent à ouvrir les paupières. Les contours du visage disparaissent dans la brume qui en voile les détails. Il n’existe plus que dans sa mémoire. Ironie du sort. Maria ricane.
— J’arrive ! hurle-t-elle à l’adresse de celui qui s’acharne sur sa sonnette.
Elle sait que c’est André. Il n’existe qu’une personne au monde capable de se soucier autant de sa personne. Maria ne prend pas la peine de se mirer dans sa psyché et empoigne le déshabillé jeté au pied du lit. Elle sourit en foulant de ses pieds nus le parquet en chevron.
— Il était temps ! Tu sais depuis quand j’appuie sur ce bouton ?
Maria hausse les épaules.
— Je dormais.
— À quelle heure tu t’es couchée ?
— J’ai oublié.
Les gestes exubérants d’André se font plus hésitants. Il dévisage Maria par-dessus ses lunettes rondes tout en retirant ses gants de cuir.
— Joue pas à ce petit jeu avec moi.
Maria étire ses lèvres en signe de satisfaction. Elle n’a rien perdu de son espièglerie malgré ses soixante ans. Et taquiner André, pousser sa susceptibilité à son point culminant demeure l’une de ses activités préférées.
— Qu’a dit le médecin ?
— Tu veux un café ?
André sait que Maria ne consentira à lui parler que lorsqu’elle l’aura décidé.
— Va pour un café !
La machine laisse échapper un petit « clic » en libérant la dernière capsule prisonnière du mécanisme, un « psch » en transperçant la nouvelle et se met à trembler dans un bruit assourdissant pendant la coulée de l’eau. Maria laisse le vacarme envahir la pièce, bienheureuse de profiter de quelques instants de répit avant l’interrogatoire qui va suivre. Et de un ! Dans des gestes précis, gracieux et aussi lents que possible, elle relance la cafetière. Les yeux fermés, elle savoure les effluves de café qui s’en échappent en se rappelant ces séances d’écriture enveloppées dans cette chaleur corsée. Un écrivain qui boit du café c’est un peu stéréotypé, pense-t-elle. Pourtant, qui mieux qu’elle peut en apprécier l’âcreté ? Il lui semble que depuis toujours cette boisson la représente tout entière. Aussi noire qu’une nuit sans étoiles, aussi ardente qu’un feu de bois, aussi amère qu’une vie ratée.
Le raclement de gorge d’André la sort de ses pensées. Maria noue la ceinture de son déshabillé et s’installe sur le tabouret de bar aux côtés de son ami qui attend les réponses à ses questions.
— C’est confirmé. Alzheimer.
— Verflucht !
Maria éclate de rire. Le regard que lui lance André, plus désemparé que jamais, derrière ses minuscules binocles accentue son hilarité.
— Est-ce que tu as déjà vu ta tête quand tu jures en allemand ?
Les mains sur les côtes, Maria mime une espèce de bibendum sur le point de cracher, les joues rougies, gonflées par le souffle guttural qu’il retient. Loin de partager son allégresse, André continue de la fixer, les yeux larmoyants.
— Oh mon Dédé, ne me regarde pas comme ça. On le savait n’est-ce-pas ?
— C’est pas pour autant que ça aide à avaler la pilule ! Qu’est-ce qu’il en dit le doc ?
— Ben il en dit que j’en suis au stade « léger ».
— Ce qui veut dire ?
— Que je ne vais pas mourir !
— Tsss !
— Oh Dédé ça va… On ne va pas s’apitoyer sur mon sort.
— Je veux savoir ce que t’a dit le médecin. Je veux savoir ce que je peux faire pour t’aider.
Maria lève les yeux au ciel.
— Écoute, on va mettre cette histoire de côté et on va continuer comme d’habitude.
— Continuer à quoi ?
— Ben moi à écrire, toi à me corriger...
André hausse un sourcil désapprobateur.
— Parce que tu écris toi, en ce moment ?
— Tu t’inquiètes pour tes ventes ?
— Je m’inquiète juste de te voir délaisser ton clavier.
Maria serre les dents. Elle n’a pas envie d’aller plus loin dans la conversation et se lève pour vider sa tasse dans l’évier.
— Allez, dis moi. De quoi parle ton dernier roman ? As-tu au moins rédigé quelques chapitres ?
Maria s’apprête à rétorquer mais les mots ne viennent pas. Ce n’est pas dû à sa mémoire, elle le sait. C’est André qui l’énerve ! Ce qu’il peut être emmerdant quand il s’y met !
— Tu veux savoir pourquoi tu ne me réponds pas ?
— Parce que tu me fais chier André !
— Parce que tu n’as rien écrit hier, comme tu n’as rien écrit depuis des semaines.
— Je peux m’octroyer quelques jours de vacances ou je suis obligée d’écrire tous les jours ?
— TU écris tous les jours !
Touché !
— Peut-être qu’on pourrait embaucher quelqu’un pour t’aider ?se radoucit André.
— M’aider à quoi ?
— Je ne sais pas, à suivre ton histoire, à organiser ton travail, à te rappeler la voie que tu t’es tracée…
— À t’entendre parler, on dirait que je suis déjà grabataire !
— C’est pas ce que je veux dire, je veux juste t’aider…
— Je sais.
Sa voix rageuse se perd dans un trémolo. André n’est pas seulement son éditeur. Il est son meilleur ami. Personne, hormis lui, ne la connaît plus intimement. Il sait qu’oublier ses souvenirs ne lui fait pas peur. Il est des vies qui valent la peine d’être gommées. Le visage flouté qui hante ses nuits, c’est la seule chose qu’elle veut préserver. Mais ça, elle y a veillé depuis plusieurs années. Il figure dans les romans qu’elle a écrits et qui trônent sur les étagères de sa bibliothèque. Le moment venu, quand le vide aura envahi chaque parcelle de sa mémoire, elle les relira – ou peut-être lira-t-on pour elle – alors elle retrouvera cette existence qui n’a pas été la sienne. Il n’y aura plus de regrets, simplement le souvenir brumeux d’une vie qui aurait pu être.
Non, elle n’appréhende pas l’oubli, ce qui la terrifie au plus haut point c’est de se vider de son encre. Littéralement. Et ça André le sait parfaitement. L’écriture fait partie de son âme, de son être. Toucher des doigts le clavier, voir s’aligner les mots les uns à la suite des autres, comprendre que leur tracé témoignent d’un sentier vers la guérison l’habite jusqu’au plus profond d’elle même. L’écriture est sa drogue, le chemin de sa rédemption. Si être atteinte d’Alzheimer signifie se retrouver dans l’incapacité d’écrire alors autant mourir tout de suite.
— Il y a autre chose qui t’empêche d’écrire ?
— Qu’est-ce que tu veux qu’il y ait ?
— Tu le sais bien.
Maria va se poster devant la fenêtre. André la rejoint et l’entoure de ses bras.
— Il n’est pas trop tard tu sais…
— Bien sûr que si. Il est trop tard depuis le début.
**
Installée sur son balcon, un plaid remonté sur elle et une cigarette entre ses doigts, Maria repense aux paroles d’André tout en noyant son regard dans la ville qui s’éteint. L’idée de s’imaginer écrire sous la coupe d’une autre personne – une gamine ? – lui est insupportable. Écrire est un processus tellement intime pour elle. Seul André est autorisé à la relire durant son premier jet. Elle n'accorde sa confiance à personne d'autre. Il est le seul à avoir accepté le fardeau qu’elle se traîne depuis plus de vingt ans. Peut-être parce que lui aussi porte sa culpabilité en bandoulière. Les drames rapprochent les gens.
Elle se souvient de leur première rencontre. André était assis à quelques sièges d’elle. Elle ne l’avait jamais vu auparavant. Quinze années qu’elle assistait à ces réunions, qu’elle recherchait des personnes qui traînaient des casseroles plus lourdes encore que les siennes. Ces soirées étaient éprouvantes, douloureuses, insupportables mais Maria n’en loupait aucune. Il lui fallait trouver quelqu’un à haïr plus qu’elle-même.
André s’était présenté à la demande de Marjorie, une quinquagénaire qui animait le groupe de paroles. C’était un homme de son âge, la quarantaine, plutôt classique dans son costume gris. Il s’était levé avec douleur, le poids du chagrin qui remplissait les poches sous ses yeux, lui écrasant les épaules avec tant de force que Maria s’était surprise à avoir mal pour lui. Il avait parlé de ses insomnies, des heures de lecture qu’il s’infligeait pour tomber dans un sommeil qui ne venait pas, des quelques verres de whisky qu’il s’autorisait pour l’accompagner dans ses longues nuits silencieuses. Puis il avait parlé de Sarah, sa fille, « son bijou ». Une adolescente passionnée d’équitation, excellente élève, gentille, sensible. Merveilleuse. Sa voix s’était brisée sur ce dernier mot mais il s’était repris et les yeux dans le vide, avait raconté l’histoire qui l’amenait ici. La première boum de Sarah, son excitation, l’appel de sa femme pour lui dire qu’elle ne pourrait pas aller rechercher leur fille, la bouteille de whisky à moitié vide, ses yeux injectés de sang derrière le voile de fatigue, les phares aveuglants des voitures, le sourire de sa fille. Et puis l’impact.
Au lieu de le détester pour ce qu’il avait fait, Maria avait absorbé sa douleur et l’avait mêlée à la sienne. À la fin de la réunion, elle s’était approchée de lui en priant pour qu’il soit cette flamme jumelle qu’elle attendait depuis si longtemps. Une personne qui, peut-être, ne la jugerait pas pour ce qu’elle avait fait et qui partagerait enfin sa souffrance et sa culpabilité.
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