Dans le rétroviseur de sa BMW, Marc observa s'éloigner la silhouette massive du siège de l'entreprise pour laquelle il travaillait. Le monstre de verre recrachait des dizaines de travailleurs comme lui, après les avoir professionnellement digérés à coup de réunions interminables. Pour la plupart de ses collègues, le temps ressenti au travail excédait largement le temps effectif. Marc ne partageait pas ce sentiment.

Depuis l’arrivée brutale de la visioconférence, il avait appris à savourer les réunions comme un velouté. Les collègues qui, au contraire de Marc, avaient opté pour le télétravail, laissaient un lucarne virtuelle ouverte sur leur intimité. Cela lui permettait de s'introduire dans leur quotidien, en toute légalité, à la manière des émissions de téléréalité dont il était si friand. Un spectacle inégalé, plus authentique que les mises en scène savamment orchestrées des plateaux de télévision. Marc avait découvert ce nouvel espace avec une fascination croissante, comme un explorateur déchiffrant les cartes d'un territoire inconnu.

Lors de ces têtes-à-têtes à distance, Marc passait plus de temps à scruter les arrière-plans, écouter les bruits de fond, analyser les expressions et deviner ce que faisaient les gens hors champ qu’à suivre les présentations, mais il était suffisamment malin pour donner le change en posant les questions adéquates lorsqu'on lui demandait d'intervenir. Questions dont les réponses ne l'intéressaient pas, tant il était captivé par le divertissement de qualité offert par ses collègues.

La présence de collaborateurs à l’autre bout du monde apportait une touche d’exotisme bienvenue qui cassait la routine. Le chant d’un oiseau de paradis, la prière lointaine d’un muezzin, le bruit des klaxons suffisaient à illuminer sa journée. Marc voyageait sans quitter son siège à roulettes. Il aimait tant ces moments de dépaysement qu’il avait mis en place des subterfuges pour assister à des réunions auxquelles il n’était pas convié. Il se souvenait de la première fois où il s'était introduit dans une salle virtuelle où il n'avait rien à faire. Le frisson de l'interdit l'avait envahi, un mélange étrange d'excitation et de culpabilité, semblable à ce qu'il avait ressenti, plus jeune, lorsqu'il avait aperçu, lors d'une promenade innocente, la silhouette dénudée d'une femme dans sa salle de bains. Mais ce sentiment s'était vite estompé, remplacé par une curiosité insatiable. Après tout, son plaisir était inoffensif. Teams était un théâtre ouvert à tous, une scène où se jouait une comédie humaine en perpétuel mouvement, une série avec des épisodes et des rebondissements, des personnages hauts en couleur, des moments d’humour involontaire et des drames quotidiens… à condition que les collègues jouent le jeu et allument leur caméra ! Heureusement, Marc veillait au grain. Avec un mélange subtil de fermeté et d’humour, il parvenait à convaincre les récalcitrants de céder. C’étaient souvent eux les plus intéressants. Ni préparés, ni maquillés, profondément mal à l’aise, les introvertis se dévoilaient dans leur habitat naturel, mal rangé ou délabré.

Derrière son volant, Marc rigola doucement. Il y avait matière à créer une émission télé. Il s’imaginait la musique du générique, mélange de sonneries de notifications et de phrases cultes : “Je vais partager mon écran, est-ce que tout le monde voit mon écran ?” ou encore “je suis désolé, je parlais depuis cinq minutes avec mon micro coupé”. Il repensa à Marie, dont le chat passait plus de temps à l'écran qu'elle et exhibait au passage son anus étoilé, tandis que sa maîtresse tentait désespérément de parler budget. Et puis, il y avait Paul, toujours avec cette plante verte imposante en arrière-plan. Il imagina la voix de l’animateur : "Paul, le mystère botanique du service. Cette plante lui tombera-t-elle dessus en direct ? Engloutira-t-elle son propriétaire ? Prendra-t-elle la parole ? Quel sera son avis sur le tableau Excel de Michel ?" Ou bien : “Les enfants de Josiane feront-ils leurs devoirs à la sortie de l’école ou lanceront-ils des boulettes de papier sur l’écran sous le regard affligé de leur maman ?” Nous le découvrirons dans l'épisode de ce soir.

Un léger frisson parcourut Marc. La frontière entre réalité et spectacle semblait se brouiller de plus en plus. Il relevait une certaine ironie dans le paysage audiovisuel. La télé-réalité, censée être un reflet brut et sans filtre de la vie, était devenue une mise en scène savamment orchestrée pour capter l’attention du spectateur. Même s'il appréciait toujours ces émissions, on touchait à quelque chose de plus authentique avec ce théâtre virtuel des réunions Teams. On était bien plus proche des frissons que procurait la télé-réalité des origines, "Loft Story" ou "Big Brother". Ici, personne ne jouait vraiment de rôle, et l’on pouvait surprendre des moments de vulnérabilité pure.

Alors qu’il s’engageait sur la départementale, le visage de Marc s'assombrit légèrement. Il se demanda si ses collègues se rendraient compte qu’ils figuraient les personnages involontaires d’une série dont il était le spectateur-réalisateur. Un jour, ils finiraient fatalement par se mettre en scène, jouer un rôle, corrompre l'authencité de la réalité. Les réunions perdraient alors de leur saveur. Cette pensée l’inquiétait plus qu’il ne voulait l’admettre. Heureusement, on n'en était pas encore là. Et puis, la télévision, malgré les défauts du montage et du story-telling, satisfaisait toujours ses appétits de voyeur. D'ailleurs, un nouvel épisode de "Pékin Express" passait ce soir à la télé, l'une de ses émissions préférées. Il savait qu'il allait profiter d'une soirée de qualité.

Il en était là de ses réflexions lorsque son regard se perdit sur la route devant lui. À l’horizon, deux silhouettes au bord de la chaussée, un peu floues dans la lumière déclinante. Elles semblaient attendre, figées comme des statues. À leurs pieds, un gros sac rouge tranchait avec le paysage.