– Assez !
Le métal, aiguisé comme jamais, venait de trancher la chair, proprement.
– Assez !
Le cri fut rauque et incontournable. Le silence qui s'ensuivit, immédiat. Silence de stupeur. On eût dit que le temps avait suspendu son vol, comme par crainte de troubler l'intensité du moment. Plus personne n'osait bouger, parler encore moins. L'instant était comme magique, l'air saturé d'une telle rage qu'il en semblait plus lourd, presque solide, comme palpable.
Le cri avait paralysé tous les mouvements. Les personnes présentes dans la pièce n'osaient pas exprimer leur surprise par autre chose qu'un échange de regards entendus. Ce regard qui en disait long. De ceux qu'on échange en silence quand on assiste à l'extraordinaire.
Le cri fut rauque et incontournable. Extraordinaire. Celui qui l'avait poussé était tendu de la tête aux pieds, tous les muscles contractés comme ils ne l'avaient jamais été de sa très courte vie. Mais ce n'était pas cela qui avait pétrifié tout le monde. Son visage était violacé à la limite du naturel pour un être humain. Mais ça non plus, personne ne semblait s'en étonner. Ses yeux bleu ciel prirent subitement une couleur noir jais qu'il garderait pour le restant de sa vie. Personne pour remarquer cette métamorphose. Son corps frissonnant était recouvert de sang, ses mâchoires plus serrées que jamais.
Mais l'extraordinaire était ailleurs.
Passé le court instant de stupeur, vint un moment d'embarras. C'est comme dans ces passages, rares, de l'existence durant lesquels l'impossible s'invite dans notre ordre établi. L'impossible, ce genre d'invité non convié, non voulu, qui bouscule notre trop confortable façon de voir les choses.
Les gens qui entouraient l'auteur des cris firent ce que toute personne saine d'esprit et voulant le rester aurait fait : elles travestirent ce qu'elles avaient entendu. Elles refusèrent l'impossible. Ainsi se persuadèrent-elles que le cri qui avait fusé et les avait stupéfiées ne signifiait pas ce qu'il signifiait. C'était impossible, plus même, il était ridicule de penser que le tranchant du métal qui avait incisé sa chair ait pu être à l'origine de ces deux syllabes. Ces syllabes avaient plus que certainement été produites par hasard. Cela ne pouvait être autrement.
Ici, s'en convainquirent-elles sans échanger un seul mot, « Assez ! » ne signifiait pas « Assez ! ». Le cri était dû au hasard. Il n'y avait rien à redire. Personne n'avait jamais à leur connaissance crié « Assez ! » à ce passage douloureux de l'existence, et ce qu'ils avaient cru entendre, ils ne l'avaient, pour ainsi dire, pas entendu.
Haussement d'épaules des uns, haussement de sourcils accompagné d'une moue de la bouche des autres et le cri primal fut bientôt oublié.
Parce qu'un nouveau-né ne pouvait pas crier : « Assez ! » au moment où on lui coupe le cordon ombilical. Un nouveau-né ne savait pas parler. Il fallait des années d'expérience pour apprendre le langage des mots.
Tout revint à la normalité alors. La sage-femme de s'occuper du placenta, l'infirmière de confier le bébé à sa mère, le père de remplir son rôle fébrile de spectateur de père et la mère de sortir son sein pour le présenter au bébé. Le bébé de s'endormir d'un sommeil brutal.
Pourtant...
Pourtant, le cri avait bien un sens. Anselme, tel était le prénom improbable du bébé, avait bien exprimé ce qu'il voulait exprimer.
Son cri marquait une saturation, sa venue au monde était un refus.
Telle fut l'extraordinaire et banale naissance d'Anselme parmi les hommes.