Marée blanche
de Caiuspupus
L’archipel des Glénan, minuscules confettis posés sur une étendue de velours turquoise, brille sous le soleil printanier. Joyau scintillant du Finistère Sud, fierté bretonne célèbre dans le monde entier, au point que les Tahitiens eux-mêmes n’hésitent pas à qualifier leur île de “Glénan du Pacifique”...
Au milieu de ce paradis-sur-mer, l’île Saint-Nicolas émerge à peine de l’eau, drapée dans son manteau de sable blond, doux comme une peau de nourrisson. Les flots l’enlacent tendrement, amant éternel, tandis que les vagues aux reflets d’azur murmurent des secrets oubliés, chuchotements que seules les étoiles, complices des nuits sereines comme des nuits agitées, pourraient déchiffrer.
- On se gèle les miches ! On rentre quand ? grogne Georgette de sa voix râpeuse.
Dans le reflet de ses lunettes aux verres fumés, les autres pensionnaires de la maison de repos “Les flots bleus” de Concarneau, approuvent gravement de la tête.
- En plus, la buvette est fermée à cette période de l’année, renchérit-elle, les bras croisés, l’air revêche.
Gwenaëlle, leur guide nature pour cette journée d’excursion, ne se départit pas de sa bonne humeur. Les remarques de Georgette glissent sur son anorak, elle a l’habitude. Toute maison de retraite a sa mamie ronchonne, il faut composer avec. Elle écarte les bras et s’exclame d’une voix joyeuse :
- On vient juste de débarquer, on ne va pas rentrer tout de suite ! Allez, regardez-moi ça ! Ce n’est pas un tableau ? Admirez les bateaux amarrés, le soleil qui brille, ces couleurs et ce tapis de narcisses qui n’attend que nous !
Elle désigne les petites fleurs blanches semblables à du givre, derrière des ganivelles usées par les embruns, flanquées d’un panneau “Ne pas traverser, nature protégée”.
- Il y a deux cents soixante mille bulbes sur cette île ! crie-t-elle pour que sa voix ne se perde pas dans le vent.
- Ah bon, il y a des mous du bulbe payés avec nos impôts pour compter des jonquilles ! rajoute Georgette.
- Des narcisses, Georgette, des narcisses ! corrige Maurice, appuyé sur sa canne.
- Narcisse, c’est pas le Grec qui voulait coucher avec lui-même ? Je comprends que ça t’intéresse !”
- C’est sûr que je vois personne qui voudrait coucher avec toi ! grommelle Maurice sans quitter les yeux de l’horizon.
- Pas étonnant, t’es bigleux comme une paire de couilles sans ses lunettes !
Maryvonne, une petite dame élégante dans sa veste pied-de-poule, intervint avec douceur.
- Vous allez arrêter de vous disputer et d’embêter Gwenaelle ? Elle est gentille, la petite, de nous emmener prendre le bon air iodé ! Ca change des mandalas, des bingos et des séances de Wii qu’on nous impose aux Flots bleus !
Gwenaëlle réajuste sa mêche de cheveux vert menthe et lance un clin d'œil complice à Maryvonne avant de poursuivre.
- Les narcisses des Glénan ne poussent nulle part ailleurs, continue-t-elle. La réserve naturelle a même été créée juste pour protéger cette fleur unique des piétinements. C’est la plus petite réserve de Bretagne, de France, et même du monde !
Elle baisse la voix, comme pour partager un secret
- La légende raconte que des petites fées les cultivent, les arrosent de perles de rosée et les chatouillent avec des paillettes de lune !
- Fadaises ! grommelle Georgette. Nous, on veut rentrer avant de rater "Plus belle la vie", pas écouter des histoires pour gamins.
Soudain, un hurlement perce l’air. Un cri horrible. Les pacemakers crépitent, quelques dentiers volent dans la réserve, Georgette s’accroche au veston de Maurice.
- C’était quoi, ça ? murmure Gwenaëlle, le sourire figé.
- Ca venait de l’autre côté de l’île, répond l’un des pensionnaires. Allons voir !
Gwenaelle se met à courir sur le sentier sablonneux, laisse le groupe ébahi derrière elle et arrive sur la plage la première.
Deux corps gisent devant elle. Une jeune femme en maillot de bain, allongée sur le sable et à côté, ballotté par le ressac, un homme prisonnier d’un filet de pêche, le visage gonflé et violet, le corps couvert de petits crabes et de bernard l’ermite. Gwenaelle plaque sa main contre sa bouche pour se retenir de vomir le muesli de son petit-déjeuner. Elle s’écarte, le visage déformé par une moue de dégoût.
Derrière elle, les pensionnaires arrivent en rangs dispersés.
- Ah gast, c’est mon premier cadavre ! s’exclame Maurice en se lissant la moustache.
- Et en plus, il y en a deux d’un coup ! Deux pour le prix d’un ! ajoute Georgette, en tapotant le corps de l’homme du bout de sa canne.
- T’inquiète pas, tu vas bientôt en être un aussi ! ricane Maurice, les bras croisés.
- Bah, on est tous dans la dernière ligne droite, marmonne Georgette.
- Je la note, celle-là, je la placerai à ton oraison funèbre, s’amuse Maurice.
- La petite a plutôt bonne mine remarque une dame, perplexe.
- L’autre par contre… observe Maurice, en se pinçant le nez.
Des murmures de stupeur parcourent le groupe. Gwenaelle se tient à l’écart, muette, les pensées embrouillées. La sortie nature vient de virer au drame, elle n’a pas été formée pour gérer ce genre d’imprévus. D’une main tremblante, elle triture machinalement son “collier anxiété” composé de billes d’améthyste, de quartz rose et de lépidolite. De l’autre, elle tournicote sa mèche colorée.
- On fait quoi, là ? murmure un pensionnaire.
Gwenaëlle hésite à s’approcher des corps. Ces petites bêtes qui grouillent et grignotent la chair du pauvre homme la terrifient. Et cette odeur…
- Vous n’aviez pas dit que vous êtes docteure ? demande Maryvonne, l’air inquiet.
- Euh, certes, mais je ne sais pas soigner les morts, balbutie-t-elle, les yeux rivés sur le cadavre.
Son doctorat en naturopathie avec spécialisation lithothérapie se révèle hélas inutile dans ces circonstances tragiques. Désemparée, incapable de bouger, elle hausse les épaules et fixe l’horizon.
Un retraité, curieux, s’agenouille près de la jeune fille et lui prend le pouls.
- La petite n’est pas morte, son cœur bat, murmure-t-il, les yeux plissés.
Un soupir de soulagement collectif s'élève, accompagné de murmures.
- Elle est évanouie, ajoute-t-il. Par contre, l’autre, il est mort il y a deux jours exactement.
- Vous êtes perspicace ! s’exclame Gwenaëlle, un sourire timide aux lèvres.
- Normal, avant d’être retraité, j’étais tueur en série, les cadavres, ça me connaît, répond-il avec un clin d’œil malicieux.
Les petits vieux échangent des regards surpris.
- C’était une blague, je vous rassure ! poursuit-il, les mains levées en signe de paix. Je suis policier à la retraite et je sais encore observer les détails.
Il désigne une serviette et un sac de plage, plus loin.
- La jeune femme, dont vous aurez remarqué que le corps est sec, se prélassait là-bas malgré la température printanière, dit-il en montrant une serviette et un sac de plage plus loin. Les Bretonnes ont la couenne épaisse ! Quand elle a vu le cadavre s’échouer, elle a couru vers lui. Les traces de pieds nus ne mentent pas. Ensuite, elle a hurlé et perdu connaissance.
Il se redresse avec un sourire et lance un regard circulaire.
— Qui d’autre qu’elle aurait pu crier ? Il n’y a que nous ici.
Démonstration impeccable, sans bavure, policière ou non. Les rires fusent, soulagés. “Bravo Sherlock !”, s’exclame Maryvonne. Gwenaëlle reprend des couleurs et félicite les gemmes de son collier d’avoir agi sur son humeur.
- Quant à la véritable victime, reprend Sherlock, il s’agit d’un marin-pêcheur, reconnaissable grâce à son pantalon en ciré jaune de la marque Guy Cotten. Vous n’avez pas entendu parler de ce bateau de pêche qui a disparu il y a deux jours au large du Guilvinec ? Voilà son capitaine. Affaire réglée.
Des applaudissements nourris éclatent sur la grève. L’ex-policier exécute des courbettes d’acteur de théâtre, s’éloigne, contourne un rocher et revient pour saluer son public.
- Cela dit, il y a deux fois moins de cadavres qu’on le pensait, mais il en reste quand même, conclut Sherlock.
Un silence passe, rompu par le cri d’un goéland au loin.
- On n’est peut-être pas pressé, mais on va pas le laisser là, sinon il n’en restera plus rien, ajoute-t-il en désignant les crabes affamés.
Gwenaëlle regarde le policier fixement, puis le cadavre, et comprend. D’un doigt tremblant, elle compose le numéro des secours, tandis que certains pensionnaires tentent maladroitement de réanimer la jeune femme et que Georgette, fidèle à elle-même, y va de quelques coups de canne dans les jambes.
Une heure plus tard, une vedette surgit à l’horizon, toutes sirènes hurlantes, elle tranche les vagues avec la précision d’un couteau.
- Finalement, on les aura pas beaucoup vus, les narcisses, ronchonne Georgette.
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