Sombrer dans les flammes
de Hendysen
Les immeubles entre lesquels le Djinn avançait faisaient tous au moins une cinquantaine d’étages, obscurcissant le ciel déjà voilé de pollution. Il avait retenu l’adresse, 12 allée des contre-sorts, où se situait le portail conduisant au cœur de l’ilot d’immeubles, dans la partie la plus sombre de la rue. Il ralentit en atteignant la pancarte noire sur laquelle dansaient lentement les deux chiffres puis s’avança jusqu’au tableau récapitulatif qui permettait aux étrangers de choisir leurs chemins. Ce n’était pas si difficile, il fallait seulement éviter de se tromper car du jardinet jusqu’aux portes factices se trouvait une dizaine de portails différents.
Il avança néanmoins assez vite, goutant la magie du bout de la langue pour s’assurer que cela ressemblait à sa recherche et c’était le cas. Il franchit le voile magique et se retrouva effectivement dans cet immeuble sans fenêtre aucune. Le hall d’accueil l’attendait avec une magnifique nymphe au sourire ravageur qui l’attira en douceur d’un simple regard. Ses yeux bleu nuit étaient à tomber par terre.
- Maître Arkes, nous vous attendions.
Elle se leva et la robe légère qu’elle portait sembla glisser sur son corps pour mieux épouser ses formes alors qu’elle s’avançait sans cesser de lui sourire. Sublime et pas pour lui décida-t-il immédiatement. Quand bien même la lui proposerait-on, il ne saurait que faire de tant de désobéissance. Il ferma le poing sur sa mallette tout en tentant de se rappeler qu’il devait lâcher prise de temps à autre. Malheureusement, le fait de ne toujours pas avoir trouvé un soumis digne de ce nom en plusieurs années le rendait d’autant plus prompt au jugement et à la critique.
Il la suivit jusqu’à une petite salle, un peu isolée, où il pourrait pratiquer son Art. Elle avait été aménagée selon ses demandes. Elle était parfaitement carrée, peinte en noire, avec une seule et unique lumière, une bougie suspendue au centre de la pièce diffusant une lumière jaunâtre et vacillante. Un siège avait été installé, un fauteuil confortable qui répondait également à sa demande.
- Cela vous convient-il, Maître Arkes ?
- Oui.
- Pourrais-je vous demander une faveur ?
Il se raidit et posa ses yeux rouges sur elle sans dire un mot. Elle hésita un instant puis demanda en souriant d’une manière si charmante qu’il eut l’impression que c’était lui qu’elle essayait de faire fondre.
- Accepteriez-vous de faire une séance avec moi ?
Une erreur supplémentaire, bien entendu, mais il n’en attendait pas moins. Lorsque les soumis commettaient des erreurs, c’était souvent suivant une forme de tempo bien particulier et il aurait été étrange qu’elle change de musique aussi rapidement.
- Non. Sortez à présent et envoyez-moi le premier à minuit pile. Essayez de ne pas avoir de retard, je vous prie.
Il se retourna et posa sa mallette au sol, derrière la chaise, l’ouvrit et sortit chacun de ses instruments, un par un. Un simple maléfice des plus enfantins les conduisit jusqu’au mur le plus proche et les y laissa comme suspendus. Lorsque le soumis entrerait, il verrait le Maître, assis sur son fauteuil et les instruments derrière sur le mur. Arkes aimait beaucoup cette image qui parfois arrivait à les figer totalement. Cette simple image les mettait immédiatement en condition. Il n’était pas l’un de ces dominants tout doux qui n’approcheraient jamais un club. Non, lui, il était un dresseur.
À minuit et trente-six secondes, la porte s’ouvrit et un jeune soumis entra en tremblant. Le Maître resta assis, immobile, l’évaluant seulement du regard. Il avait déjà bien parcouru son dossier lorsqu’il l’avait sélectionné. Steen était un jeune soumis de vingt-trois ans, fils d’un grand patron qui désespérait que son fils ainé soit un ange de niveau inférieur, ressentant le besoin de se soumettre pour rester calme et apaisé. Le dominant qu’on lui avait affecté avait été davantage choisi pour qu’il succède et dirige l’entreprise que pour une véritable compétence à soumettre Steen correctement. Un jeune dominant idiot qui avait réussi à braquer totalement son soumis en un rien de temps.
Près de la porte, Steen n’arrivait pas à lâcher les outils du regard. Il tremblait comme une feuille.
- Mon père… Mon père a assuré que vous ne me frapperiez pas.
- Et votre père n’est pas là à présent.
Steen recula d’un pas, se rapprochant de la sortie, les yeux révulsés de panique.
- Ce n’est pas la parole de votre père dont vous avez besoin. De quoi avez-vous besoin, Steen ?
- De… de votre parole à vous ?
- Non. De quoi avez-vous besoin ?
Steen tremblait terriblement, ses ailes blanches étaient complètement contractées dans son dos comme s’il espérait disparaître. Le jeune homme bégaya et voyant qu’il lui laisserait le temps de réfléchir, il se prit à y penser réellement avant de fournir une nouvelle réponse.
- J’ai besoin de vous faire confiance.
- Non. Vous en avez envie, mais votre besoin est ailleurs.
Il y avait quelque chose de profondément apaisant dans la voix froide du Djinn. Il était terriblement calme. Son dominant s’était montré avide, excité parfois, colérique sur la fin, mais ce calme était tout à fait différent. Pour la première fois, il avait affaire à un dominant qui était totalement dans le contrôle de la situation et ce fut ça qui lui permit de comprendre.
- J’ai besoin que vous me soumettiez.
Cela faisait des mois qu’il n’avait plus réussi à se calmer vraiment, toujours sur le qui-vive, empli d’inquiétudes et autres angoisses. Oui, il avait besoin qu’un dominant le soumette et ainsi l’apaise complètement. Normalement ça pouvait se faire le plus facilement du monde, mais à un moment, ça avait dérapé avec son Dominant.
- Très bien. Retirez la totalité de vos vêtements en commençant par vos chaussures, vos chaussettes, puis votre chemise, votre pantalon et en terminant par vos dessous. Pliez-les près de la porte, vous les remettrez avant de sortir.
Il l’observa agir, totalement concentré sur les tremblements de ses doigts. S’il faisait bien son job, ils allaient cesser progressivement et le soumis repartirait en bien meilleur état qu’il n’était arrivé. Lorsqu’il avait choisi la voie du dressage de soumis, il n’avait pas pensé que le plus clair de son travail serait de se montrer rassurant. Lui qui aimait apprendre aux soumis à obéir se devait de faire tout autre chose, une constatation amère qu’il relégua au fond de son esprit pour se concentrer sur Steen.
Le jeune homme était nu, dévoilant l’entièreté de sa peau sombre et toute celle de sa pudeur dans le même temps. Il était à moitié recroquevillé sur lui-même, les mains jointes cachant son petit sexe délicat. On avait pourtant dû le préparer aux demandes minimales qu’une séance avec lui imposait. Tous ces soumis se montraient nus, c’était bien plus pratique pour lire les mouvements de leurs corps et deviner ce qu’ils ne diraient pas.
- Mettez-vous à genou, sous la bougie.
L’angelot hésita un instant, leva les yeux vers la bougie et l’observa en se demandant si elle laisserait couler de la cire sur son dos et à quoi ressemblerait la douleur. Il détourna le regard et marmonna :
- Pas de douleur… s’il vous plaît… Je… Je ne supporterais pas.
- Mettez-vous à genou, sous la bougie. Répéta-t-il tranquillement.
Le soumis leva les yeux et l’observa franchement avant de déglutir et de baisser le regard comme s’il se rappelait qu’observer ainsi un djinn était une mauvaise idée. Lentement, il obéit sans savoir quoi faire de ses ailes. Arkes répondit tout en passant à un tutoiement, l’air de rien.
- Penche-toi, fais une révérence profonde puis décontracte tes muscles et laisse tes ailes reposer de chaque côté de ton corps.
Steen hésita, dans cette position, ce serait facile de briser l’une de ses ailes… mais le dominant n’irait jamais jusque-là, tenta-t-il de se dire. Il obéit à contrecœur, simplement parce qu’il avait réellement besoin qu’on le soumette pour continuer de fonctionner. Il allait devenir fou sans ça.
- Tu vas décontracter tes pieds… tes mollets et ton bassin.
Il laissa passer un silence tout en l’observant obéir puis suivit du regard chaque partie de corps qu’il énumérait jusqu’à ce que Steen soit réellement détendu. Il respirait avec beaucoup de calme à présent.
- Tu vas te soumettre à mon bon vouloir, seulement pour me faire plaisir. Si tu ne sens pas bien tu diras « rempart ». Si tu désires sortir de la pièce, tu diras « donjon ». Et si tout va bien, tu me diras « ciel ».
Ce n’étaient pas les mots qu’il aurait choisis pour un soumis, mais c’était ceux précisés dans le dossier préparatoire qu’il lui avait fait remplir.
- Quand je te le dirai, tu vas prendre une grande inspiration puis bloquer ta respiration afin de garder tout ton air. Quand je te le dirai, tu souffleras jusqu’à ne plus avoir d’air et tu bloqueras ta respiration. Quand je te le dirai, tu inspireras jusqu’à ne plus pouvoir avaler d’air et tu bloqueras ta respiration. Si tu as compris, dis « oui ».
- Oui…
Ce n’était qu’un murmure, mais c’était suffisant.
- Prends une grande inspiration.
Le soumis obéit bruyamment. Arkes compta mentalement, laissant quelques secondes s’égrener jusqu’à atteindre dix, puis lui ordonna de souffler. Il l’observa expirer de plus en plus lentement puis tenter de bloquer son réflexe naturel de prise d’air qu’il lui offrit au bout de deux petites secondes. Et il recommença, encore et encore et encore jusqu’à le laisser étourdit.
- Écarte les bras le long de tes ailes, visage toujours au sol.
Steen obéit sans trop d’hésitation et durant l’heure qui suivit les ordres s’enchaînèrent sans le moindre relâchement. Le contrôle réclamé par Maître Arkes était complet, il concernait chaque parcelle de son corps, chacun de ses muscles et chacune de ses actions toutes anodines soit-elle. Très lentement, le soumis arrêta de penser, arrêta de se méfier pour seulement suivre les ordres qui étaient toujours détaillés et clairs pour l’empêcher d’avoir la moindre décision à prendre. Cela se résumait à obéir ou pas et bientôt, cela se résuma juste à obéir.
Un contact doux vient toucher sa tête et il ne sursauta pas. Il laissa son dominant toucher son corps, glisser le long de son dos puis de ses ailes tout en poursuivant la litanie de demandes. Bientôt Arkes ponctua chacune de ses demandes inutiles d’une petite pression sur son corps, presque rien en vérité. Il faudrait sans doute plusieurs séances pour le réhabituer à un contact rude.
- C’est très bien. Où es-tu dans ton château ?
- Dans le ciel, maître.
- Très bien, tu vas rester dans le ciel alors et continuer de m’obéir.
Il jeta un coup d’œil au temps qu’il lui restait à l’aide d’un sortilège simple, il pouvait encore se permettre de le laisser flotter dans ses sensations un moment avant de le faire redescendre. Il retourna s’asseoir et donna son dernier ordre réel de la séance :
- Couche-toi à mes pieds.
Steen obéit, se glissant contre ses chaussures et frôlant ses tibias. Il resta là, à flotter dans son esprit, totalement apaisé, installé dans une forme d’espace intérieur où il n’avait plus la moindre crainte. Arkes aimait toujours observer ses soumis lorsqu’ils arrivaient dans un tel état, il trouvait cette forme d’abandon simplement magnifique. C’était malheureusement un état fragile et qui pouvait s’avérer dangereux. Un soumis était capable de dépasser la totalité de ses limites sans y prendre garde, voire en réclamant pour en avoir plus, sans comprendre le risque de blessures bien réel. Cette partie-là ne l’inquiétait pas du tout, c’était à lui de la gérer. L’autre partie par contre pouvait s’avérer moins évidente, au moment de reprendre contact avec la réalité, le soumis pouvait paniquer à l’idée de s’être ainsi abandonné, à l’idée de ne pas avoir surveillé ses erreurs ou même d’avoir moins bien écouté car un temps de latence de plus en plus important pouvait être observé. C’était le moment où il devait parvenir à se faire totalement rassurant, quitte à mentir et à affirmer au soumis qu’il avait été parfait. Aucun soumis n’était jamais parfait, certains étaient moins mauvais que d’autres, mais personne n’avait su le satisfaire pour autant.
L’heure de fin de la séance arrivant, il se pencha pour caresser tendrement le dos du soumis qui ne se tendit absolument pas sous ses doigts. À ce stade-là, il aurait pu le blesser et lui faire mal sans aucune difficulté, mais ça n’aurait pas été une bonne idée, pas pour la séance suivante qu’elle ait lieu avec lui ou avec l’un de ses confrères.
- Steen.
Il attendit un instant et redressa l’angelot sans lui donner le moindre ordre, c’était important à partir de cet instant pour ne pas le replonger plus profondément dans son espace mental. Il le força à s’installer sur ses genoux et tranquillement frotta son bras et son dos pour le réchauffer. Nu et immobile, il s’était lentement, refroidi. Un sort de maintien de température l’avait empêché de prendre trop froid, mais ce n’était pas toujours suffisant.
- Steen ?
Le jeune ange papillonna des yeux et mâcha dans le vide, passant sa langue épaisse et chaude sur son palais avant de répondre en hésitant :
- Oui ?
- Est-ce que vous voulez bien revenir ? demanda-t-il en repassant au vouvoiement.
- Non…
- Je vais vous tenir, vous ne risquerez rien du tout et nous allons parler quelques minutes d’accord ?
- Je… oui… oui, je suppose.
- Très bien. Vous êtes vraiment parfait. Vous vous êtes très bien débrouillé, je suis fier de vous.
La félicitation eut l’air de le surprendre et il baissa les yeux sur ses genoux, se rendant soudain compte qu’il était dans ses bras. Comment était-il arrivé là ? Il ne s’en souvenait plus.
- Vous devriez être très content de votre séance, vous avez su me satisfaire.
- Vous… Vous ne m’avez pas fait mal ?
- Non, je ne vous ai pas fait mal.
- Merci… Merci beaucoup.
Le soumis revenait très lentement à lui et Arkes le garda dans ses bras jusqu’à le sentir pleinement conscient.
- Vous aurez besoin de plusieurs séances.
- Pour… pour reprendre normalement ?
- Pour reprendre des séances respectueuses, votre père a assuré qu’il vous trouverait un dominant digne de ce nom. Quelqu’un d’un peu plus âgé peut-être.
- Vous ?
- Non, pas moi.
- Mais… je vous ai satisfait ?
- Oui, vous avez été très satisfaisant. Seulement, je ne suis pas le partenaire idéal pour vous. Vous trouverez mieux que moi. Dis-moi, où êtes-vous dans le château maintenant ?
- Sur la terre ferme, Maître.
- Parfait, encore une fois. Maintenant vous pouvez suivre mes instructions, vous rhabiller et sortir. Allez en salle de repos et dormez.
Steen hésita un instant puis obéit doucement avec un reste de bien-être qui ne partirait pas avant plusieurs jours au moins, il pouvait l’espérer. Avant de refermer la porte derrière lui, il murmura un « merci » sincère qu’il n’aurait pas cru pouvoir prononcer en fin de séance.
Arkes attendit que la porte soit correctement close pour pousser un soupir, récupérer une bouteille d’eau dans sa mallette et se désaltérer un peu. Il détestait travailler avec les anges et encore plus sur des dossiers de changement de dominant. Ils s’attachaient trop vite à n’importe qui. Ça ne pouvait que leur jouer de vilains tours.
Lorsque le suivant entra, il était prêt à l’accueillir, confortablement installé dans son fauteuil, une badine déjà prête à l’emploi dans les mains.
Table des matières
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